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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXX«  ANNÉE.  —  SECONDE  PÉRIODE 


TOME   XXV.   —   1er   j^^jviER    1860. 


PARIS.   —   IMPRIMERIE   DE    î.    CLAYE 

lUI    SAIMT-BENOIT,    7 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXX«  ANNÉE.   —  SECONDE    PÉRIODE 


TOME  YINGT-CINQUIÈME 


PARIS 


BUREAD  DE  LA  REVUE  DES   DEDX   MONDES 

RDE    SAINT-BENOIT,    20 

1860 


AV 


UNE 


RÉFORME  ADMINISTRATIVE 


EN    AFRIQUE 

1858  —  1859. 


I. 

DES  CONDITIONS  DE  NOTRE  ÉTABLISSEMENT  COLONIAL. 


Peu  de  spectacles  m'ont  intéressé  dans  ma  vie  autant  que  celui  que 
présentait  au  début  de  l'automne  de  1858  la  capitale  de  nos  posses- 
sions africaines,  et  auquel  m'a  fait  assister  le  hasard  d'un  séjour 
très  involontaire.  Je  ne  voudrais  pas  jurer  que  la  surprise  ne  fût  pas 
pour  quelque  chose  dans  mon  plaisir,  car  en  quittant  la  France, 
fort  malgré  moi  et  pour  des  raisons  assez  pénibles,  j'avais  fait  mon 
sacrifice  tout  entier  et  ne  m'attendais  guère  à  en  être  récompensé. 
Alger,  l'avouerai-je  à  ma  honte?  ne  m'inspirait  que  fort  peu  de  cu- 
riosité. L'Afrique  française  ne  rappelait  à  ma  pensée  que  des  com- 
bats très  sanglans  dont  le  souvenir  était  déjà  fort  effacé,  des  salles 
de  l'exposition  universelle  assez  peu  remarquables  pour  un  igno- 
rant, par-dessus  tout  des  lectures  ingrates,  des  articles  de  journaux 
très  ennuyeux,  des  questions  ardues  d'économie  politique,  de  douane 
et  d'agriculture  auxquelles  beaucoup  d'efforts  n'avaient  jamais  réussi 
à  me  rien  faire  comprendre.  Je  partais  de  plus  sous  une  impression 
de  langueur  qui  était  à  ce  moment  fort  générale,  car,  je  ne  sais  si 
on  s'en  souvient,  la  France,  si  vivement  distraite  depuis  lors,  était, 


6  BEVUE  DBS   DEUX   MONDES. 

eo  octobre  1858,  entrée  dans  une  de  ces  défaillances  d*ennui,  ma- 
ladie périodique  chez  elle,  et  dont  elle  sort  habituellement  par  des 
tnûteoieiis  brusques  qui  lui  coûtent  fort  cher.  Le  déclin  des  aflaires' 
coaunereÎBles,  le  dégoût  et  l'absence  des  discussions  politiques, 
ttwt  contribuBÎt  également  à  suspendre  toute  espèce  d'animation. 
Je  m'embarquais  donc  la  tristesse  dans  l'âme,  et  bien  que  laissant 
Teonui  derrière  moi,  je  pensais  qu'il  saurait  prendre  les  devans 
pour  m'attendre  au  port. 

Men-"*  puissance  du  ciel  du  midi!  Lorsque,  le  25  octobre 
BU  maiif  .  -  une  traversée  monotone  et  pluvieuse,  les  premiers 
rayons  d'un  soleil  ardent  vinrent  se  réfléchir  sous  mes  yeux  contre 
les  crêtes  blanches  de  la  ville  mauresque,  je  sentis  tout  renaître  en 
moi,  la  curiosité  comme  le  courage.  Le  paquebot  des  Messageries 
impMalrs  nous  débarquait  sur  le  quai,  au  pied  d'un  rocher  à  pic, 
contre-fort  naturel  surmonté  par  les  voûtes  de  maçonnerie  qui  sou- 
tiennent la  place  du  Gouvernement.  On  ne  demeure  guère  à  Alger 
que  sur  cette  place  ou  aux  environs.  Pour  nous  rendre  à  l'endroit  où 
nous  devions  loger,  nous  avions  le  choix  ou  de  faire  un  immense 
détour,  afm  de  trouver  une  rampe  douce  le  long  des  bâtimens  de  la 
douane  et  de  la  marme,  ou  d'eplever  en  quelque  sorte  la  position 
d'assaut  en  grimpant  une  sorte  d'escalier  assez  raide  formé  de  gra- 
dins fort  délabrés.  11  n'était  que  cinq  heures  du  matin;  mais  comme 
il  n'y  avait  eu  Tau-  ni  un  nuage,  ni  une  brise,  la  chaleur  était  déjà 
suffocante.  Nous  primes  pourtant  gaiement  le  dernier  parti,  tant  l'on 
éprouve  de  plaisir  et  l'on  se  sent  de  force  à  marcher  en  quittant  cet 
éHment  perfide  où  la  marche  est  si  difficile.  Nous  gravîmes  donc  la 
MMMée  de  la  Pêcherie,  fort  bien  appelée  de  ce  nom,  car  ce  n'est, 
au  fond,  que  le  irrand  marché  au  poisson  de  la  ville.  A  cliaque  pas, 
''  ir  les  établis  des  commerçans  en  plein  air  qui 

,  __:    pour  y  camper  avec  leur  magasin  ambulant. 
'  ^  presque  tous  des  émigrés  de  ces  bienheureuses  popula- 

u«»!is  ue  rEuro|>c  méridionale,  à  qui  le  bruit  est  nécessaire  pour 
r'wrr.  î^  longue  cape  de  laine  rouge  et  le  petit  chapeau  de  velours 
Il  noir  permettaient  bien  de  distinguer  le  marinier  d'Amalfi 
'    Majorrjue  ou  de  Valence;  mais  nul  n'aurait  pu  dire  si  les 
^  et  confus  dont  ils  assourdissaient  nos  oreilles  avaient 
'  d'appartenir  à  l'Italie  ou  à  l'Espagne.  Fort  peu  émues 
'  ir.V.nnrinent,  quelques  vieilles  négresses,  coifl'ées  d'un 

i  <  ouleurs  très  voyantes,  dormaient  à  côté  d'un 
p*  («ifiiMn^rde  fruim  ou  de  légumes  qu'elles  semblaient  avoir  placé 
|||P^r  raequil  de  leur  conscience  et  sans  aucun  souci  d'en  tirer  le 
«•jw^ro  profit.  Des  Arabes  enveloppés  de  leur  burnous  descen- 
«Wwii  dr  U  ville  i  pas  Amptés,  ou  s'accroupissaient  le  long  de 


UNE    REFORME    ADMINISTRATIVE»  EN    AFRIQUE.  7 

quelques  pans  de  murs  avec  une  gravité  affectée,  comme  s'ils  eus- 
sent voulu  montrer  combien  ce  tumulte  européen  leur  paraissait  de 
mauvais  goût.  A  mesure  que  nous  approchions  du  sommet,  deux 
monumens  de  nature  très  différente  s'offraient  plus  nettement  à  nos 
regards  :  à  gauche  (sur  la  place  du  Gouvernement),  la  statue  de 
M.  le  duc  d'Orléans,  de  Marochetti,  dans  ce  correct  uniforme  d'offi- 
cier-général et  dans  cette  pose  académique  que  chacun  connaît; 
à  droite,  le  minaret  de  la  mosquée  hanéfite,  agréable  échantillon 
d'architecture  mauresque  faisant  scintiller  au  soleil  l'éclatante  blan- 
cheur de  ses  pierres  granulées. 

Il  y  avait  sans  doute  dans  ce  bizarre  mélange  matière  à  regarder 
et  à  réfléchir.  Qu'on  rie  cependant,  si  l'on  veut,  de  ce  que  peut  pro- 
duire une  préoccupation  habituelle  et  obstinée.  Parmi  tant  d'ob- 
jets confus  et  nouveaux  qui  éblouissaient  et  surprenaient  mes  re- 
gards, j'eus  encore  la  présence  d'esprit  nécessaire  pour  discerner 
une  petite  affiche  collée  sur  un  pilier,  et  portant  l'annonce  d'une  pu- 
blication nouvelle,  le  Gouvernement  de  l  Algérie ^  ce  qu'il  est,  ce  qu*iî 
doit  être.  Ce  titre  me  surprit,  et  plus  que  toute  chose,  plus  encore 
que  le  costume  des  passans  ou  l'architecture  des  maisons,  m'avertit 
que  je  n* étais  plus  en  France.  En  France  en  effet  (au  moins  depuis  que 
l'ordre  est  rétabli  dans  les  esprits),  en*matière  de  gouvernement  ce 
qui  est  doit  être,  et  ce  qui  doit  être  est.  C'est  chose  entendue  :  per- 
sonne ne  se  permettrait,  sinon  de  penser,  au  moins  de  dire  le  con- 
traire, et  la  presse  surtout,  dûment  avertie  (ne  voyez  ici,  je  vous 
prie,  aucun  jeu  de  mots),  ne  se  permet  pas  de  contester  cette  maxime. 
Vous  figurez-vous  quel  effet  produirait  sur  les  murailles  de  Paris 
cette  affiche  :  le  Gouvernement  de  la  France,  ce  qu'il  est  et  ce  qu*il 
doit  être!  Ou  le  scandale  des  passans,  ou  quelque  autre  moyen  aussi 
expéditif  aurait  vite  fait  disparaître  un  prospectus  si  malencontreux. 

J'étais  donc  averti  par  là  même  que  j'allais  trouver  en  Algérie 
une  latitude  de  discussion  que  je  n'avais  pas  laissée  sur  l'autre  bord 
de  la  Méditerranée.  Tout  ce  que  je  vis  et  entendis  pendant  les  jours 
suivans  me  confirma  dans  cette  pensée.  Conversation ,  publica- 
tions, tout  me  parut  porter  le  caractère  d'une  vivacité  et  d'une  har- 
diesse auxquelles  je  n'étais  plus  accoutumé.  J'entendais  discuter 
tout  haut  dans  les  rues  les  actes  de  l'administration  de  la  colonie, 
en  appelant  les  choses  par  le  nom  qu'elles  portent  dans  le  vocabu- 
laire et  les  hommes  par  celui  qu'ils  ont  reçu  au  baptême.  Chaque 
matin,  deux  journaux,  représentant  la  résistance  et  le  mouvement, 
la  conservation  et  l'opposition,  établissaient  sur  les  intérêts  algé- 
riens un  débat  en  règle,  qui  ne  semblait  contenu  par  aucune  limite, 
même  pas  toujours  par  celles  de  la  politesse.  Il  y  eut  même  un 
instant,  Dieu  me  pardonne,  une  petite  assemblée  dont  les  séances 


BSrUB   DES   DEUX   MOTIDES. 

étaient  rapportées  par  la  presse  avec  accompagnement 
de  plaisiiiteries  et  de  commentaires.  £n  un  mot,  c'était  le  régime 
parlementaire  au  petit  pied.  Je  croyais  rêver  ou  rajeunir. 

Dne  singularité  nuisait  pourtant  à  T^xactitude  de  cette  reproduc- 
tion et  empêchait  la  miniature  de  ressembler  tout  à  fait  à  T original. 
Dans  cette  guerre  faite  aux  pouvoirs  existans  et  soutenue  par  eux, 
l'attaque  semblait  jouir  d'une  liberté  qui  était  refusée  à  la  défense. 
La  presse  assaillante,  celle  qui  demandait  la  réforme  complète  et 
radicale  de  tout  le  régime  en  vigueur  dans  la  colonie,  avait  le  verbe 
haut  et  les  coudées  franches;  elle  abordait  la  question  de  front, 
incriminait  nominativement  les  administrateurs,  recevait,  provo- 
quait même  les  dénonciations  des  administrés,  faisait  peser  tantôt 
sur  les  individus,  tantôt  sur  les  institutions  en  masse  les  plus  graves 
et  parfois  les  plus  injurieuses  imputations.  Les  conservateurs  au 
contraire  avaient  le  langage  timide,  et  ne  répondaient  qu'à  mots 
couverts,  par  des  insinuations  détournées  et  des  réticences  signifi- 
catives. Évidemment  la  lutte  n'était  pas  égale,  et  les  conditions  en 
éuûent  troublées  par  ce  qu'on  appelait  dans  le  bon  temps  du  ré- 
gime constitutionnel  une  influence  extra-parlementaire.  Je  ne  fus 
pas  longtemps  sans  être  mis  dans  le  secret  de  cette  bizarrerie.  C'é- 
tait de  Paris,  et  non  d'Algef,  que  se  faisait  sentir  cette  force  étran- 
gère et  supérieure  qui  soutenait  l'opposition  et  décourageait  la 
réstHtance.  11  n'y  avait  pas  longtemps  en  effet  qu'une  modification 
importante  venait  d'être  opérée  au  sommet  même  du  pouvoir  qui 
présidait  aux  destinées  de  l'Algérie.  Le  poste  de  gouverneur-géné- 
ral, dont  la  résidence  était  à  Alger,  avait  été  supprimé.  A  sa  place, 
un  nouveau  ministère  était  créé  à  Paris,  réunissant  dans  ses  attiû- 
botions  l'Algérie  et  toutes  les  colonies  françaises  d'outre-mer,  et  ce 
n'était  pas  seulement  le  siège,  c'était  la  nature  même  du  pouvoir 
et  la  qualité  de  son  représentant  qui  changeaient.  Jusque-là  le  gou- 
verneur-général avait  toujours  été  un  militaire  et  le  chef  même  de 
Tannée  d'Afrique.  Le  nouveau  ministre  était  un  prince  dont  la  jeu- 
oeeie  ne  e'était  |>oint  passée  dans  les  camps,  et  qui  n'avait  figuré 
qu'acddentellement  a  la  i.  i.»  d'un  corps  d'armée.  Cette  substitution 
était  Kra?e:  on  s'alU'iulait  généralement  qu'elle  ne  serait  pas  la 
•eûle,  et  que  de  la  téu»  la  réforme  passerait  aux  membres.  L'ad- 
muiittratloo  âncienu-  mpreinte  de  l'influence  de  l'armée,  aur 

rail  une  eompoeitiou  .  i  ^.-i.iit  inspirée  d'un  esprit  moins  miliuiires. 
L41  régime  du  sal)rc  finissait;  le  jour  du  pouvoir  civil  éUiit  venu. 
W  était,  diraient  les  gens  bien  informés,  le  dessein  du  prince-mi- 
Mitra.  En  attendant,  l'ancienne  administration,  déjà  altérée  dans 
•ra  traita  eraentieb»  ee  croyait  donc  condamnée  d'avance,  et  ne 
plus  que  mollement  des  prérogatives  conservées  seule- 


UNE    REFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  9 

ment  à  titre  provisoire.  Ses  adversaires  se  vantaient  de  posséder  la 
pensée  intime  du  chef  suprême  et  faisaient  croire  à  des  confidences 
par  la  vivacité  de  leur  reconnaissance  et  de  leurs  hommages.  L'état 
que  j'avais  sous  les  yeux  n'était  donc  pas  tout  à  fait  la  liberté  mal- 
gré l'apparence  à  laquelle  je  m'étais  d'abord  laissé  prendre,  c'était 
plus  et  c'était  moins  :  c'était  un  mouvement  d'innovation  radical 
qui  partait  du  pouvoir  supérieur,  et  pouvait,  s'il  durait  trop  long- 
temps sans  aboutir,  dégénérer  en  anarchie. 

Quelles  causes  avaient  amené  une  situation  si  irrégulière?  En 
quoi  avait  démérité  l'administration  ainsi  ostensiblement  désavouée 
par  son  supérieur  naturel?  Qui  avait  raison  ici,  de  l'accusateur  ou  de 
l'accusé?  La  lutte  engagée  sous  nos  yeux  était-elle  la  vieille  lutte  de 
la  routine  et  du  progrès,  ou  la  lutte  non  moins  ancienne  de  la  sage 
expérience  contre  l'esprit  d'aventure?  11  m'eût  été  difficile  de  ne  pas 
me  poser  toutes  ces  questions  ;  tous  les  échos  les  renvoyaient  à 
mes  oreilles ,  et  dans  les  cafés  comme  dans  les  corps  de  garde  on 
ne  parlait  guère  d'autre  chose  ;  mais  il  n'était  pas  beaucoup  plus  aisé 
pour  un  novice  de  les  résoudre,  car  les  opinions  les  plus  contraires 
se  disputaient  le  terrain  à  l'aide  des  assertions  les  plus  contradic- 
toires. Les  lecteurs  de  la  Revue  ont  déjà  été  mis  au  courant  du  côté 
le  plus  délicat  et  le  plus  complexe  de  ces  problèmes  par  un  écri- 
vain distingué  qui  n'a  peut-être  qu'un  tort,  celui  de  connaître  trop 
bien  dans  le  détail  les  affaires  de  f  Algérie  pour  se  donner  la  peine 
d'en  expliquer  suffisamment  les  généralités  aux  ignorans  d'outre- 
mer. Après  ce  jugement  d'un  homme  compétent,  mais  qui  par  cela 
même  a  son  opinion  depuis  longtemps  faite,  le  coup  d'oeil  plus  su- 
perficiel, mais  plus  libre  peut-être,  d'un  spectateur  curieux,  venu 
sans  prévention,  et  ne  s'étant  donné  d'autre  peine  que  d'ouvrir  ses 
yeux  et  ses  oreilles,  peut  aussi  avoir  son  utilité.  Il  s'agit  d'ailleurs 
d'intérêts  graves  où  la  France  a  engagé  à  longue  échéance  une  bonne 
partie  de  sa  puissance,  de  sa  richesse  et  de  sa  gloire  :  on  ne  saurait 
lès  envisager  à  trop  de  reprises  et  sous  trop  de  faces.  Ces  intérêts 
se  plaignent  volontiers  d'être  oubliés  et  méconnus;  on  ne  saurait 
faire  trop  souvent  en  leur  nom  appel  à  l'attention  publique.  Que  la 
patience  du  lecteur  nous  permette  donc  de  revenir  sur  des  points 
qu'il  connaît  peut-être,  et  même  de  le  reprendre  d'un  peu  haut.  Je 
parle  spécialement  à  ceux  qui,  comme  moi  naguère,  ont  toute  leur 
éducation  à  faire  et  sont  obligés  de  tout  apprendre  pour  comprendre 
quelque  chose.  Je  leur  promets  pourtant  de  ne  remonter  que  jus- 
qu'au déluge,  et  de  les  ramener  très  promptement. 


10  lETUB  DES  DEUX  MONDES. 


I. 


En  lisant  rhisloîre  déjà  longue  de  notre  domination  en  Algérie, 
eonnie  en  examinant  les  traces  déjà  profondes  qu'elle  a  laissées  sur 
le  8dI«  on  est  frappé  du  mélange  de  persévérance  et  d'incertitude 
qoB  les  divers  gouvernemens  de  la  France  ont  porté  dans  cette 
grande  entreprise  :  persévérance  dans  l'effort,  incertitude  dans  le 
but.  Je  ne  parle  pas  seulement  de  l'indécision  si  longtemps  funeste 
qui  présida  à  la  conduite  de  nos  opérations  militaires  :  on  sait  com- 
bien de  tactiques  différentes  furent  essayées  avant  que  l'Afrique  eût 
produit  son  grand  général  et  enfanté  sa  véritable  armée;  l'on  peut 
compter  encore  de  lieue  en  lieue,  sur  la  route  de  Gonstantine  et  dans 
les  gorges  de  l'Atlas,  les  étapes  de  toutes  nos  fausses  démarches, 
marquées  par  le  sang  de  nos  soldats.  Je  ne  parle  pas  seulement  non 
plus  des  confuses  délibérations  qui  s'élevèrent  si  souvent,  dans  nos 
conseils  de  gouvernement,  sur  les  limites  qu'il  convenait  d'imposer 
à  notre  domination.  L'occupation  restreinte  et  l'occupation  étendue 
faisaient  alors  tous  les  frais  du  débat;  l'une  et  l'autre  ont  été  sin- 
gulièrement dépassées,  et  la  plus  étendue  d'alors  paraîtrait  aujour- 
d'hui terriblement  restreinte.  Je  ne  parle  pas  enfin  davantage  de 
toutes  les  révolutions  qu'a  subies  l'organisation  intérieure  de  l'Al- 
gérie, et  de  ces  volumes  de  décrets  dont  la  collection  effraie,  mais 
dont  la  lecture  est  heureusement  inutile,  parce  que  chaque  page  a 
pris  soin  d'effacer  et  d'annuler  la  précédente.  Ce  qui  est  peut-être 
plus  singtdier,  c'est  que  le  doute  ait  porté  non -seulement  sur  la 
manière  de  s'y  prendre  pour  atteindre  le  but,  mais  sur  le  but  même 
qu'on  se  proposait,  c'est  que  pendant  bien  des  années  il  n'y  ait  pas 
eu  parmi  les  juges  les  plus  compétens  deux  personnes  pleinement 
d'accord  sur  le  parti  qu'on  pouvait  tirer  de  nos  possessions  africai- 
nes, et  qu'aujourd'hui,  après  tint  de  sang  répandu,  d'espace  con- 
quis, de  lois  faites  et  de  livres  écrits,  beaucoup  de  confusion  et  d'in- 
certitude règne  encore  à  ce  sujet  dans  l'esprit  public. 

Cette  singularité  s'explique  par  ce  qu'il  y  eut  d'accidentel  et  d' ar- 
bitraire dans  révénement  qui  a  fait  tomber  l'Afrique  septentrionale 
•ons  notre  empire.  Un  point  d'honneur  a  porté  nos  armes  sur  cette 
plage,  un  point  d'honneur  les  y  a  retenues  et  disséminées  sur  deux 
eents  \knnm  de  UTritoin?;  mais  de  projet  de  conquête  et  d'espérance 
deprofil,  il  n'y  iMi  avait  rmlle  trace  dans  l'esprit  de  ceux  qui  diri- 
ijwwit  la  premi*  rujon  et  qui  en  recueillirent  les  premiers 

milts.  Ce  ne  fut  in  %  .nu  «l'aucun  plan  arrêté  ni  même  pour  répondre 

Lr^S^ilîî^*  '  V*'"^  'ï****  *^  France  s'engagea  dans  une  entreprise 
Où  eue  reaeootrait  l'inconnu  en  toutes  choses,  hommes,  sol  et  cli- 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN   AFRIQUE.  li 

mat'.  Dans  la  nuit ,  surtout  quand  on  ne  sait  pas  bien  où  on  veut  al- 
ler, il  est  naturel  d'hésiter,  d'errer  beaucoup  et  de  revenir  plus 
d'une  fois  sur  ses  pas.  N'ayant  aucun  système  préconçu,  on  fut  à  son 
aise  pour  les  essayer  tous,  les  abandonner  et  les  reprendre,  en- 
semble ou  successivement  :  irrésolution  d'autant  plus  naturelle  que, 
dans  quelque  voie  qu'on  s'engageât,  quelque  usage  qu'on  essayât  de 
faire  du  territoire  conquis,  on  rencontrait  des  difficultés  inattendues 
et  à  la  première  apparence  insurmontables.  Présenter  le  tableau 
complet  de  ces  difficultés  de  manière  à  les  embrasser  d'un  coup 
d'œil,  c'eût  été  peut-être  alors  faire  acte  de  mauvais  citoyen,  en 
décourageant  les  efforts  d'une  armée  et  d'une  administration  géné- 
reuses. Aujourd'hui  la  France  a  reçu  et  donné  tant  de  gages  sur  le 
sol  de  l'Afrique  que  le  découragement  n'est  plus  à  craindre.  Aujour- 
d'hui d'ailleurs  beaucoup  des  obstacles  sont  surmontés,  et  la  France 
voit  déjà  poindre  le  jour  qui  justifiera  et  récompensera  sa  persévé- 
rance. Un  tel  exposé,  loin  d'être  dangereux,  peut  donc  être  utile  pour 
aider  à  mesurer  le  chemin  parcouru,  les  fautes  commises,  les  pro- 
grès obtenus  et  la  tâche  qui  reste  encore  à  accomplir.  Poser  nette- 
ment quelles  étaient  au  début  de  l'opération  les  obscures  données  du 
problème,  c'est  la  meilleure  manière  de  vérifier  les  erreurs  com- 
mises dans  le  calcul  et  les  pas  qui  ont  été  faits  vers  la  solution. 

Il  fut  un  temps  où  l'usage  à  faire  d'une  conquête  n'était  pas  ma- 
tière à  longue  délibération  :  il  y  en  avait  un  tout  simple,  qui  se 
présentait  tout  naturellement,  et  dont  le  résultat  était  habituelle- 
ment profitable.  Les  vainqueurs  accouraient  en  masse  et  prenaient 
individuellement,  chacun  pour  son  compte,  possession  d'un  lot  du 
sol  conquis.  Le  vaincu,  spolié,  réduit  en  servitude  ou  en  vasselage, 
ne  conservait  le  plus  souvent  que  le  droit  de  cultiver  pour  autrui  la 
terre  que  le  sort  des  armes  lui  avait  enlevée.  De  nouveaux  proprié- 
taires, s' installant  ainsi,  au  nom  de  la  force,  sur  des  sillons  qu'ils 
trouvaient  creusés  et  dans  des  bâtimens  qu'ils  trouvaient  construits, 
formaient  à  la  surface  du  pays  une  population  enrichie  et  puissante, 
qui  ne  tardait  pas  à  y  prendre  racine.  Personne  dans  l'antiquité  ne 
s'avisait  de  contester  la  légitimité  d'un  tel  usage  de  la  conquête,  et 
Rome  elle-même,  la  conquérante  habile  et  modérée  par  excellence, 
l'adoucit  en  pratique,  sans  l'abandonner  jamais  en  principe.  Ses  co- 
lonies militaires,  petites  places  fortes  élevées  au  sein  des  provinces 
soumises,  dotées  de  biens-fonds  à  leurs  dépens,  s'élevaient  comme 
autant  de  témoins  d'un  droit  qui  cédait  devant  la  politique,  mais 
non  devant  la  justice.  L'Évangile  même,  commenté,  il  est  vrai,  par 
les  Barbares,  ne  fit  point  disparaître  cette  brutale  interprétation  du 
droit  de  conquête,  et  l'invasion  germaine  au  contraire  en  fut  l'écla- 
tante consécration.  La  dépossession  du  sol  devint  plus  que  jamais 


%f  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rapaoftge  du  vainqueur.  La  vieille  Europe  fut  à  plusieurs  reprises 
dépeuplée  cl  repeuplée  de  cette  étrange  manière,  et  c'est  à  la  der- 
iiièra  opération  de  cette  nature  qu  elle  ait  subie  sur  une  grande 
échelle  que  l'Angleterre  doit  Theureux  mélange  de  ses  races  diverses 
^  la  physionomie  originale  de  son  histoire. 

Les  pi^oédens  en  ce  genre  ne  manquaient  point  sur  la  terre  d*Afri- 
<|iie.  Romains,  Vandales,  Arabes  et  Turcs  s'étaient  rapidement  suc- 
cédé, tour  à  tour  spoliateurs  et  spoliés,  héritant  de  richesses  ou  de 
rainée,  de  travaux  ou  de  dévastations.  Sans  le  coup  de  vent  qui 
le  cbiasa  de  la  côte,  Charles  -  Quint  réservait  certainement  le 
aènie  eort  aux  compagnons  de  Barberousse  :  aucun  scrupule  n'au- 
rait retenu  des  Espagnols  du  xvi^  siècle,  qui  avaient  fait  leur  ap- 
prentissage de  conquérans  dans  le  Nouveau  -  Monde.  Je  ne  vou- 
drai même  pas  jurer  que ,  si  Louis  XIV  eût  accompli  sur  Alger 
les^  menaces  que  Bossuet  faisait  entendre  du  haut  de  la  chaire, 
U  se  fût  montré  plus  réservé.  Mais  tel  était  le  changement  produit 
dans  les  idées  par  le  développement  naturel  d'une  civilisation  chré- 
tienne, que  le  !•' juillet  1830,  quand  le  maréchal  de  Bourmont  put 
contempler  des  hauteurs  de  la  Casbah  les  élégantes  villas  qui  par- 
semaient déjà  les  coteaux  de  Mustapha  et  les  pentes  ombragées  du 
Sahel,  la  pensée,  j'Bn  suis  sûr,  ne  vint  ni  à  lui  ni  à  son  état-major 
qu'ils  pourraient  aller  s'y  installer  à  aussi  bon  droit  que  Brian  de 
Bois-Guilbert  sous  le  toit  de  Cédric  le  Saxon.  Peu  de  jours  avant, 
dit-on,  quelques  Turcs,  désirant  fléchir  le  courroux  du  vainqueur 
et  sauver  leur  patrie  de  la  ruine,  avaient  fait  offrir  sous  main  la 
tète  du  dey,  et  ne  comprirent  pas  trop  pourquoi  le  roi  de  France 
ne  se  montrait  pas  jaloux  de  recevoir  ce  genre  de  satisfaction.  Ces 
ardens  patriotes  durent  être  encore  bien  plus  surpris  lorsqu'ils  lurent 
dans  Tarticle  5  de  la  capitulation  que  «  la  liberté  de  toutes  les  classes 
d'habitans,  leur  religion,  leurs  propriétés,  leur  commerce  et  leur 
industrie  ne  recevraient  aucune  atteinte.  »  Le  moyen  de  comprendre 
ce  que  fenaleot  faire  des  gens  qui  se  mettaient  en  campagne  à  tra- 
jets les  mers  sans  vouloir  pour  leur  peine  ni  sang  ni  argent,  sans 
se  soucier  de  tirer  ni  profit  de  leurs  prises  ni  vengeance  de  leurs  in- 
Juresl 

Quoi  qu'il  en  soit,  que  l'honneur  en  revienne  à  la  France  et  à 
sss  rsprftsentans,  U  demeura  bien  entendu  dès  le  premier  jour  que 
la  cooquéte  de  l'Afrique  était  uno  conquête  non  à  la  manière  an- 
clntte«  nab  à  la  moilo  nouvelle  de  l'Europe,  c'est-à-dire  une  con- 
q^êUi  purement  politique,  et  non  uno  prise  de  possession  du  sol. 
CéUtt  un  nouveau  souverain  qu'on  proclamait,  co  irri.ii.iit  pjis  de 
Moveaiu  propriétaires  qui  s'établissaient.  Restait  il. ment  àexa- 
%  et  la  question  ne  tarda  pas  à  nalin    m .,,     .ims  les  esprits 


UNE    RÉFORiME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE,  13 

les  moins  réfléchis,  si  la  conquête,  ainsi  entendue  et  ainsi  restreinte, 
apportait  avec  elle  des  compensations  suffisantes  à  ce  qu'elle  avait 
coûté  et  devait  coûter  encore. 

Du  moment  qu'une  conquête  n'offre  plus  les  profits  matériels,  sen- 
sibles, tangibles  au  doigt  et  à  l'œil,  qu'elle  produisait  autrefois,  elle 
ne  peut  rendre  à  la  nation  conquérante  d'autres  services  que  d'ac- 
croître sa  force  politique.  Du  moment  que  ce  n'est  pas  la  cupidité 
privée  qu'elle  est  destinée  à  satisfaire,  c'est  à  la  puissance  collective 
de  l'état  vainqueur  qu'elle  doit  venir  en  aide.  Politique  est  sa  na- 
ture, politiques  doivent  être  ses  avantages;  mais  en  fait  d'avantages 
politiques  nous  n'en  connaissons  réellement,  tout  compte  fait,  que  de 
deux  sortes  :  ils  sont  pécuniaires  ou  militaires.  Toutes  les  forces  po- 
litiques d'une  nation  (laissant  de  côté  les  forces  morales,  qui  ne 
trouvent  guère  d'appui  dans  les  conquêtes)  se  traduisent  en  hommes 
et  en  argent.  Tout  le  problème  de  l'utilité  d'une  conquête,  réduite 
aux  termes  dans  lesquels  l'enferme  la  morale  scrupuleuse  de  l'Eu- 
rope moderne,  consiste  donc  uniquement  dans  la  question  de  savoir 
si  elle  profite  au  trésor  ou  aux  armées  du  vainqueur,  si  on  peut  le- 
ver abondamment  dans  son  sein  des  impôts  et  des  soldats. 

Or  le  moindre  bon  sens  suffit  pour  concevou*  qu'examinée  à  ce 
point  de  vue  purement  arithmétique,  la  conquête  d'un  pays  barbare 
court  toujours  risque  d'être  un  mauvais  calcul.  Un  tel  pays  en  effet 
est  en  général  pauvre,  mal  cultivé,  médiocrement  peuplé  ;  il  tire  de 
maigres  produits  du  sol  qu'il  cultive,  et  ses  richesses,  s'il  en  a, 
purement  naturelles,  consommées  directement  par  le  producteur, 
difficiles  à  échanger  et  à  déplacer,  offrent  très  peu  de  prise  au 
mécanisme  le  plus  savant  de  nos  perceptions  financières.  Il  n  f  a 
guère  de  pire  matière  imposable,  pour  parler  le  langage  technique, 
que  celle  des  nations  barbares.  En  revanche,  elles  sont  beaucoup 
plus  prêtes  à  se  battre  qu'à  payer,  et  le  courage  chez  elles  est  moins 
rare  que  les  écus.  Outre  que  leur  manière  de  combattre  est  ra- 
rement celle  des  armées  civilisées,  et  qu'elles  acceptent  difficile- 
ment le  joug  de  la  discipline,  c'est  leur  fidélité,  sinon  leur  valeur,  qui 
est  douteuse.  Les  levées  d'un  pays  conquis  sont  toujours  des  auxi- 
liaires peu  sûrs  à  encadrer  dans  une  armée  conquérante.  Au  jour 
du  besoin  et  du  péril,  le  sentiment  national  froissé  se  réveille,  et 
la  désertion  n'est  pas  marquée  à  leurs  yeux  de  l'empreinte  ineffaçable 
du  déshonneur  ;  mais  entre  nations  issues  de  la  même  civilisation  la 
bonne  administration  et  la  justice  arrivent  souvent  assez  vite  à  cicatri- 
ser les  traces  sanglantes  de  la  conquête.  L'éducation ,  les  croyances 
communes  triomphent,  avec  l'aide  du  temps,  des  distinctions  natio- 
nales, et  forment  comme  une  atmosphère  bienfaisante  dont  la  pression 
rapproche  les  deux  lèvres  de  la  plaie.  C'est  ainsi  que  la  reine  d'An- 


i^  BETL'E  DES  DEUX  MONDES. 

gleterre  o'â  point  de  meilleurs  soldats  que  les  anciens  archers 
(TÉicoM,  et  que  T Alsace  est,  depuis  un  siècle  au  moins,  la  pépi- 
Mn  des  meilleurs  régimens  français.  D'un  peuple  barbare  à  un 
peuple  ctviUâé,  au  contraire,  l'assimilation  est  d'autant  plus  longue 
à  ^opérer  que  sont  plus  profondes  les  différences.  Tout  contribue  à 
jiéparfr  les  nouveaux  maîtres  des  nouveaux  sujets,  les  croyances 
auunt  que  \vs  préjugés,  les  lois  divines  autant  qu'humaines,  parfois 
las  vertus  autant  que  les  vices.  A  faire  tomber  de  telles  barrières,  la 
justice,  le  bon  gouvernement  sen^nt  peu  :  heureux  encore  quand 
Us  ne  nuisent  pas,  car  il  n'est  peut-être  pas  de  points  sur  lesquels 
lâ.civilisation  et  la  barbarie  s'entendent  moins  que  sur  ce  qu  elles 
deoundent  ou  reprochent  à  leur  gouvernement.  Ce  que  l'une  appelle 
rordre  parait  à  l'autre  une  insupportable  tyrannie.  Une  oppression 
intermittente  lui  paraît  moins  lourde  à  porter  que  cette  gêne  douce, 
mais  continue,  cette  équitable  répartition  d'un  fardeau  constant, 
qui  constitue  pour  nous  une  administration  régulière.  Une  défiance 
réciproque  est  donc  pour  des  siècles  peut-être  la  condition  néces- 
saire de  deux  élémens  si  contraires  violemment  rapprochés;  il  n'en 
est  pas  qui  rendent  le  commandement  si  pénible,  ni  surtout  le  re- 
crutement des  armées  si  dangereux. 

Plus  qu'aucune  autre  peut-être,  la  population  qu'on  trouvait 
éparse  sur  le  sol  de  la  régence  d'Alger  offrait  aux  prétentions  les 
plus  modérées  de  ses  conquérans  tous  les  genres  de  résistance  »  ac- 
tive et  négative.  L'appeler  une  population  barbare,  c'eût  été  lui  faire 
tort,  et  de  plus  l'offenser  grièvement,  car  son  état  était  celui  d'une 
civilisation  très  imparfaite,  mais  en  revanche  très  orgueilleuse.  D'ori- 
gifig  plus  récente  que  la  nôtre,  à  qui  elle  a  un  moment  disputé  et 
la  possession  du  monde  et  la  gloire  des  lettres  et  des  arts,  la  civili- 
saiion  musulmane,  bien  que  déchue  aujourd'hui,  n'en  est  pas  moins 
restée  très  fière.  Peut-être  cette  fierté  s'est-elle  conservée  plus  intacte 
encore  dans  les  pays,  comme  était  l'Afrique  en  1830,  préservés  du 
eoQlact  de  l'Europe,  et  pouvant  par  là  échapper  à  la  preuve  trop 
éfideole  de  leur  décadence.  Les  promesses  d'une  religion  qui  s'ho- 
nore de  rendre  à  la  jalouse  unité  divine  un  hommage  en  apparence 
plus  absolu  que  l'Évangile  lui-même,  le  souvenir  des  prodiges  du 
rreissint  et  âm  pompes  de  l' Alhambra,  la  vue,  toute  récente  encore, 
ém  cbrélteis  captif»  dans  le  port  d'Alger  et  des  monceaux  d'or  en- 
taMÉa  par  les  tributs  de  l'Europe  humiliée,  des  instincts  belliqueux, 
des  armea  imimrfaitea  sans  doute,  mais  merveilleusement  appro- 
Driéaa  à  la  défense  des  forUfications  naturelles  du  sol,  tout  contri- 
bnaU  à  maiotaolrches  les  pasteurs  de  l'Atlas  un  sentiment  de  leur 
tofte  ^  UA  espoir  de  secouer  le  Joug  qui  devaient  en  faire  très  long- 
plus  Intraitables  des  si^ets.  Il  n'y  avait  aucun  espoir  de 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  15 

les  éblouir  par  ce  prestige  vainqueur  de  la  raison  et  de  la  puissance 
qui  a  fait  tomber  tant  de  sauvages  et  tant  d'idoles  au  seul  souffle 
de  la  conquête  chrétienne^.  S'il  y  avait  chez  les  habitans  de  l'Al- 
gérie assez  de  civilisation  pour  qu'il  fût  impossible  de  les  dompter 
par  surprise  et  de  les  prendre  d'assaut,  comme  on  peut  faire  des 
sauvages  de  l'Océanie,  il  n'y  en  avait  pourtant  pas  assez  pour  qu'on 
pût  établir  aisément  entre  eux  et  nous  une  union  fondée  sur  des 
maximes  communes  de  gouvernement.  Ils  n'en  restaient  pas  moins 
séparés  de  la  société  française  par  les  plus  profonds  abîmes  que  la 
diversité  des  principes  et  l'opposition  des  croyances  puissent  creu- 
ser :  ils  différaient  de  nous  par  les  fondemens  mêmes  sur  lesquels 
l'humanité  repose,  par  les  deux  rocs  auxquels  sont  attachés  les  pre- 
miers anneaux  du  lien  social,  la  constitution  de  la  propriété  et  de 
la  famille.  C'en  était  assez  pour  que  de  longtemps  la  possession  d'un 
tel  pays  ne  pût  être  paisible,  et  par  conséquent  la  conquête  fruc- 
tueuse. Il  était  trop  évident  qu'elle  emprunterait  pendant  une  période 
indéfinie  les  forces  et  les  ressources  de  la  France,  avant  de  lui  en 
fournir  à  son  tour.  Il  faut  ajouter,  pour  dresser  complètement  le  bi- 
lan de  la  conquête,  que  ces  descendans 'd'Abraham,  n'ayant  pas  fait, 
depuis  leur  aïeul,  un  progrès  dans  la  culture,  se  présentaient  comme 
les  plus  médiocres  exploitans  d'un  beau  sol,  et  par  conséquent  pro- 
mettaient les  plus  mauvais  payeurs  d'impôt  qu'on  puisse  imaginer. 

Toutes  ces  considérations  furent  entrevues,  sinon  complètement 
approfondies,  du  premier  coup  par  la  sagacité  de  l'instinct  national. 
Dès  le  lendemain  de  la  victoire,  avant  qu'on  sût  bien  quelles  en  se- 
raient les  conséquences,  avant  qu'on  eût  mesuré,  même  du  regard, 
les  limites,  encore  moins  parcouru  l'étendue  de  l'héritage,  une  sorte 
de  cri  public  s'éleva  pour  avertir  la  France  que  conquérir  l'Afrique 
pour  la  posséder  et  s'en  tenir  là,  ce  serait  la  plus  laborieuse  et  la  plus 
stérile  des  opérations.  Un  petit  nombre,  qui  se  croyaient  prudens,  en 
conclurent  qu'il  fallait  s'en  aller  au  plus  vite.  La  foule,  éclairée  par 
des  pressentimens  plus  justes,  ou  éblouie  par  le  renom  d'une  pos- 
session lointaine,  décida  au  contraire  qu'au  lieu  de  se  retirer  du  ri- 
vage d'Afrique,  il  fallait  s'y  transporter  en  masse  et  en  grand  nom- 
bre. Il  n'y  avait  que  quelques  pouces  de  terrain  possédés  par  nos 
armes,  que  déjà  l'idée  d'une  colonisation  avait  germé  dans  toutes  les 
têtes.  Que  dis-je?  Le  premier  retour  des  bâtimens  qui  avaient  an- 
noncé la  victoire  ramenait  déjà  des  colons.  Il  fut  décidé,  par  ce  ver- 
dict de  l'entraînement  populaire,  contre  lequel  il  n'y  a  guère  d'appel 
possible,  que  l'Algérie,  pour  valoir  quelque  chose,  n'était  pas  seule- 
ment une  conquête  à  détenir,  mais  une  colonie  à  fonder. 

Une  colonie,  le  mot  est  bien  vite  prononcé  :  il  y  a  des  colonies  de 
beaucoup  d'espèces,  fondées  dans  bien  des  pensées,  par  bien  des 


1(1  *    IBTUB   DES   DEUX   MONDES. 

iiio)eii«  ei  soiw  bien  des  conditions  différentes.  Pour  ne  prendre  que 
lu  plus  aailkote  et  la  plus  importante  aussi  de  ces  distinctions,  une 
ftrande  nation,  en  fondant  une  colonie  au-delà  des  mers,  peut  se  pro- 
poMT  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  buts  :  ou  bien  assurer  un  débou- 
cbè  certJÛJ)  à  son  industrie  et  à  son  commerce,  ou  bien  préparer  à 
récouleinent  de  sa  population  surabondante  un  réservoir  d'émigra- 
tioo.  Bien  que  ces  deux  points  de  vue  soient  souvent  confondus  dans 
U  pratique,  et  que  l'une  de  ces  entreprises  ait  souvent  conduit  à 
l'autre,  il  importe  de  ne  pas  les  confondre;  car  suivant  que  l'un  ou 
l'autre  de  ces  desseins  préside  à  la  formation  d'une  colonie,  suivant 
qu'il  s'agit  d'exporter  dans  la  colonie  en  projet  des  hommes  ou  des 
marchandises,  ni  la  conduite  à  suivre,  ni  le  lieu  à  choisir,  ni  les 
înstrumens  à  employer,  ni  les  obstacles  à  surmonter,  ni  les  avan- 
tages à  recueillir,  aucune  des  conditions  en  un  mot  n'est  exacte- 
ment pareille.  Le  régime  intérieur  de  la  colonie  une  fois  fondée 
ne  peut  non  plus  être  le  même,  si  la  mère-patrie  se  propose  d'y 
établir  un  entrepôt  commercial,  ou  si  elle  prétend  en  faire  une 
autre  elle-même,  sa  continuation,  sa  reproduction  et  son  image  sur 
un  territoire  éloigné. 

Je  ne  sais  si  cette  distinction  fut  aperçue  aussi  clairement  que  je 
rétablis  par  les  nations  de  l'Europe  qui  ont  fondé  depuis  trois 
aièdea  tant  d'illustres  et  florissantes  colonies.  Les  spéculations  de 
ce  genre  n'ont  jamais  été  très  claires  dans  l'esprit  ni  des  politiques 
ni  des  publicistes  de  l'ancienne  Europe,  et  l'étaient  peut-être  moins 
i|lie  jamais  au  moment  du  grand  développement  colonial  qui  a 
«ivi  les  découvertes  de  Vasco  de  Gama  et  de  Christophe  Colomb. 
L'histoire  même  de  ce  développement  montre  que,  soit  que  les  co- 
lonisaieu(ï  s'en  rendissent  ou  non  un  compte  exact,  ce  fut  alors  la 
pensée  commerciale  qui  domina  presque  exclusivement  et  qui  régit 
ces  innombrables  entreprises,  dont  beaucoup  ont  été  si  fécondes. 
Presque  toutes  les  colonies  modernes  ont  été  conçues  au  point  de 
\ui3  commercial  :  la  preuve  matérielle  en  subsiste  dans  les  restes 
de  ce  qu'on  nomme  par  excellence  en  législation  le  système  colo- 
nie, ai  longtamps  en  vigueur  dans  toute  l'Europe,  et  dont  les  dé- 
détedent  encore  dans  nos  lois  contre  les  progrès  de  la 
et  l'activité  envahissante  de  la  liberté  industrielle.  Ce  sys- 
en  effet,  qui  cons'iate,  comme  chacun  sait,  à  établir  entre  les 

,    *->^  ^«*^  nouveaux  sujeU  d'un  même  état  un  échange  de  mo- 

■opotas,---  à  garantir  à  la  métropole  le  privilège  exclusif  du  marché 
mm^pour  ses  pnKluiii*  fabriqués,  en  assurant  aux  colonies  un 
pitrilége  analogue  jMiur  leujs  produits  naturels  sur  le  marché  de  la 
métropole,  —  ce  ayatème,  di»-je,  atteste  très  évidemment  qu'aux 
yetu  de  ONU  qui  l'inventèrent,  le  principal  mérite  et  le  but  à  pour- 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  17 

suivre  dans  la  fondation  des  colonies  étaient  d'obtenir  la  régularité 
des  échanges  commerciaux. 

Et  il  y  a  une  excellente  raison  pourque  l'intérêt  commercial  ait  ainsi 
prévalu  dans  l'établissement  de  la  plupart  des  colonies  modernes  : 
c'est  le  commerce  en  effet  qui,  lui-même  et  lui  seul,  les  a  presque 
toutes  fondées.  Presque  toutes  sont  dues  à  cette  audace  d'initiative 
qui  en  tout  temps  a  caractérisé  l'esprit  des  populations  maritimes 
et  commerçantes.  Quand  les  dernières  années  du  xV  siècle  ouvri- 
rent à  la  fois  aux  vaisseaux  européens  l'accès  des  trésors  jusque-là 
si  difficilement  abordables  de  l'extrême  Orient  et  déroulèrent  de- 
vant l'imagination  de  l'ancien  monde  les  perspectives  éblouissantes 
du  nouveau,  ce  fut  le  commerce  qui  se  précipita  dans  ces  voies 
à  peine  ouvertes.  Tout  l'appelait  et  rien  ne  l'arrêtait  :  l'élément 
qu'il  fallait  vaincre  lui  était  familier,  et  le  prix  de  la  course  était 
une  innombrable  profusion  de  richesses  naturelles  et  inconnues  à 
échanger  contre  de  très  modiques  quantités  des  produits  les  plus 
grossiers  de  l'art  européen.  Aussi  les  premiers  établissemens  faits 
sur  les  côtes  des  deux  Indes,  comme  on  disait  alors,  furent-ils  des 
comptoirs  et  des  entrepôts.  La  conquête  ne  vint  qu'à  la  suite  du 
commerce,  puis  l'émigration  à  la  suite  de  la  conquête,  mais  tou- 
jours à  l'aide  du  commerce  et  pour  le  soutenir  tout  en  s' appuyant  sur 
lui.  On  prit  possession  des  territoires  nouvellement  abordés  ou  dé- 
couverts pour  faire  le  commerce  plus  à  l'aise  à  l'abri  des  incursions 
des  populations  sauvages  et  de  la  rivalité  des  nations  concurrentes. 
Puis,  là  où  l'on  s'aperçut  que  les  populations  indigènes  n'étaient  ni 
assez  laborieuses  ni  assez  intelligentes  pour  exploiter  elles-mêmes, 
avec  une  industrie  suffisante,  les  richesses  naturelles  de  leur  propre 
sol  et  fournir  ainsi  en  abondance  au  commerce  les  denrées  qu'il  ve- 
nait chercher,  là  où  l'on  put  espérer  que  le  travail  européen  serait  à 
la  fois  salubre  et  productif,  on  fit  venir  des  populations  d'Europe,  et 
on  leur  livra  la  terre  à  cultiver;  mais  ces  émigrans,  appelés  et  de- 
vancés par  les  trafiquans,  durent  ainsi  toujours  au  commerce  les 
avances  comme  la  rémunération  de  leurs  premiers  travaux. 

Les  colonies  ainsi  fondées  par  l'esprit  commercial  ont  pour  une 
nation  le  plus  grand  des  avantages,  celui  de  se  faire  à  peu  près 
toutes  seules.  C'est  un  développement  spontané  dans  lequel  l'état 
n'intervient  que  pour  le  régler  et  le  protéger.  La  plupart  des  états 
d'Europe  ont  eu,  il  est  vrai,  le  grand  tort  d'étendre  et  de  multiplier 
la  règle  et  la  protection  fort  au-delà  du  nécessaire  et  même  de 
l'utile.  Privilèges,  monopoles,  avances  pécuniaires,  subsides,  règle- 
mens  douaniers  de  toute  nature,  toutes  ces  faveurs  funestes,  imagi- 
nées par  un  faux  patriotisme  et  par  une  fausse  science,  ont  été  prodi- 
guées par  tous  les  gouvernemens  d'Europ?  aux  grandes  compagnies 

TOMK    XW.  2 


IS  ^'     BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

commerrantes  qui  se  chargeaient  d'établissemens  en  pays  lointains. 
Os  inicrvenlions  bénévoles  ont  fait  aux  établissemens  commer- 
ciaux plus  (le  mal  que  de  bien.  Elles  ont  souvent  eu  pour  effet  de 
détourner  de  ses  canaux  naturels  le  cours  de  la  richesse  et  de  l'acti- 
vilé  nationales,  et  de  faire  vivre  quelques  jours  d'une  vie  factice  et  sté- 
rile des  établissemens  sans  avenir.  Les  entreprises  qui  ont  véritable- 
meol  prospéré  ne  leur  ont  jamais  dû  leur  succès.  Toujours  et  partout 
(es  établissemens  commerciaux  ont  dû  conserver  ce  caractère  de  spon- 
tanéité sans  lequel  le  commerce  verrait  tarir  les  deux  sources  qui 
le  font  vivre  :  le  crédit  et  le  capital.  C'est  ce  capital,  aliment  à  la 
fois  et  produit  du  commerce,  qui,  se  transportant  de  lui-même  par 
l'appât  du  bénéfice,  et  jouant  ainsi  le  rôle  des  héros  des  temps  an- 
tiques, des  Cadmus  et  des  Romulus,  a  choisi  l'emplacement  des 
cités  à  bâtir,  des  ports  à  creuser,  a  percé  les  forêts  et  remonté  les 
fleuves.  C'est  lui  aussi  qui  a  disposé  suivant  ses  convenances  le 
régime  intérieur  des  sociétés  nouvelles  qui  lui  ont  dû  l'existence. 
C'est  lui  qui  a  chassé  devant  lui  les  naturels  paresseux  de  l'Amé- 
rique  pour  les  remplacer  par  des  travailleurs  plus  actifs.  Aux  Indes 
et  dans  les  grandes  îles  de  l'Océan  asiatique,  îY  s'est  borné  à  domp- 
ter les  indigènes  en  les  employant.  Il  a  régné  sur  ces  populations 
soumises,  souvent  en  son  propre  nom,  par  l'organe  des  grandes  com- 
pagnies qu'il  avait  fondées,  se  faisant,  pour  le  besoin  des  circon- 
stances, législateur  et  même  guerrier,  et  il  n'y  a  pas  longtemps 
qa'ayant  fait  toute  son  œuvre,  il  a  abdiqué  à  Java  ou  à  Bombay 
entre  les  mains  du  souverain  politique. 

La  pensée  de  faire  de  l'Algérie  une  grande  colonie  commerciale, 
une  de  ces  colonies  qui  marchent  toutes  seules  à  l'aide  des  capi- 
taux privés,  et  qui,  si  elles  n'enrichissent  pas  toujours  le  trésor 
public,  alimentent  l'industrie  et  par  conséquent  la  richesse  na- 
tionale de  la  mère-patrie,  était  certainement  très  séduisante;  mais  il 
y  aurait  à  la  réaliser  une  difficulté  considérable,  c'est,  encore  un  coup, 
que  ces  colonies-là,  on  ne  les  fait  pas,  elles  se  font.  Ce  sont  des  ag- 
gkm^rations  qui  se  groupent  instinctivement  autour  d'une  source 
naturellement  ouverte  de  profits  et  de  richesses,  comme  la  verdure 
croit  au  bord  des  fleuves,  et  cette  source  consiste  dans  l'existence 
d'un  ou  plusieurs  produits  appartenant  exclusivement  au  sol  de  la 
«Amie,  que  le  commerce  de  la  métropole  a  par  là  même  un  in- 
tèfH  dlrsci  à  venir  chercher,  en  porUnt  en  échange  les  richesses 
pli»  savantes  que  fabrique  une  civilisation  plus  avancée.  C'est  le 
J^Mti*ont  joué  les  épices  dans  les  Indes,  les  fourrures  rares  au 
~^^  presque  tons  les  pays  du  Nouveau-Monde  les  cultures 
J^JJwies  ou  les  mèuux  précieux.  Lorsque  do  pareils  produits 
"^        *   sont  exploités  et  connus,  un  courant  de  commerce,  par 


UNE    REFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  19 

suite  de  capitaux  et  au  besoin  d'émigration,  s'établit  de  lui-même; 
mais  quand  ils  n'existent  pas  ou  quand  ils  demeurent  inconnus  et 
inaccessibles,  il  est  évident  qu'il  ne  suffît  pas  de  la  volonté  du  lé- 
gislateur pour  faire  naître  un  mouvement  auquel  aucun  intérêt  actif 
ne  donne  l'impulsion. 

Or  telle  était  malheureusement  en  1830,  telle  est  encore  au  fond, 
quoique  adoucie  et  en  grande  voie  d'amélioration,  la  situation  de 
nos  nouvelles  possessions  africaines.  Si  le  commerce  avait  établi  de 
longue  date  sur  la  côte  orientale  de  la  Régence,  à  La  Galle,  quel- 
ques pauvres  établissemens  destinés  à  la  pêche  du  corail,  ce  n'é- 
tait pas  un  faible  objet  de  luxe  d'un  usage  si  limité  qui  pouvait  at- 
tirer à  lui  le  flot  de  capital  nécessaire  pour  peupler  et  développer 
la  colonisation  d'une  vaste  province.  Hors  de  là  cependant  l'Algérie, 
au  moins  telle  qu'elle  sortait  des  mains  des  Arabes,  n'offrait  guère 
autre  chose  que  de  l'huile,  du  blé  et  des  troupeaux,  toutes  denrées 
qu'à  tort  ou  à  raison  la  France  se  croit  propre  à  produire  mieux 
que  personne,  et  qu'elle  aime  mieux  se  demander  à  elle-même 
qu'emprunter  à  autrui.  Sans  doute  ce  n'était  pas  là  tout  ce  qu'une 
si  vaste  région,  placée  sous  un  ciel  si  bienfaisant,  pouvait  rendre  à 
l'obstination  ingénieuse  d'un  travail  intelligent.  D'autres  trésors 
étaient  renfermés  sous  les  couches  épaisses  de  sa  terre  végétale, 
ou  se  cachaient  vdans  les  gorges  et  dans  les  entrailles  de  ses  mon- 
tagnes. Le  soleil  qui  l'échauffé  pouvait  prêter  vie  même  aux  plantes 
qui  n'avaient  pu  naturellement  germer  sur  le  sol.  On  pouvait  donc 
espérer,  soit  de  découvrir,  soit  de  naturaliser  en  Algérie  d'autres 
produits  que  ceux  qu'en  avaient  tirés  la  négligence  et  l'impré- 
voyance de  ses  possesseurs;  mais  pour  faire  cette  transformation,  un 
long  travail,  soit  de  recherches,  soit  d'acclimatation,  était  néces- 
saire, et  en  attendant  l'Algérie  n'offrait  au  commerce  aucun  objet 
d'exportation  séduisant  ou  sérieux.  Compter  sur  le  commerce  pour 
fonder  ou  même  hâter  la  colonie,  c'eût  donc  été  s'enfermer  dans 
un  cercle  vicieux  d'où  l'on  n'aurait  pu  sortir,  car,  avant  que  le  com- 
merce y  vînt  chercher  les  produits  qui  l'alimentent,  il  fallait  une 
colonie,  et  une  colonie  en  pleine  activité,  pour  les  faire  naître. 

Il  fallait  donc,  faute  de  mieux  et  par  l'impossibilité  de  toute  autre 
entreprise,  ajourner  les  espérances  commerciales,  tenter  en  Algérie 
ce  que  j'appellerai  une  œuvre  de  colonisation  directe,  c'est-à-dire 
provoquer  l'émigration  de  populations  entières,  n'ayant  d'autre 
but  que  de  s'établir  sur  un  nouveau  sol  pour  y  vivre  ensuite,  comme 
les  cultivateurs  de  nos  campagnes,  du  travail  quotidien  de  leurs 
bras,  d'un  trafic  domestique  et  intérieur,  —  une  colonie  destinée  à 
se  suffire  à  elle-même  et  n'ayant  d'autre  fin  qu'elle-même,  non  le 
débouché  ou  le  comptoir  de  la  mère-patrie,  mais  sa  prolongation 


fO  BEVL'E    DES   DEUX   MONDES. 

pour  ainsi  dire  et  sa  reproduction.  Il  fallait  songer,  non  à  trouver  de 
Twain  côté  de  la  Méditerranée  des  Indes  ou  même  des  Antilles, 
mais  à  y  organiser  de  toute  pièce  et  de  propos  délibéré  de  nouveaux 
départemens  français. 

Or  de  toutes  les  entreprises  coloniales  on  peut  bien  dire  que 
edle-là  est  assurément  la  plus  grande,  mais  aussi  la  plus  malaisée. 
Le  renom,  le  profit  en  sont  peut-être  sinon  plus  éclatans,  au  moins 
plus  durables  que  d'aucune  autre,  mais  l'enfantement  aussi  en  est 
plus  laborieux.  Les  colonies  purement  commerciales,  promptes  à 
nallre,  sont  aussi  promptes  à  périr;  elles  sont  sujettes  aux  inter- 
mittences, aux  oscillations,  à  la  mobilité  continue  du  commerce 
lui-même  :  de  nouvelles  voies  ouvertes,  une  nouvelle  impulsion 
donnée  soit  à  la  navigation,  soit  à  l'industrie,  font  parfois  tarir 
la  source  qui  les  alimente;  elles  périssent  quand  le  courant  qui 
leur  apportait  la  vie  se  détourne  et  les  abandonne.  Au  contraire, 
l'établissement  d'une  population  de  travailleurs  ruraux  sur  une 
rive  éloignée,  quand  une  fois  il  est  accompli  et  a  pris  racine,  est 
un  résultat  permanent  que  le  temps,  loin  d'alTaiblir,  consacre  et 
développe.  C'est  un  être  nouveau  auquel  la  mère-patrie  a  donné 
le  jour,  et  qui,  s'il  ne  lui  en  témoigne  pas  toujours  sa  reconnais- 
sance par  sa  soumission,  lui  procure  au  moins  l'avantage  d'étendre 
l'influence  de  ses  mœurs,  de  sa  langue  et  de  ses  exemples,  et  de 
perpétuer  l'éclat  de  son  nom  à  travers  les  âges.  La  récompense  est 
donc  grande,  quoi  qu'il  arrive;  mais  la  peine,  il  faut  le  dire,  est  bien 
en  proportion  de  la  récompense.  Pour  soulever  ainsi  des  populations 
agricoles  et  les  transporter  à  distance,  il  faut  un  levier  qui  souvent 
manque  et  plus  souvent  encore  se  brise  entre  les  mains  d'un  gou- 
vemement.  11  faut  un  concours  de  conditions  assez  rares  à  trouver, 
et  dans  le  sein  de  la  contrée  qui  veut  envoyer  la  colonie  au  dehors, 
et  à  la  surface  du  pays  qui  est  destiné  à  lui  servir  de  réceptacle. 

Il  faut,  avant  tout,  qu'il  se  rencontre  chez  la  nation  colonisati'ice 
uni»  i>éptnière  suffisamment  abondante  de  sujets  propres  à  l'émigra- 
lion.  Ou  s'imagine»  trop  aisément  en  France  que  tout  le  monde  est 
bon  à  (aire  uo  colon,  et  principalement  ceux  qui  ne  sont  pas  bons  à 
•iiM  chose.  Dès  qu'un  homme  se  trouve  mal  chez  lui,  il  croit  que 
eda suffit  pour  qu'il  soit  bien  ailleurs.  Un  homme  sans  argent  et  hors 
d'état  d'en  acquérir,  sans  ressources  et  sans  valeur,  un  mauvais 
sujet  qui  n'a  rien,  c'est  celui-là  qu'en  France  on  regarde  comme 
naturellement  destiné  à  émigrer.  A  merveille,  s'il  ne  s'agit  que  de 
wm  délivrer  jKiur  n'en  plu»  entendre  parler;  mais  si  l'on  prend  le 
molmirs  souci  de  ce  que  l'émigration  devient  quand  une  fois  elle  a 
fnnthï  les  men.  Il  faut  bien  reconnaître  que  le  métier  d'émigrant, 
ttft  des  plus  rudeii  que  puisse  affronter  l'activité  humaine,  exige, 


UNE   RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  21 

comme  à  peu  près  tous  les  métiers  de  ce  monde, , une  combinaison 
particulière  de  ressources  morales  et  matérielles. 

A  coup  sûr,  la  première  qualité  du  colon  c'est  l'audace.  Celui  qui 
quitte  à  la  fois  la  société  et  la  famille,  l'affection  de  ses  proches  et  la 
protection  de  ses  lois,  qui  met  l'orageuse  barrière  de  l'océan  entre 
lui  et  ses  souvenirs,  entre  son  enfance  et  sa  vieillesse,  entre  son 
existence  d'hier  et  celle  de  demain,  —  celui  qui,  se  posant  seul  en 
face  d'une  nature  indomptée,  reprend  l'œuvre  de  la  civilisation  plus 
de  vingt  siècles  en  arrière  et  recule  ainsi  dans  le  temps  autant 
qu'il  avance  dans  l'espace,  celui  qui  met  le  soc  en  terre  sans  bien 
connaître  ni  les  feux  du  soleil  qu'il  va  braver,  ni  les  miasmes  près 
de  s'échapper  du  sillon  qu'il  va  déchirer,  celui-là  certainement  a  plus 
que  le  navigateur  du  poète  un  triple  airain  autour  de  la  poitrine. 
Mais  si  l'audace  est  indispensable,  elle  est  pourtant  insuffisante,  ou 
plutôt  il  y  a  plusieurs  genres  d'audaces,  et  celle  qu'il  faut  au  colon 
est  de  la  nature  la  plus  rare.  11  y  a  une  audace  emportée  qui  se 
précipite  comme  par  un  mouvement  du  sang  au-devant  d'un  péril 
promptement  menaçant,  mais  rapidement  surmonté,  qui  excelle  à 
emporter  de  haute  lutte  un  résultat  décisif,  mais  qui,  mise  à  l'é- 
preuve d'une  lutte  infructueuse  et  prolongée,  se  décourage  et  s'af- 
faiblit comme  un  feu  de  paille  qui  s'éteint.  Il  y  a  une  audace  or- 
gueilleuse qui  s*exalte  par  les  applaudissemens  des  spectateurs,  qui 
vise  à  l'éclat,  à  la  gloire,  et  s'enivre  elle-même  du  bruit  qu'elle  ré- 
pand autour  d'elle.  Aucun  de  ces  genres  d'intrépidité,  excellons  sur 
le  champ  de  bataille,  ne  convient  aux  dangers  très  réels,  mais  d'un 
aspect  très  ingrat,  qui  attendent  le  colon  parvenu  au  lieu  de  son 
aventureuse  destination.  Là  point  de  charge  à  faire  ou  de  bastion  à 
emporter  sous  les  yeux  et  aux  cris  de  camarades  enthousiastes,  mais 
tous  les  déboires  et  tous  les  mécomptes  de  l'inexpérience,  des  tra- 
vaux cent  fois  détruits  et  cent  fois  à  recommencer,  la  souffrance  in- 
attendue de  besoins  qu'on  ne  se  connaissait  pas,  parce  qu'ils  sont  si 
naturellement  satisfaits  dans  nos  sociétés  civilisées  qu'on  oublie  pres- 
que qu'ils  existent  :  la  faim  à  r^issasier  sans  cuisinier  et  sans  boulan- 
ger, la  maison  à  réparer  sans  charpentier,  la  fièvre  à  soigner  sans 
médecin  et  sans  quinine,  l'accablante  monotonie  de  la  solitude,  le 
tête-à-tête  sans  fm  avec  une  nature  silencieuse,  voilà  les  épreuves 
quotidiennes  auxquelles  est  vouée  la  force  d'âme  du  colon.  Pour  ne 
point  fléchir,  il  faut  un  courage  rare  et  persévérant,  prenant  ses 
racines  dans  l'obstination  de  la  volonté,  ou  mieux  encore,  s'il  se 
peut,  dans  la  conscience  d'un  devoir  à  remplir.  Le  goût  de  l'in- 
connu, des  voyages  et  du  changement,  qui  naît  du  feu  de  la  jeu- 
nesse ou  même  du  désordre  des  habitudes,  est  précisément  le  con- 
traire de  ce  qui  convient  à  une  tâche  si  sévère.  En  un  mot,  pour  faire 


ff  REYLE    DES   DEUX   MONDES. 

ui        '  itmi  qui  ne  meure  pas  à  la  peine,  il  faut  un  homme  qui  se 
dt  .  courir  une  grande  aventure  sans  être  pourtant  un  aventurier. 

Voilà  pour  les  conditions  morales.  Encore  si  c'étaient  les  seules! 
H^î«  il  y  en  a  une  tout  aussi  essentielle  et  beaucoup  plus  pro- 
saïque encore  :  c'est  non  pas  précisément  d'être  riche,  mais  du 
moii»  de  n'être  pas  tout  à  fait  pauvre;  c'est  d'avoir  devant  soi  de 
quoi  vivre  et  de  quoi  travailler  pendant  une  ou  deux  années  pour 
le  moins  sans  rien  attendre  de  son  travail.  C'est  ici  surtout  que 
rUnagination  populaire  prend  ordinairement  le  change  par  la  plus 
déplorable  des  illusions.  On  se  figure  que  ce  sont  les  pauvres  sur- 
tout qu'il  faut  exporter  dans  une  colonie  naissante.  «  Il  y  a  trop  de 
monde  ici,  dit- on  volontiers  à  ceux  qui  se  plaignent  de  leur  sort; 
les  rangs  sont  trop  serrés  :  allez  là-bas  sur  les  territoires  nouveaux, 
où  il  y  a  de  la  place.  »  Le  conseil  peut  être  bon  s'il  s'agit  de  se 
rendre  à  une  colonie  déjà  fondée,  où  il  y  a  des  capitaux  transportés 
et  un  certain  nombre  de  propriétaires  qui  demandent  à  être  aidés 
par  des  ouvriers;  mais  pour  passer  les  premiers  jours  et  jeter  les 
premiers  fondemens  d'une  colonie  agricole,  il  n'y  en  a  pas^e  plus 
certain  d'être  trompé  par  l'événement.  Un  adulte  valide  qui  n'a  que 
•es  deux  bras  pour  toute  richesse  n'est  à  sa  place  au  contraire  que 
dans  une  société  déjà  parvenue  à  un  certain  point  de  civilisation, 
par  l'excellente  raison  que  c'est  là  seulement  qu'il  est  sûr  le  matin 
de  pouvoir  atteindre  le  soir  sans  mourir  de  faim.  Nulle  part  en  effet, 
BOUS  aucun  ciel,  quelque  facile  à  remuer  que  soit  la  terre,  les  bras 
ée  l'homme  ne  suffisent  à  la  cultiver;  il  lui  faut  des  outils,  une  char- 
rue, des  semences.  Nulle  part  non  plus,  quelque  active  que  soit  la 
force  végétale,  la  récolte  ne  suit  d'assez  près  le  labour  pour  que  le 
laboureur  ne  doive  pas  se  mettre  en  peine  d'avoir  de  quoi  se  nourrir 
en  l'attendant.  La  terre  est  un  mauvais  payeur  qui  ne  solde  pas  ses 
salaires  jour  à  jour.  Il  faut  donc  à  tout  homme  qui  veut  vivre  de  son 
triYail  une  certaine  somme  d'avances  représentée  par  les  instru- 
mens  Décessalres  à  ce  travail  et  par  les  provisions  nécessaires  à  sa 
nourriture.  Dans  les  sociétés  constituées,  ces  avances  sont  fournies 
•u  travailleur  par  ce  mécanisme  merveilleux  qui  fait  servir  l'avoir 
des  uns  à  soutenir  le  travail  des  autres.  Dans  les  sociétés  consti- 
tuées* il  y  a  des  propriétaires  et  des  fermiers  pour  employer  et 
•oorrir  des  Journaliers.  Dans  les  sociétés  constituées,  il  y  a  des 
nabotts  toutes  bâties  pour  abriter,  la  nuit,  le  travailleur,  moyen- 
MBt  un  modique  tayer  payé  à  termes  divisés.  Tout  cela  n'existe 
p^oo  du  moins  n'existe  qu'en  germes  informes  sur  le  territoire 
«More  nu  d'une  colonie  naissante,  et  surtout  d'une  colonie  rurale. 
Cet  ailininOile  appareil  cireulatoire,  cette  pompe  aspirante  et  Ibu- 
teote  qui,  dans  une  TielUe  société,  porte  la  vie  du  centre  aux  extré- 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  23 

mités  par  les  mille  canaux  du  capital,  ne  s'y  trouve  encore  qu'en 
embryon  et  en  rudiment.  Tout  colon  doit  donc  ou  s'associer  à  un  ca- 
pitaliste qui  le  défraie,  ou,  ce  qui  est  plus  sûr,  être  son  capitaliste 
à  lui-même.  Il  faut  arriver  les  poches  pleines,  portant  avec  soi  ce 
qui  est  nécessaire  pour  se  vêtir,  s'alimenter,  bâtir  sa  demeure  et 
tracer  son  sillon.  Une  colonie  à  fonder  n'est  donc  point,  comme 
beaucoup  de  gens  se  le  représentent,  une  sorte  de  brelan  ouvert  où 
un  joueur  qui  a  tout  perdu  peut  encore  courir  une  chance  sans  four- 
nir de  mise.  Dans  une  colonie  naissante,  encore  plus  qu'ailleurs,  il 
n'y  a  que  ceux  qui  ont  déjà  quelque  chose  qui  ont  chance  d'acqué- 
rir davantage. 

On  dira  qu'en  ce  cas  ce  n'est  pas  la  peine  d'aller  si  loin,  et  qu'un 
homme  qui  a  reçu  du  ciel  le  courage  et  l'aisance,  étant  à  peu  près 
sûr  de  faire  fortune  partout,  n'a  pas  de  raison  de  s'expatrier.  Je  ne 
nie  point  qu'il  n'y  ait  là,  comme  au  début  de  beaucoup  de  choses, 
un  cercle  vicieux  d'où  il  est  embarrassant  de  sortir.  Il  y  a  pourtant 
une  nation  dans  le  monde  qui  a  toujours  merveilleusement  réussi  à 
s'en  dégager  ;  il  y  a  une  nation  qui  semble  prédestinée,  par  ses  in- 
stitutions politiques  comme  par  ses  institutions  sociales,  à  couvrir  le 
monde  de  colonies.  C'est  celle-là  même  qui  est  par  excellence  la 
patrie  de  l'audace  individuelle  et  la  nourrice  du  capital.  On  a  nommé 
l'Angleterre  :  elle  a  débuté  dans  cette  carrière  par  la  plus  singulière 
des  bonnes  fortunes,  et  elle  l'a  due  (ô  faveur  imméritée  de  la  Pro- 
vidence!) à  ces  mêmes  agitations  religieuses  qui  ont  épuisé  dans  le 
sein  déchiré  de  la  France  le  plus  pur  de  notre  sang.  Ces  puritains 
qui,  au  début  du  xvii^  siècle,  allèrent  fuir  le  joug  des  Stuarts  sur 
les  rives  de  la\irginie  et  de  la  Nouvelle-Angleterre;  ces  hommes, 
appartenant  presque  tous  aux  classes  aisées  de  la  société  et  empor- 
tant avec  eux  tout  leur  avoir  pour  ne  rien  laisser  à  leurs  oppres- 
seurs ;  ces  pères  de  famille  de  mœurs  austères,  possédés  par  une 
conviction  passionnée  et  pleins  de  cette  indomptable  confiance  en 
soi-même  que  donne  l'orgueil  du  libre  examen  mêlé  à  l'aveuglement 
du  fanatisme,  c'était  là  véritablement  le  type  achevé  et  l'idéal  du 
colon.  On  ne  s'étonne  point  que  la  nature  la  plus  rebelle  ait  cédé  à 
l'étreinte  de  telles  mains,  et  d'une  telle  pépinière  la  forêt  qui  est 
sortie  ne  paraît  pas  trop  majestueuse.  Si  l'Angleterre  n'a  pas  tous  les 
jours  de  telles  aventures  coloniales,  elle  a  pourtant  toujours  une  ex- 
cellente école  de  colons  dans  ces  fortes  institutions  qui  développent 
dès  le  jeune  âge  chez  chacun  de  ses  enfans  l'habitude  virile  de  ne 
compter  que  sur  soi-même.  Une  éducation  dirigée  presque  sans  sur- 
veillans,  une  justice  rendue  presque  sans  magistrats,  une  police 
maintenue  presque  sans  gendarmes,  un  sentiment  partout  répandu 
d'indépendance  et  de  responsabilité  personnelles,  tous  les  efforts 
permis,  mais  très  peu  de  soutien  promis  parle  pouvoir  à  l'ambition 


21  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

OU  à  rintérét  privé,  —ce  régime,  qui  fournit  à  l'Angleterre  des  ci- 
tovenn  propres  à  toutes  les  professions  de  la  vie  publique,  est  aussi 
le  mieux  fait  pour  assurer  1* hygiène  morale  qui  convient  à  de  futurs 
colons.  Une  société  qui  se  gouverne  toute  seule  est  la  meilleure  pré- 
paration pour  qui  veut  apprendre  à  se  passer  à  la  fois  de  société  et 
de  gouvernement.  Rien  ne  fortifie  les  membres  pour  de  grandes 
ooimes  comme  d'avoir  marché  de  bonne  heure  sans  lisières.  Mais 
ai  les  mœurs  publiques  préparent  naturellement  à  l'Angleterre  une 
reœ  de  bons  émigrans,  la  distribution  de  la  richesse,  telle  que  ses 
lois  Font  faite  et  telle  que  ses  habitudes  la  maintiennent,  est  aussi 
meneilleusement  propre  à  diriger  vers  les  entreprises  lointaines  le 
superflu  des  petits  capitaux.  Dans  un  pays  où  régnent  la  concentra- 
tion de  la  propriété  foncière  et  la  domination  presque  exclusive  de  la 
grande  culture,  où  le  sol  est  ainsi  tout  entier  entre  les  mains  de 
riches  propriétaires  ou  de  gros  fermiers,  la  condition  du  paysan 
proprement  dite,  vivant  indépendant  sur  un  petit  lot  de  terre, 
semant  et  labourant  avec  ses  épargnes,  est  ingrate  et  difficile.  Les 
petits  capitaux  dans  un  tel  pays  sont  donc  naturellement  repousses 
de  la  terre  par  la  concurrence  ruineuse  et  l'extension  progressive 
de  la  grande  agriculture;  s'ils  tiennent  à  y  rester  attachés,  c'est  au 
dehors  et  au  loin  qu'ils  sont  contraints  de  l'aller  chercher.  Aussi 
c'est  du  *in  des  nombreuses  familles  des  fermiers  anglais  que  se 
détachent  chaque  année  les  courageux  setllers  qui  ont  peuplé  ses 
poMessions  d'outre-mer.  Le  père  mort,  un  seul  de  ses  huit  ou  dix 
fils  consene  en  vertu  du  droit  de  primogéniture  son  exploitation 
tout  entière.  Les  autres,  pourvus  d'une  médiocre  légitime,  s'en  vont 
sans  trop  de  regret  chercher  fortune  ailleurs.  Voyez-les  débarquer 
sur  quelque  côte  de  l'Australie  et  de  la  Nouvelle-Zélande.  Ils  arri- 
veot  bien  nourris,  bien  vêtus,  souvent  avec  les  instrumens  les  plus 
perfectionnés  de  la  dernière  exposition  agricole  de  leur  comté.  Dès 
le  lendemain,  ils  sont  à  l'œuvre,  les  uns  faisant  paître  les  troupeaux 
qu'eux-mêmes  souvent  ont  amenés  avec  eux,  d'autres  défrichant  la 
forêt  jKiur  bâtir  sur-le-champ  leurs  demeures.  Bientôt  anciens  et 
oouveaiHvenus  se  rapprochent  et  se  groupent  tout  naturellement,  à 
l'image  de  leur  patrie,  en  paroisses,  puis  en  comtés.  Ils  se  nomment 
eui-mémes  des  atdtnnt'/i,  des  juges  de  paix,  des  sherilTs,  se  ras- 
semblent d'eux-mêmes  en  jury  pour  rendre  la  justice,  se  divisent 
«I  haute  et  basse  chambre  :  véritable  essaim  sorti  de  la  ruche  après 
s'ètfS  QOitiTi  de  sou  meilleur  miel,  et  prêts  à  en  reproduire  partout 
riraiilleeuire  exacte  avec  cette  géométrie  spontanée  dont  Dieu  a 
tiipoié6oeiuniislîiict(l). 

^*^  ^rrr TT  ^  ""■■tiilûiii  4*4mlcrttioo  pi^MiitAt  chaque  année  on  Anp:lctorre 
pif  m  tmmmm^tm  royaiu  ipéeialMMBt  ditffte  de  ce  nenrieo  ne  loisiont  aucun  douti» 
tm  la  rirluui  Muite  4*ii«e  tféa  grande  pvtte  Sea  énlgrana  anglais.  Dan«  les  dt^poull- 


I 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  25 

Le  gouvernement  de  la  France  était  bien  loin  de  disposer,  pour 
l'entreprise  que  les  événemens  le  contraignaient  d'accomplir,  d'in- 
strumens  si  bien  appropriés.  En  aucune  autre  matière  peut-être,  la 
différence  des  races  anglaise  et  française  n'est,  on  le  sait,  plus  sen- 
sible. Une  expérience  malheureusement  répétée  sous  beaucoup  de 
latitudes,  et  qui  a  abouti  à  faire  passer  à  nos  voisins  la  plupart  de 
nos  meilleures  colonies,  a  fort  accrédité  dans  le  monde  la  conviction 
que  nous  sommes  beaucoup  moins  doués  qu'eux  de  ce  qu*un  phré- 
nologue  appellerait  la  faculté  colonisatrice.  Si  l'analyse  que  nous 
venons  de  faire  est  juste,  elle  fournira,  je  le  crains,  les  raisons  vé- 
ritables de  cette  opinion  vulgaire.  A  coup  sûr,  ce  qui  peut  manquer 
aux  Français  pour  bien  coloniser,  ce  n'est  pas  le  courage  d'entre- 
prendre des  choses  dangereuses  ou  difficiles  :  une  pareille  accusation, 
cette  année-ci  encore  plus  qu'aucune  autre,  serait  aussi  odieuse  que 
ridicule;  mais  le  courage  français,  qui  éblouit  et  subjugue  le  monde, 
paraît  avoir  besoin  de  deux  conditions  pour  briller  de  tout  son  éclat, 
de  camarades  pour  lui  applaudir,  et  de  bons  maîtres  pour  lui  com- 
mander. C'est  en  société  et  en  régiment  que  le  Français  est  in- 
comparable; isolé  et  sans  guide,  il  s'inquiète,  s'ennuie  et  se  décou- 
rage. Son  naturel  l'a  fait  sociable  par  excellence,  et  ses  institutions 
politiques  l'ont  habitué  de  longue  date  à  être  gouverné,  adminis- 
tré, régenté,  surveillé,  protégé  à  toute  heure,  sur  tous  les  points. 
On  ne  saurait  imaginer  de  pire  éducation  pour  affronter  la  solitude 
et  l'abandon,  inévitables  dans  une  colonie  naissante.  On  sait  de  plus 
combien  l'esprit  d'entreprise,  l'initiative  individuelle,  sont  rares  et 
faibles  chez  les  plus  riches  d'entre  nous  :  c'est  d'hier  que  l'industrie 
a  imaginé  de  marcher  toute  seule,  de  remuer  librement  et  d'associer 
hardiment  ses  capitaux.  Quanta  nos  populations  rurales,  la  routine 
et  l'inertie  régnent  chez  elles  encore  sans  conteste.  Faire  comme  son 
père,  au  même  lieu  que  lui,  et  sur  le  même  champ  s'il  est  possible, 

mens  faits  chaque  année  des  diverses  catégories  d'émigrans,  les  fermiers  (soigneusement 
distingués  des  ouvriers  agricoles)  figurent  toujours  pour  un  nombre  très  considérable; 
de  plus,  malgré  la  libéralité  avec  laquelle  le  gouvernement  anglais  et  les  divers  gouver- 
ncmens  coloniaux  fournissent  aux  dépenses  de  voyage  des  émigrans,  le  nombre  des  émi- 
grans  qui  vont  à  leurs  frais  (unassisted)  dépasse  habituellement  ceux  qui  profitent  de 
l'assistance  officielle.  Il  ne  faut  pas  oublier  d'ailleurs  que  cette  nécessité  d'être  posses- 
seur d'un  certain  capital  pour  émigrer  avec  fruit  n'existe  à  l'état  absolu  que  dans  le 
début  d'une  colonie.  Dès  qu'il  y  a  dans  une  colonie  soit  des  villes  de  commerce  où 
s'exercent  diverses  industries ,  soit  des  cultivateurs  assez  riches  pour  pouvoir  payer  des 
journaliers,  en  un  mot  dès  qu'une  somme  suffisante  de  capitaux  est  formée  ou  trans- 
portée dans  la  colonie  même,  les  simples  ouvriers  peuvent  s'y  rendre  avec  l'espérance 
d'y  trouver  de  l'emploi;  mais  l'essentiel  est  que  le  capital  soit  préparé  avant  la  main- 
d'œuvre  ou  transporté  avec  elle,  ce  qui  ne  peut  arriver  que  par  une  première  infusion 
et  même  par  un  courant  assez  longtemps  continué  de  colons  pourvus  de  moyens^ d'exis- 
tence et  de  travail. 


^0  BSnJB   DES   DEUX   MONDES. 

e'est  tootee  que  se  permet  Fimagination  craintive  d'un  paysan.  Nos 
lois  dvilcs  viennent  encore  en  aide  à  cette  tendance  en  assurant  à  tous 
les  cohéritiers,  dans  chaque  partage,  non-seulement  une  part  égale 
5^w  U  fortune  du  père  de  famille,  mais  un  fragment  matérielle- 
iMOt  déchir<'î  de  chacun  de  ses  immeubles.  Tandis  qu'en  Angleterre 
les  petits  capitaux  agricoles  sont  chassés  du  sol  national  par  la  con- 
centration de  la  propriété  et  de  la  culture,  ils  y  sont  retenus  au 
contraire  en  France  par  la  division,  constamment  renouvelée,  que 
les  prescriptions  excessives  du  code  civil  rendent  obligatoire.  Bien  • 
loin  d'être  portés  à  s'élancer  dans  des  contrées  lointaines,  ils  restent 
obstinément  accroupis  sur  la  terre  à  laquelle  ils  sont  accoutumés, 
ils  s'en  disputent,  ils  s'en  arrachent  les  lambeaux  :  ils  s'y  cram- 
ponnent et  souvent  s'y  épuisent,  et  le  travail  le  plus  opiniâtre  ne 
réussit  pas  toujours  à  les  empêcher  de  s'y  engouffrer  sans  retour. 

11  fallait  donc  s'attendre  que  la  vraie  matière  émigrante,  si  on 
ose  parler  ainsi,  c'est-à-dire  les  cultivateurs  pouiTus  d'un  petit  ca- 
pital, serait  pour  le  gouvernement  français  très  difficile  à  mettre  en 
mouvement  vers  l'Algérie,  et  resterait  longtemps  sourde  à  son  appel. 
Pour  la  décider  à  s'émouvoir,  pour  l'enlever  de  ce  sol  natal  qui  la 
retient  par  tant  d'attraits,  il  aurait  fallu  que  des  attraits  plus  puis- 
sans  encore  se  fissent  sentir  de  l'autre  côté  de  la  Méditerranée.  11 
aurait  donc  fallu  que  la  culture  en  Algérie  présentât  des  avantages 
immédiats,  sensibles,  considérables,  de  nature  à  récompenser  vite 
les  premiers  qui  s'y  hasarderaient  et  à  faire  rapidement  suivre  leur 
exemple.  Or  ces  avantages  ne  pouvaient  résulter  que  de  deux  con- 
ditions indispensables  l'une  et  l'autre  à  tout  territoire  qu'on  veut 
promptement  coloniser  :  une  extrême  abondance  de  terres  cultiva- 
bles et  une  extrême  facilité  à  les  mettre  en  culture.  Avoir  plus  de 
terres  et  des  terres  plus  aisément  productives,  parce  qu'elles  ne  sont 
pas  épuisées ,  c'est  la  supériorité  des  pays  nouveaux  sur  les  pays 
andeos,  c'est  le  seul  appât  qui  puisse  diriger  vers  une  colonie  les 
populations  rurales.  L'Algérie  possédait-elle  ce  double  avantage  à 
un  assez  haut  degré  pour  attirer  rapidement  à  elle  un  flot  de  colo- 
nisation? Le  nouvel  établissement  colonial  trouvait-il  ainsi  au  lieu 
d'arrivée  asees  de  facilités  pour  compenser  celles  qui  lui  manquaient, 
nous  venons  de  le  voir,  au  point  de  départ?  Dernier  aspect  de  la 
question  qui  n'était  pas  non  plus  entièrement  satisfaisant. 

Assurément  ce  n'est  ni  l'espace  cultivable  ni  la  fécondité  latente 
qui  manquaient  sinon  à  l'Algérie  tout  entière,  au  moins  à  cette  lon- 
gue et  large  bande  qui  s'étend  entre  les  montagnes  et  la  mer,  et 
qui  a  re^iu  par  excellence  le  nom  de  Tell  (ttilus^  terre).  11  n'est  pas 
besoin  d'être  oonnalsseur^en  agriculture,  il  suffit  de  traverser  en  ou- 
vrant les  yeux  ce  beau  paVs«  pour  se  convaincre  qu'il  est  aimé  du  ciel 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  27 

autant  que  maltraité  des  hommes.  Aux  doutes  élevés  sur  sa  puis- 
sance productive,  l'Algérie  a  répondu  par  deux  ou  trois  expériences 
concluantes,  qui  ferment  aujourd'hui  la  bouche  aux  plus  incré- 
dules. Les  plus  obstinés  contradicteurs  ne  résisteraient  pas  par 
exemple,  j'en  suis  sûr,  à  une  demi-heure  de  promenade  dans  les 
jardins  maraîchers  qui  s'étendent  le  long  de  la  mer,  à  l'ouest  d'Al- 
ger, entre  le  faubourg  de  Moustapha  et  le  fort  de  la  Maison-Carrée. 
Là,  entre  les  derniers  jours  de  décembre  et  le  commencement  de 
juin,  d'industrieux  Mahonnais  tirent  d'une  langue  de  terre  étroite 
que  vient  baigner  la  vague  trois  ou  quatre  récoltes  de  primeurs  qui, 
se  succédant  de  six  semaines  en  six  semaines,  s'en  vont,  grâce  à  la 
vapeur  et  au  chemin  de  fer,  faire  l'ornement  de  nos  halles  de  Paris 
et  les  délices  de  nos  restaurans.  11  faut  voir  ces  inteUigens  insulaires 
à  l'œil  vif  et  au  visage  ouvert,  les  bras  nus,  les  jambes  vêtues  d'un 
pantalon  rouge  enlevé  à  la  défroque  de  nos  armées,  accroupis  entre 
deux  rangées  d'artichauts  monstrueux  ou  de  choux  gigantesques. 
Une  barrière  de  roseaux  à  haute  taille,  frémissant  au  moindre 
souffle,  défend  contre  le  vent  de  mer  ce  champ  dont  chaque  motte 
de  terre  est  un  trésor.  Au  centre  s'élève  une  noria  arabe,  sorte  de 
roue  grossière  autour  de  laquelle  des  seaux  sont  enroulés,  et  qui, 
par  un  double  mouvement  sur  la  même  axe,  va  chercher  l'eau  dans 
les  profondeurs  du  sol,  puis  la  répand  autour  d'elle.  Sous  cette  as- 
persion bienfaisante,  la  terre  a  vraiment  l'air  de  se  soulever  par 
la  poussée  intérieure  des  germes  qui  s'y  développent.  Tout  à  l' en- 
tour  une  végétation  luxuriante  de  plantes  grasses,  d'aloès,  de  cactus 
et  de  figuiers  de  Barbarie  rivalisent  avec  les  produits  de  la  culture, 
comme  pour  attester  que  le  labeur  de  l'homme  n'est  pas  encore  venu 
à  bout  non -seulement  d'épuiser,  mais  même  d'absorber  toutes  les 
forces  de  cette  nature  exubérante.  Tout  ce  tableau,  éclairé  par  un 
soleil  qui  a  la  pureté  lumineuse  du  printemps  avec  la  puissance  de 
la  canicule,  porte  dans  l'âme  un  sentiment  de  prospérité  et  de  con- 
fiance qu'aucune  brochure  ou  aucun  discours  en  faveur  de  l'Algérie 
n'avait  jamais  fait  naître  en  moi.  Les  craintes  élevées  sur  la  salu- 
brité du  pays,  plus  sérieuses  et  mieux  fondées,  n'ont  pas  tenu  da- 
vantage devant  un  examen  patient.  Toute  terre  vide  et  inhabitée 
est  assurément  sujette  à  des  émanations  dangereuses,  et  tout  chan- 
gement de  latitude  est  une  épreuve  périlleuse  pour  des  travailleurs; 
mais  l'exemple  de  plusieurs  villages  des  environs  d'Alger,  où  la  fièvre 
a  décimé  une  première  génération  de  colons,  tandis  qu'une  seconde 
y  vit  aujourd'hui  dans  d'excellentes  conditions  sanitaires,  montre 
qu'il  n'y  a  rien  dans  ces  influences  morbides  dont  le  temps  et  les 
bons  soins  ne  puissent  triompher.  Il  n'y  a  rien  là  surtout  qui  dé- 
passe les  conditions  communes  de  toute  colonisation. 
Du  côté  de  la  nature  par  conséquent,  l'Algérie  ne  tient  rien  qui  ne 


58  BEVUE   DES   DEUX   MONDES 

rende  aoo  territoire  éminemment  propre  à  la  colonisation  qu'on  lui 
destine;  mais  le  malheur,  c'est  que  la  nature  n'y  est  ni  neuve  ni 
vierge,  c'est  que  les  hommes  y  ont  beaucoup  vécu  à  côté  d'elle  pour 
abuser  d'elle.  L'Algérie,  telle  qu'elle  nous  est  tombée  en  partage, 
n'était  pas  un  pays  inhabité,  mais  un  pays  mal  habité,  ce  qui  est 
très  différent  pour  toute  expérience,  mais  surtout  pour  une  coloni- 
sation. Pour  ne  prendre  que  le  côté  le  plus  pratique  et  le  plus  étroit 
de  la  question,  il  n'y  a  point  d'agriculteur  qui  ne  puisse  dire  com- 
bien une  terre  encore  inculte  diffère,  pour  le  profit  qu'on  en  peut 
tirer,  d'une  terre  longtemps  mal  cultivée.  Sur  une  terre  inculte,  si 
l'homme  n'a  rien  mis  du  sien,  au  moins  il  n'a  rien  ôté.  Toutes  les 
forces  vives  et  naturelles  du  sol  ont  été  respectées  et  ont  même  été, 
en  certaine  mesure,  'accumulées  et  thésaurisées  dans  son  sein;  mais 
une  terre  mal  cultivée  est  une  terre  à  laquelle  le  possesseur  a  beau- 
coup demandé  et  beaucoup  pris  sans  lui  rien  rendre.  L'Algérie  tout 
entière  est  cette  terre-là.  Dès  qu'on  s'avance  un  peu  dans  l'intérieur, 
dès  qu'on  sort  de  la  banlieue  des  villes,  le  spectacle  qu'on  aperçoit 
n'est  pas  le  désert,  mais  la  dévastation.  Ce  sont  les  richesses  natu- 
relles prodiguées  d'abord,  puis  étouffées  dans  leur  germe,  et  qui 
demandent,  pour  être  rétablies  dans  leur  abondance  et  leur  vigueur 
primitives,  un  travail  presque  aussi  considérable  et  presque  aussi 
coûteux  que  celui  qui  est  nécessaire  à  nos  vieilles  terres,  fatiguées 
par  tant  de  siècles  de  culture  et  sollicitées  par  tant  de  bouches  à 
nourrir. 

U  faudrait  des  volumes  pour  raconter,  et  des  connaissances  plus 
précises  que  je  ne  les  possède,  pour  faire  comprendre  tout  le  mal 
que  les  Arabes,  avec  leur  vie  déréglée  et  leurs  détestables  procédés 
de  culture,  ont  fait  à  un  pays  renommé  autrefois  comme  le  grenier 
du  monde.  U  en  est  un  pourtant  qui  saute  aux  yeux  les  moins  exer- 
cés. Lm  croupes  arrondies  des  montagnes,  assez  semblables,  dans 
leur  forme,  aux  pentes  des  Vosges  et  du  Jura,  sont  couvertes  au 
printemps  d'une  teinte  de  verdure  uniforme  qui  fait  croire  de  loin 
k  l'exiiiteuce  de  vastes  forêts  comme  celles  qui  couvrent  nos  monta- 
gnes. Elles  y  croissaient  autrefois,  on  n'en  peut  douter,  et  on  en  re- 
trouve encore  la  trace  sur  les  sommets  assez  élevés  et  assez  écartés 
Ijour  avoir  échappé  à  l'invasion  musulmane;  mais  partout  ailleurs 
l'babitude  barbare  qu'ont  les  Arabes  de  brider  tout  le  bois  qu'ils 
Uwivenl,  pour  former  avec  les  cendres  un  détesUable  fumier,  a  de- 
|Hiis  longtemps  fait  tomber  toutes  les  hautes  tiges,  et  la  dent  veni- 
••ose  lies  cbèvres  et  des  moutons  qu'on  laisse  courir  au  hasard 
oàÊrm  les  Jaunes  plants  à  mesure  qu'ils  poussent.  Toute  la  force 
praductive  s'épuise  donc  en  broussailles  épaisses,  entre  lesqu(»lles 
rArabe  trsee  un  léger  sillon  à  fleur  de  terre,  suffisant  pour  épuiser 
fwumi  les  premières  conduis  du  sol,  sans  en  avoir  nulle  part  pé- 


UNE    RÉFORME    ADMIMSTRAïIVE    EN    AFRIQUE.  29 

nétré  ni  aéré  les  profondeurs.  Tel  est  le  sol  qu'on  livre  au  pauvre 
cultivateur  européen,  et  sur  lequel,  avant  d'essayer  aucune  culture, 
il  lui  faut  souvent  consumer  de  longs  mois  à  extirper  d'odieux  buis- 
sons dont  la  plupart  sont  impropres  même  à  faire  un  combustible 
passable  :  triste  situation,  il  îaut  l'avouer,  surtout  si  on  la  compare 
à  celle  des  colons  d'Amérique,  placés  en  face  de  ces  grandes  forêts 
où  la  seule  difficulté  est  de  pénétrer.  Une  fois  entré  la  hache  à  la 
main,  le  colon  américain  tire  de  ses  forêts  d'abord  les  matériaux  né- 
cessaires à  la  construction  de  sa  maison ,  puis  des  madriers  gigan- 
tesques et  des  bois  excellens,  qui,  embarqués  sur  quelque  grand 
fleuve ,  vont  se  vendre  chèrement  dans  les  villes ,  enfin  un  sol  en-  .  ^^ 
graissé  par  des  couches  séculaires  de  détritus  végétaux  et  animaux. 
Le  colon  français  en  Afrique  n'a  rien  de  pareil.  A  la  vérité,  ce  qui  lui 
manque  le  plus,  ce  sont  ces  beaux  fleuves  d'Amérique,  incomparables 
moyens  de  communication  tout  préparés  par  la  nature.  Ce  qu'on 
nomme  rivière  en  Algérie  n'est  rien  de  semblable  :  c'est  un  lit  de 
sable  pendant  neuf  mois  de  l'année,  et  un  torrent  indomptable  pen- 
dant les  trois  autres.  Sous  ce  rapport,  c'est  le  ciel  qui  a  été  avare; 
mais  la  maladresse  humaine  a  beaucoup  ajouté  à  cette  faiblesse  na- 
turelle. Le  déboisement  systématique  a  sans  mesure  accru  la  séche- 
resse du  sol  pendant  la  saison  chaude;  puis,  quand  viennent  les 
pluies  torrentielles  de  l'hiver,  les  sources,  taries  la  veille  et  gros- 
sies le  lendemain,  ne  rencontrent  plus  aucun  des  obstacles  destinés 
à  prévenir  leur  débordement.  De  là  ces  inondations  subites  qui  em- 
portent tout  devant  elles,  cultures,  travaux  d'art,  chaussées,  ponts, 
transforment  les  plaines  en  marais  d'eau  stagnante,  suspendent 
toute  communication  et  rendent  toute  voirie  régulière  impossible. 
Tel  est  en  Algérie  le  résultat  de  dix  siècles  de  soumission  à  des  con- 
quérans  à  demi  civilisés.  Mieux  vaudrait  cent  fois,  pour  le  sol  de 
l'Algérie,  avoir  été  possédé  par  des  sauvages  vivant  du  produit  de 
leur  chasse  que  d'être  tombé  entre  les  mains  de  cultivateurs  comme 
les  Arabes  (1).  Le  passage  du  premier  au  second  degré  de  civilisation 
lui  a  été  extrêmement  funeste,  et  l'on  peut  affirmer  que  sur  cent 
dépenses  imposées  au  colon  qui  veut  mettre  en  culture  le  sol  afri- 
cain, s'il  y  en  a  une  destinée  à  suppléer  aux  biens  que  Dieu  ne  lui 
a  pas  donnés ,  il  y  en  a  quatre-vingt-dix-neuf  dont  le  but  est  de 
réparer  le  mal  que  les  hommes  lui  ont  fait. 

Ce  mal  ne  serait  pourtant  pas  encore  si  grand,  ni  surtout  si  difficile 

(l)  Cette  opinion  est  celle  de  l'écrivain  qui  a  peut-être  étudié  avec  le  plus  de  soin  les 
conditions  agricoles  de  l'Algérie,  et  dont  les  observations,  déjà  anciennes,  ont  été  presque 
toutes  confirmées  par  l'expérience.  «  Il  est  certain,  dit  M.  Moll  (Colonisation  et  Agri- 
culture de  l'Algérie,  t.  I",  p.  135),  que  l'Algérie  serait  beaucoup  plus  fertile  et  présen- 
terait notamment  une  tout  autre  végétation  forestière,  si  elle  était  restée  quelques  siè- 
cles déserte  ou  habitée  seulement  par  un  peuple  tout  à  fait  sauvage.  » 


tO  VETUB  DES  DEUX  MONDES. 

à  corriger,  si  telle  qu  elle  est  cette  terre,  et  dans  l'état  où  elle  se  pré- 
sente, elle  était  au  moins  livrée  avec  abondance  et  facile  à  obtenir. 
Malheureusement,  après  avoir  dévasté  la  terre,  les  Arabes  (au  point 
de  vue  de  la  colonisation,  c'est  là  le  pire)  la  détiennent  encore.  D'a- 
pits  de  récens  documens  officiels,  ils  sont  deux  millions  environ,  et 
encore  D*habitent-ils  pas  tous  la  région  cultivable  ou  colonisable. 
n  faut  retrancher  les  tribus  du  désert  et  les  Maures  commerçans  des 
Tilles,  les  anciennes  populations  kabyles  qui  vivent  réfugiées  sur 
les  hautes  cimes  de  montagnes.  C'est  environ  onze  ou  douze  cent 
mille  hommes  qui  restent  répandus  dans  les  vallées,  dans  les  plai- 
nes, et  jusqu'à  mi-côte  des  pentes  de  l'Atlas.  A  eux  seuls,  ces  douze 
oeot  mille  hommes,  à  peu  près  la  population  d'un  des  grands  dé- 
fMuiemens  de  la  France,  n'occupent  pas  beaucoup  moins  de  onze 
à  douze  millions  d'hectares,  c'est-à-dire  la  moitié  du  sol  cultivé 
de  l'Angleterre  et  le  quart  de  celui  de  France.  Ils  occupent  tout 
cela,  chose  assez  naturelle,  puisque  jusqu'à  ces  dernières  années 
personne  n'était  là  pour  le  leur  contester;  mais,  chose  plus  sin- 
gulière, c'est  de  tout  cela  à  peu  près  qu'ils  ont  besoin  pour  vivre. 
Avec  leur  mode  de  culture  et  d'existence,  chaque  tribu  arabe  a 
besoin  pour  subsister,  et  encore  à  de  très  pauvres  conditions,  de 
rayonner  sur  une  sphère  immense  de  territoire.  C'est  ici  la  consé- 
quence inévitable  d'une  propriété  possédée  à  titre  collectif,  jointe 
à  une  vie  à  peu  près  nomade.  A  très  peu  d'exceptions  près,  le  terri- 
toire appartenant  à  chaque  tribu  est  possédé  indivis  par  la  tribu 
tout  entière,  ou  par  des  fractions  de  tribu.  A  peine  les  chefs  les  plus 
considérables  ont-ils  quelques  biens  propres  :  la  différence  de  for- 
tune entre  les  riches  et  les  pauvres  ne  consiste  pas  habituellement 
dans  la  propriété  d'une  plus  ou  moins  grande  quantité  de  terres, 
mais  dans  le  droit  de  prélever  une  plus  ou  moins  grande  part  du 
produit  de  l'immeuble  commun,  ou  d'y  faire  paître  un  plus  ou 
moiiiH  grand  nombre  de  troupeaux.  Là  même  où,  à  l'origine,  des 
propr  11  ticulières  ont  existé  et  subsistent  encore  en  droit,  l'u- 

9Ê^  .  .le  errante,  les  abus  d'une  sorte  de  féodalité  envahis- 
MOte,  la  confusion  des  titres,  ont  amené  de  véritables  habitudes  de 
eommUnauti*.  Ce  communisme  pratique  a  produit  ses  effets  naturels. 
La  terre  n'appartenant  à  personne,  personne  aussi  ne  s'ingénie  ni  ne 
se  latiguo  à  lui  faire  produire  tout  ce  qu'elle  peut  rendre.  11  en  faut 
PiruHUé^^eQt  trois  ou  quatre  fois  plus  pour  nourrir  le  môme  nom- 
»  ^ïi*'*^"^  ^"®  *^"®  '®  régime  de  la  propriété  individuelle. 
TOUS  les  communaux,  à  cet  égard,  jouissent  auprès  des  économistes 
o^  réputation  bien  méritée.  I^es  propriétés  de  nos  communes  tfe 
TOoee  eHos-mèmes,  «u  sein  de  notre  société,  où  tout  vise  à  l'écono- 
mie.  n'échappent  point  à  cette  règle  faUle  :  ce  sont  en  général  des 
où  à  peine  quelques  troupeaux  peuvent  trouver  leur  subsis- 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  31 

tance,  tandis  qu'à  côté  d'eux  la  petite  culture,  sous  l'aiguillon  de  la 
propriété  individuelle,  résout  souvent  le  problème  de  faire  vivre  une 
famille  de  sept  ou  huit  personnes  sur  un  coin  de  terre  qu'elles  pour- 
raient en  se  couchant  couvrir  tout  entier  de  leur  corps.  Le  Tell  de 
l'Algérie  est  une  série  de  communaux  de  la  pire  espèce.  De  là  le 
singulier  spectacle  qui  saisit  d'étonnement  le  voyageur.  Vous  par- 
courez des  lieues  entières  où  nulle  trace  de  pas  ou  de  charrue,  de 
culture  ou  de  visite  humaine,  ne  se  laisse  apercevoir.  Les  bruyères, 
les  cactus,  y  régnent  seuls  avec  la  fierté  de  l'indépendance.  C'est  le 
désert,  pensez-vous,  ce  sol  est  sorti  tout  droit" de  la  main  de  Dieu  : 
il  attend  le  premier  occupant.  Détrompez-vous  :  il  a  un  maître,  et 
même  plusieurs.  Ils  y  étaient  encore  il  y  a  peu  de  mois  :  s'ils  l'ont 
quitté,  c'est  que  telle  source  d'eau  était  tarie,  ou  telle  veine  de  terre 
épuisée;  mais  ils  reparaîtront,  sinon  l'année  qui  court,  au  moins 
celle  qui  vient.  Et  en  attendant,  si  l'horizon  est  pur,  vous  pouvez 
distinguer  à  travers  les  vapeurs  du  soir  la  fumée  de  leurs  tentes, 
et  l'écho  vous  apportera  les  aboiemens  des  chiens  qui  en  gardent 
l'entrée. 

Du  moment  que  l'on  voulait  coloniser,  il  fallait  nécessairement  se 
préoccuper  de  faire  passer  des  Arabes  aux  Européens  une  partie  au 
moins  du  terrain  si  mal  employé.  C'est  là  qu'on  rencontrait  le  der- 
nier et  non  le  moindre  des  problèmes  de  la  colonisation.  C'est  là 
qu'on  venait  se  heurter  contre  une  redoutable  complication  de  dif- 
ficultés matérielles  et  morales.  La  plus  sérieuse  n'était  pas  la  résis- 
tance armée  que  les  Arabes  pouvaient  opposer  à  une  réduction  de 
'ce  genre,  destinée  à  les  atteindre  dans  leurs  habitudes  les  plus  an- 
ciennes et  les  plus  intimes.,  Bien  que  de  la  part  de  sujets  aussi  bel- 
liqueux aucun  genre  de  résistance  ne  fût  à  dédaigner,  ce  n'était 
après  tout  là  qu'une  question  de  force,  et  une  fois  en  train  de  vain- 
cre et  de  conquérir,  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  de  force  à  dé- 
ployer, ce  n'est  pas  là  ce  qui  est  de  nature  à  arrêter  des  armées  fran- 
çaises; mais  derrière  cette  question  de  force  s'élevait  une  bien  plus 
délicate  question  de  droit.  Avions-nous  le  droit  de  retirer  aux  Arabes 
par  voie  de  contrainte  ce  territoire  dont  ils  abusent  sans  doute, 
mais  qu'ils  tiennent  pourtant  de  leurs  aïeux,  et  sur  lequel  ils  exer- 
cent, au  titre  d'une  occupation  non  contestée,  une  possession  immé- 
moriale? Pouvions-nous  consommer  un  tel  dépouillement  sans  rom- 
pre l'engagement  conclu  par  notre  premier  traité  et  plus  encore 
celui  que  nous  avions  contracté  envers  nous-mêmes  de  respecter  les 
propriétés  de  nos  nouveaux  sujets?  Cette  garantie  solennelle  que 
nous  avions  généreusement  donnée  s'étendait-elle  à  cette  propriété 
inattendue,  abusive,  dévorante,  pour  ainsi  parler,  qui  confisque  et 
engouffre  les  dons  les  plus  précieux  de  la  nature  sans  en  jouir  elle- 
même  et  sans  permettre  qu'on  en  jouisse?  Le  droit  d'user  et  d'à- 


32  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

bu«»r,  définition  de  la  propriété  selon  les  jurisconsultes,  va-t-il 
jusqu'à  ne  pas  user  du  tout  de  deux  cents  lieues  de  territoire?  Fal- 
Uil-i!  violer  notre  parole?  Fallait-il  exposer  la  colonisation  entre- 
priîie  à  mourir,  devant  des  immensités  désertes,  du  lent  supplice  de 
Tantale?  Je  ne  crois  pas  que  jamais  cas  de  conscience  plus  délicat 
ait  été  posé  à  un  conquérant  honnête  homme. 

Let  moyens  les  plus  variés,  les  uns  doux,  les  autres  énergiques 
*  el  sommaires,  furent  proposés  dès  le  premier  jour  pour  sortir  de 
celte  diflTiculté,  qui  était  au  fond,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloi- 
gné, le  nœud  vital  de  la  colonisation.  Les  théories  radicales,  tou- 
jours séduisantes  pour  beaucoup  d'esprits,  surtout  quand  la  néces- 
sité presse  et  que  les  obstacles  impatientent,  furent  les  premières  à 
te  produire.  Des  écrivains  soi-disant  versés  dans  le  droit  musulman 
ont  sérieusement  prétendu  que  le  Coran  ne  permettait  à  ses  fidèles 
aucune  propriété  digne  de  ce  nom,  que  le  souverain  politique, 
dans  la  loi  musulmane,  était  l'unique  propriétaire,  et  que  l'usufruit 
seul  des  biens- fonds  appartenait  aux  détenteurs,  d'où  il  suivait 
qu'en  sa  qualité  d'héritier  de  Mahomet,  le  gouvernement  français 
pouvait  à  son  gré  déposséder  tous  les  Arabes.  Cette  subtilité  eût  tout 
arrangé  en  effet,  tout  excepté  l'honneur,  l'humanité  et  la  conscience. 
Des  conseillers  plus  timorés  ouvraient  l'avis  d'acquérir  aux  Arabes 
leurs  territoires  par  voie  d'expropriation  publique  moyennant 
échange  ou  indemnité,  parti  sans  contredit  beaucoup  plus  humain 
et  plus  sage,  mais  qui  lui-môme  donnait  naissance  à  des  diflicultés 
d'un  autre  ordre.  Pour  acquérir  avec  certitude  en  effet  et  à  l'abri 
des  fraudes  et  des  revendications,  il  faut  commencer  par  déterminer 
avec  clarté  la  nature  et  l'étendue  des  droits  du  vendeur.  Sans  titi'e 
de  propriété  positif,  point  d'acquisition  bien  assurée.  Or  c'est  là  jus- 
tement ce  qui  manque  aux  tribus  arabes,  et  ce  qu'elles  ne  se  sou- 
cient guère  de  se  procurer.  Établies  sur  le  territoire  qu'elles  détien- 
nent au  nom  de  coutumes  mal  définies,  elles  ne  se  mettent  pas  en 
peine  de  bien  savoir  ce  qu'elles  ont,  afin  d'être  plus  à  leur  aise  pour 
prendre  ou  vendre  au  besoin  ce  qu'elles  n'ont  pas.  Les  limites  de 
leur  propriété  respective  sont  si  confusément  tracées,  dans  l'inté- 
rieur de  chaque  tribu  le  mode  de  transmission  et  de  partage  est  si 
incertain,  tant  d'usages  et  de  substitutions  bizarres  viennent  à  la 
traverse  du  droit  commun,  et  la  bonne  foi  est  si  peu  répandue  dans 
leur  tilil  q-:  •  îtf.  transaction  avec  elles,  pour  ne  pas  donner  ou- 
verbire  à  .  lU  sans  fin,  doit  être  précédée  de  longues  et  mi- 

"  iuiions.  Les  premiers  Français  qui  se  risquèrent  aux 

pu,..  .  -.  \.^.  i  en  firent  Texpérience  à  leurs  dépens  :  dix  ans  après 
hiooQquéte,  ils  plaidaient  souvent  encore  sans  avoir  pu  être  mis  en 
poUMlioo  d'un  bien  imaginaire,  ou  qui  n'avait  jamais  existé,  ou  qui 
0  appartenait  point  au  vendeur.  Le  système  d'expropriation  avec 


I 


UNE    RÉFORME    ADMINISTRATIVE    EN    AFRIQUE.  33 

indemnité  supposait  donc  comme  opération  préalable  une  vérifica- 
tion générale  de  tous  les  titres  de  possession  et  l'établissement  d'un 
cadastre  régulier,  deux  opérations  qui,  appliquées  à  ces  territoires 
immenses,  effraient  la  pensée  par  leur  complication  et  leur  lon- 
gueur. Ici  encore  se  retrouvait  sous  une  face  nouvelle  l'inconvénient 
d'avoir  affaire  à  une  demi-civilisation.  Avec  des  nations  policées,  on 
traite  en  assurance;  avec  des  tribus  barbares,  on  n'a  pas  de  droits 
acquis  à  ménager;  on  les  pousse  devant  soi  :  elles  reculent,  et  tout 
est  dit.  Mais  les  Arabes  ont  assez  de  droits  sur  le  terrain  qu'ils  oc- 
cupent pour  qu'on  ne  puisse,  sans  blesser  l'équité,  les  spolier  admi- 
nistrativement,  pas  assez  pour  qu'on  puisse  contracter  avec  eux 
sans  péril;  ils  en  ont  assez  pour  arrêter  un  vainqueur  scrupuleux, 
pas  assez  pour  rassurer  un  acquéreur  prudent. 

Tel  est  exposé  très  imparfaitement  et  même  (je  crains  qu'on  ne  s'en 
doute  pas)  très  brièvement  l'ensemble  et  comme  le  cercle  de  diffi- 
cultés dans  lesquelles  se  trouvait  enfermée  à  son  début  l'œuvre  en- 
treprise par  l'occupation  française  en  Afrique.  De  quelque  côté  qu'elle 
se  tournât,  sous  quelque  point  de  vue  qu'elle  voulût  envisager  la 
tâche  qui  lui  était  dévolue ,  elle  rencontrait  la  route  barrée  dès  le 
premier  pas.  Voulait-elle  se  borner  à  une  simple  conquête?  La  con- 
quête était  laborieuse,  sanglante  et  stérile.  Demandait-elle  appui  au 
commerce?  Le  commerce  répondait  qu'il  vit  d'échanges,  et  ne  peut 
rien  porter  là  où  il  n'a  rien  à  reprendre.  Tentait-elle  une  colonisation 
directe?  Toute  colonie  agricole  se  compose  de  colons  et  de  terres  :  il 
y  avait  très  peu  de  colons  à  trouver  en  France  et  très  peu  de  terres 
à  leur  donner  en  Afrique.  C'est  contre  ces  entraves  de  tout  genre  que 
l'administration  algérienne  a  lutté  pendant  ^ngt-huit  ans,  hésitant, 
tâtonnant,  mais  ne  renonçant  jamais,  essayant  de  tous  les  systèmes, 
entrant  dans  toutes  les  voies  avec  une  persévérance  souvent  heu- 
reuse, parfois  mal  conseillée,  toujours  digne  d'éloge.  Il  est  grand 
temps  d'en  venir  à  examiner  quel  résultat  elle  a  obtenu,  et  parmi 
tant  d'obstacles  qu'elle  avait  à  vaincre,  combien  ont  cédé  à  son  ha- 
bileté, combien  ont  résisté  à  ses  efforts,  combien  même  ont  été  ac- 
crus par  son  inexpérience  et  sa  maladresse;  mai^  si  on  n'avait  com- 
mencé par  mesurer  l'étendue  de  la  tâche,  on  ne  serait  ni  assez  juste 
envers  le  succès  obtenu,  ni  assez  indulgent  pour  les  fautes  com- 
mises. 

Dans  cet  examen  même,  deux  parts  devront  être  faites,  comme 
nous  l'avons  annoncé  :  l'une  pour  l'ancienne  administration,  qui  a 
cessé  moralement  d'exister  en  1858  avec  la  suppressidh  des  gou- 
verneurs-généraux ;  l'autre  pour  la  nouvelle,  qui  commence  avec  la 
création  du  ministère  de  l'Algérie,  et  qui,  si  elle  n'a  pas  encore  eu 
le  temps  de  beaucoup  faire,  a  du  moins  beaucoup  parlé,  et  dont  on 

TOME  XXV.  3 


Il  BETUE   DES   DEUX   MONDES. 

peut  donc  jager  les  intentions,  sinon  les  actes.  Craignant  de  nous 
fier  uiiiquenifut  dans  cette  comparaison  à  nos  souvenirs  et  à  nos  ob- 
senrations  personnelles,  nous  avons  fait  choix,  pour  nous  guider, 
parmi  la  quantité  très  considérable  d'écrits  qu  a  fait  éclore  la  crise 
de  l'année  dernière,  d'un  petit  nombre  dont  le  nom  se  trouve  inscrit 
au  bas  de  ces  pages  (1),  non  qu'ils  aient  tous  à  nos  yeux  une  valeur 
ni  un  mérite  égal ,  mais  parce  qu'ils  représentent  des  points  de  vue 
diflèrens  dont  le  parallèle  peut  être  utile.  Ab  Jove  principium. 
Le  premier  en  importance  de  ces  divers  documens  est  sans  contre- 
dit le  travail  de  M.  le  colonel  Ribourt,  publié  sous  ce  titre  :  le  Gou- 
Tcmnnent  général  de  VAlgérie  de  1852  à  1858.  M.  Ribourt  a  été 
attaché  à  la  personne  de  M.  le  maréchal  Randon,  dernier  gouver- 
neur-général, pendant  toute  la  durée  de  son  pouvoir,  et  l'a  suivi 
même,  si  je  ne  me  trompe,  dans  sa  promotion  récente  au  ministère 
de  la  guerre.  C'est  donc  ici  l'ancienne  administration  elle-même  qui 
se  défend,  et  son  témoignage  a  toute  la  valeur  d'une  pièce  officielle, 
eo  même  temps  que  l'autorité  plus  grande  qui  s'attache  à  la  loyauté 
généralement  reconnue  de  son  dernier  représentant.  En  regard  de 
ce  travail  d'une  source  si  élevée,  nous  prions  qu'on  nous  pardonne 
l'irrévérence  de  placer  la  brochure  du  journaliste  le  plus  opposant 
d'Alger,  véritable  satire  qui  a  tous  les  défauts  du  genre  et  quel- 
ques-uns de  ses  faciles  mérites.  Entre  ces  deux  extrêmes  viennent 
s'interposer  naturellement  les  travaux  de  deux  écrivains  distingués, 
qui,  sans  faire  à  l'ancien  système  une  opposition  à  outrance,  ont 
exprimé  des  vues  de  réforme  modérée.  Un  recueil  hebdomadaire 
asseï  peu  répandu,  mais  rédigé  avec  soin,  nous  a  fourni  la  série 
très  complète  des  pièces  émanées  du  nouveau  ministère,  au  moins 
pendant  la  durée  du  pouvoir  du  prince  qui  l'a  inauguré.  Les  faits 
sur  lesquels  s'accordent  des  autorités  si  différentes  doivent  être  né- 
ceuttircment  tenus  pour  avérés.  Quant  aux  idées  qui  les  divisent, 
nous  demandons  la  permission  de  n'en  adopter  aucune  ni  exclusi- 
vement, ni  aveuglément. 

AXBERT  DE   BrOGLIE. 

J^iL  UGmmmtmÊmt  d^AiQériê  de  185t,  par  F.  Ril)Ourt,  colonel  d'état-major;  Paris, 
^mAmk»  m  O»,  ^oal  Volulro,  13.  —  n.  L'Algérie,  c«  qu'elle  est  et  ce  qu'elle  doU  être , 

^jl^IfTy^^T^T**'  ^^*  ****  '^"****  '"^^  "»®  Babaxoun.  —  III.  L'Àlgéne, 
_r,?*  *»«•*«••. dnoripHf  §t  ttatietiquê,  par  M.  Jules  Duval,  secrétaire  du  conseil- 
ÎS^T-.t'  *?  >'^^^*^  d'Orani  ParU,  Hachette  et  C»«,  rue  Pierro-Sarrazin ,  i4.— 
êL^^'aS'JI  ^^^*'**^^^  **• ''^'^'  P»'  Lowi»  do  Baudicour;  Paris,  Challamel 
r*7  '••  "îf  ■«•apr»,  M.  —  V.  Moniteur  de  la  Colonisation,  journal  hebdomadaire; 


SALOMÉ 


SCÈNES  ET  SOUVENIRS  DE  LA  FORÊT-NOiRE. 


I 


lU n'est  pas  de  chasseur  du  pays  de  Bade  qui  ne  connaisse  la 
Herremviese,  Les  cerfs  et  les  chevreuils  errent  en  liberté  sous  l'om- 
bre épaisse  des  sapins  qui  l'entourent;  le  coq  de  bruyère  y  chante 
au  printemps,  la  gelinotte  y  bat  de  l'aile.  La  plume  ne  saurait  ren- 
dre l'aspect  de  ce  plateau,  situé  au  cœur  même  de  la  Forêt-Noire, 
et  séparé  par  d'interminables  futaies  de  la  plaine  que  la  charrue 
féconde  et  que  l'industrie  anime;  le  pinceau  le  plus  habile  serait 
maladroit  à  reproduire  sur  la  toile  les  couleurs  changeantes  et  la 
désolation  de  ce  paysage,  fermé  par  une  ceinture  d'arbres  sombres 
et  serrés.  Qu'on  se  figure  une  prairie  ovale  cachée  dans  un  pli  de  la 
montagne  ;  les  profondes  colonnades  des  sapins  montent  en  amphi- 
théâtre tout  alentour  sans  que  le  regard  en  puisse  percer  l'étendue 
mystérieuse.  On  dirait  qu'un  géant  a  fauché  un  pan  de  la  forêt  pour 
y  faire  pénétrer  l'air  et  la  lumière;  mais  le  soleil  ni  le  vent  n'en  ont 
pu  chasser  la  tristesse.  Les  eaux  claires  d'un  ruisseau  traversent  la 
prairie;  quelques  maisons  se  groupent  autour  d'une  humble  cha- 
pelle, qui  n'élève  pas  bien  haut  son  petit  clocher.  Une  auberge  est 
bâtie  au  bord  de  la  route;  des  troupeaux  de  vaches  paissent  l'herbe 
çà  et  là.  On  n'entend  pas  d'autres  bruits  que  le  son  de  la  cloche  ou 
le  beuglement  des  animaux  qui  ruminent;  mais  quand  la  bise  souffle, 
des  rumeurs  plaintives  remplissent  le  plateau,  la  forêt  désolée  gémit, 
et  des  murmures  s'en  élèvent  qui  prêtent  une  voix  à  la  solitude  pour 


16  «EVITE   DES   DEUX   MONDES. 

pleurer.  Selon  que  le  ciel  est  bleu  ou  que  les  nuées  se  déchirent  au 
milieu  du  feuillage  noir,  le  caractère  de  ce  plateau  peut  être  moins 
sauvage  sans  cesser  d'être  mélancolique.  Aux  heures  où  le  vent 
d'hiver  agite  la  forêt  d'un  premier  frisson,  où  le  brouillard  qui 
rampe  sur  les  taillis  des  jeunes  sapins  estompe  la  montagne,  la  tris- 
leate  suinte  du  sol,  descend  des  profondeurs  du  bois,  monte  de  la 
vallée,  passe  avec  le  son,  et  la  Herrenwiese  tout  entière,  cachée 
dans  les  nuages,  glacée  par  un  froid  sinistre,  communique  à  l'âme 
l'impression  morne  d'un  tombeau.  Et  cependant,  si  on  l'a  visitée, 
soit  au  printemps,  quand  mille  fleurs  pressées  de  s'épanouir  étoi- 
lent  l'herbe  des  prés,  soit  en  automne,  quand  la  feuille  tombe  et 
court  parmi  les  sentiers,  on  ne  peut  s'empêcher  de  l'aimer,  d'y 
penser  souvent,  et  de  revoir  en  esprit  les  lignes  sévères  de  la  mon- 
tagne qui  l'enserre  et  les  croupes  sombres  de  la  forêt  qui  profile 
sur  le  ciel  gris  les  flèches  dentelées  du  mélèze  et  du  sapin. 

Lorsque  le  voyageur  a  tourné  l'angle  de  la  route  escarpée  qui 
de  Bfihl  conduit  à  la  Herrenwiese,  il  a  devant  lui  toute  l'étendue  du 
plateau,  les  modestes  chalets  à  toits  de  planches  groupés  autour  de 
l'auberge,  le  ruisseau  limpide  qu'enjambent  dé  légers  ponts,  les 
petits  jardins  où  poussent  quelques  légumes  entre  des  haies  vives, 
deux  ou  trois  métairies  perdues  sur  la  lisière  des  grands  bois.  C'est 
à  p«Mne  si  quelques  figures  humaines  animent  le  silence  et  l'immo- 
bilité du  paysage  :  une  bergère  qui  tricote  garde  deux  ou  trois  va- 
ches; une  pauvre  femme,  armée  de  la  pioche  ou  du  râteau,  cultive 
un  petit  coin  de  terre;  un  montagnard  pousse  devant  lui  des  bœufs 
qui  traînent  un  chariot  tout  chargé  de  jeunes  troncs  fraîchement 
coupAs.  Si  un  coup  de  fusil  éclate,  de  longs  échos  répercutent  le  son, 
qui  mule  et  se  prolonge  dans  la  montagne.  Le  ciel  est  bas;  des 
vapeurs  glissent  sur  les  crêtes  de  la  forêt  et  voilent  l'horizon.  Tout 
au  fond  du  plateau,  à  l'autre  extrémité  de  la  Herrenwiese,  s'ouvre 
une  vallée  qui  conduit  à  Forbach  :  on  dirait  un  coin  des  Alpes 
perdu  dans  la  Forêt-Noire. 

A  ré|K>que  ou  commence  ce  récit,  vers  la  fin  du  mois  de  janvier 
iS4.,  à  la  tombée  de  la  nuit,  cinq  personnes  étaient  réunies  dans 
la  maison  du  garde  k  qui  appartient  le  gouvernement  des  chasses 
de  la  Herrenwiese.  Une  lampe  de  cuivre  à  deux  branches,  suspen- 
due au  plafond,  éclairait  la  pièce  du  rez-de-chaussée,  qui  servait 
tout  à  la  fo'is  de  salon  et  de  salle  à  manger  â  la  famille.  Cette  pièce 
était  vaste,  propre,  un  peu  basse,  garnie  de  bancs  qui  en  faisaient 
le  i»iur,  d'une  large  table  bien  luisante  placée  au  milieu  avec  une 
demi. douzaine  d'escabeaux  poussés  dessous,  iVun  gros  poêle  de 
fotm*  qMi  ronflait  dans  on  coin,  et  dont  les  énormes  tuyaux  con- 
louri  !Vm  „i  vaguement  la  trompe  formidal)le  d'un  éléphant. 


*ft' 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DE    LA   FORÊT-NOIRE.  37 

Les  cloisons,  le  plafond,  le  plancher,  les  meubles,  tout  était  en  bois 
de  sapin  bien  poli;  nulle  part  un  grain  de  poussière.  Un  râtelier 
solide,  cloué  contre  le  mur  principal,  supportait  deux  ou  trois  fusils 
de  divers  calibres,  des  poires  à  poudre,  des  sacs  à  plomb,  des  bon- 
nets fourrés,  et  quelques-uns  de  ces  manchons  «en  peau  de  renard 
que  les  chasseurs  portent  au  temps  des  battues.  Un  grand  coucou, 
dont  le  pendule  grinçait  bruyamment,  sonnait  les  heures  tout  au- 
près; chaque  fois  que  l'aiguille  annonçait  une  sonnerie  nouvelle, 
Toiseau  mélancolique  chantait.  On  aurait  vainement  cherché  dans 
les  angles  de  cette  pièce,  chaude  et  tranquille,  ces  petites  statues 
de  la  Vierge  que  la  foi  catholique  des  montagnards  couronne  de 
fleurs;  point  de  christ  non  plus  et  point  d'images  de  saints,  mais 
en  place  quelques  vieilles  gravures  représentant  des  épisodes  de 
chasse  et  un  assez  beau  portrait  de  Calvin  dans  un  cadre  de  bois 
noir.  Tout  au  bas,  une  main  inconnue  avait  tracé  de  l'écriture  large 
et  ferme  du  xvii'^  siècle  cette  date  :  10  juillet  1509,  et  plus  bas  ces 
mots  :  Que  la  lumière  soit,  et  la  lumière  fut,  A  côté  du  chef  le  plus 
sévère  de  la  réforme,  un  second  portrait  à  la  mine  de  plomb, 
crayonné  d'une  manière  large  et  à  grands  traits,  représentait  un 
vieillard  dont  la  physionomie  était  empreinte  d'un  caractère  singu- 
lier d'énergie  et  de  sombre  exaltation.  On  lisait  au-dessous,  mais 
d'une  autre  écriture,  la  date  du  17  octobre  1685,  placée  en  vedette 
au-dessus  de  ce  verset  de  la  Genèse  :  Je  suis  le  Seigneur j  votre 
Dieu^  qui  vous  ai  tires  de  VEgypte^  de  la  maison  de  servitude. 
L'encre  a\^ait  un  peu  pâli.  Non  loin  de  ces  portraits,  dans  un  coin, 
se  dressait  un  vieux  piano  carré  à  pieds  droits,  accompagné  de 
quelques  cahiers  de  musique  dans  leur  casier.  Des  pots  de  bruyère 
et  de  géranium  ornaient  l'appui  des  fenêtres.  Un  beau  chien  de  la 
race  des  épagneuls,  à  la  robe  noire,  dormait  auprès  du  poêle  ;  au- 
dessus  chantait  une  bouilloire  pleine  d'eau.  La  pluie  fouettait  par 
rafales  les  volets  fermés;  on  entendait  le  pétillement  des  gouttes 
d'eau  contre  les  ais  de  sapin,  et  à  intervalles  inégaux  les  sifîlemens 
de  la  bise,  qui  secouait  la  robuste  maison.  Par  une  porte  intérieure, 
à  demi  ouverte,  on  apercevait  une  servante  en  train  de  frotter  vigou- 
reusement la  vaisselle  d'étain  et  de  faïence  sur  le  bord  fraîchement 
lavé  d'un  fourneau  chargé  d'ustensiles  de  cuivre.  Elle  fredonnait  à 
voix  basse  pour  accompagner  son  travail.  Dans  la  grande  pièce, 
aucun  bruit,  pas  une  parole,  pas  un  son,  si  ce  n'est  le  murmure  in- 
termittent d'un  rouet  dont  une  fileuse  faisait  tourner  la  manivelle. 
Parmi  les  cinq  personnes  qu'on  voyait  là,  quatre  avaient  entre 
elles  un  air  de  famille,  la  cinquième  paraissait  étrangère;  c'était  un 
jeune  homme  qui  portait  un  costume  de  chasse,  gilet,  veste  et  pan- 
talon de  velours  marron  à  côtes,  avec  des  bottes  de  cuir  de  Russie 


da  jarret.  Asâs  deranl  k  grande  table,  la  lète 
1  écmiit;  la  pIvK  sTaiTétah  soorait,  et  souvent  ansd  il  regar- 
le  petit  gRMqpe,  qû  wmMait  abaotbé  tout  eotM  psur  des  oc- 
<fif«nes.  Ce  ctowcf  poorâît  arw  une  trentaine  tf  an- 
liai;  i  avait  le  râage  pâle,  sérieux  et  dom,  les  jeux  bleus,  des 

el  aojeiiK,  les  traits  fins,  la  pbyâono- 
»,  et,  amme  eootraste,  une  Imgae  balafire  blandie 
qal  uiff  !Q«i  le  front  et  expirait  sor  la  joœ.  On  poorait  croire  éga- 
ksKBt  qne  c'était  vn  prafesBeor  de  FanÎTerâté  de  flqdelha^  en 
trate  de  iôre  aae  cxeonioB  sdentifiqoe,  on  qaelqœ  jeone  officier 
de  la  ^,f  ■■■■■«  de  Bastadt  benreox  d'égayer  par  la  chasse  les  loisirs 
d'an  congé.  Qnaad  les  yeux  da  jeone  homme  avaient  fait  le  tonr  de 
la  cfaunbre,  ils  s'anétaient  pins  kHigtemps,  et  avec  nne  complaî- 
anee  rêveuse,  sor  le  profil  d'one  jeone  fille  qoi  lisait  à  Fantre  boat 
de  la  table.  D  n'en  détachait  pins  sm  regard  sans  nn  ^ort,  et  sa 
■ttin  paraiTiHÎt  ensmte  plus  knte  à  éciîre.  La  jeone  fiOe,  objet  de 
cette  attention,  n'avait  pas  plos  de  dix-huit  on  dix-neuf  ans;  deux 
de  cheveux  blonds,  semblables  à  des  fils  de  soie 
adraient  nn  front  pur,  placide  et  légèrement  bombé; 
nn  petit  résean  de  veines  bleues  courait  sor  les  tempes.  Ses  pao-. 
et  fraisées  de  longs  dis,  j[m>jetaient  une  ombre 
mate  de  ses  joœs.  Aucune  émotion  ne  pa- 
ï,  et  jamais  elle  n'était  distraite  de  sa  lecture; 
semMait  oppressée,  et  sa  poitrine  se  soo- 
irrégnliers  et  profonds.  Tout  en  elle  avait  une 
frtie  et  dâicate;  le  corsage  étroitement  serré  par  un 
ichn  de  nwnfnfline,  sa  taille  plate,  ses  bras  souples,  ^nt  Fun  soo- 
m  tète  pensive  par  une  courbe  harmonieuse,  ses  mains  bru- 
par  le  hàle,  mais  cFune  forme  charmante,  son  cou  mince  et 
raod,  ff  ipifMiun  sérieuse  de  sa  bouche,  faisaient  songer  à  ces 
Tierces  qui  enaetefiaKnt  leur  jeunesse  dans  les  ombres  d'un  cloître 
et  mmààmi  repetter  nne  patrie  inconnue.  Auprès  d'eUe,  un  petit 
des  maisonnettes  et  des  bonshommes  sur  une 
de  papier  Manc  il  était  bravement  accroupi  sur  sa  chaise, 
«•  ■•  UMn^nât  pan  d'exposer  son  ceuvre  à  la  lumière  après  chaque 
«•■p  de  cvafon«  A  fair  de  son  visage,  on  dev'mait  que  cet  artiste 
^  *«  •»  dannait  nne  pleine  ^iprobation  à  ce  qu'il  faisait.  Plus 
W«f  A  eM  dn  patte*  nn  honuDe  A  chcfcm  grisonnans,  vigoureux, 
••eel  de  laiSe  aoyenni,  aasis entre  nn  baquet  plein  d'eau  et  une 
^iiaan  fond  de  laquelle  il  y  avait  qnriques  gouttes  d'huile, 
yf*^f^_^  ^^•t»  ^Wi  ftMil  A  deui  coq»,  dont  la  crosse  et  la 
Mwie,  farniaa  de  cnifie,  venaient  d'être  nettoyées  et  polies  à 
fcM.  Ob  rfrBaaiiiHli  en  lai  le  chef  de  U  famille;  U  portait  le  rè- 


SCÈNES    ET   SOUTEMRS    DE    LA    FORÈT-NOrRE.  S9 

tement  des  gardes  de  la  Forêt -Noire,  la  grande  casaque  de  drap 
gris,  à  paremens  et  à  collet  droit  de  couleur  verte  ;  son  chapeau  de 
feutre,  également  vert,  orné  d'un  large  ruban  de  soie  et  d'une  co- 
carde en  plumes  de  coq  de  bruyère,  reposait  à  ses  pieds,  chaussés 
de  grandes  bottes  en  cuir  noir  qui  montaient  jusqu'au  milieu  des 
cuisses.  A  portée  de  sa  main ,  appuyée  contre  la  cloison ,  on  voyaûl 
cette  hachette  à  long  manche  avec  laquelle  les  forestiers  allemands 
entaillent  les  arbres  propres  à  être  abattus.  Quand  par  hasard  le 
garde  relevait  la  tête,  on  apercevait  un  visage  maigre,  austère,  au- 
quel le  sourire  semblait  étranger,  et  dont  les  yeux  noirs,  profondé- 
ment enchâssés  sous  des  sourcils  touffus  et  mobiles,  rappelaient,  par 
leur  éclat  et  leur  vivacité,  ceux  des  oiseaux  de  proie.  Ce  visage  ce- 
pendant n  effrayait  pas;  malgré  la  rigidité  des  traits  et  le  feu  du 
regard,  on  y  lisait  la  franchise,  la  droiture  et  la  bonté,  unies  à  l'ex- 
pression d'une  énergie  sans  égale.  Après  l'avoir  examiné  un  instant, 
on  ne  pouvait  s'empêcher  de  jeter  les  yeux  sur  le  portrait  à  la  mine 
de  plomb  suspendu  au  mur.  Entre  le  vieillard  que  représentait  ce 
portrait  et  l'homme  qui  lavait  son  fusil,  il  y  avait  ime  analogie  qui 
saisissait  tout  d'abord.  En  face  du  père  de  famiUe,  une  femme  âgée, 
vêtue  de  noir,  filait  lentement.  De  temps  en  temps,  elle  regardait  le 
petit  garçon  qui  dessinait  et  lui  souriait  à  la  dérobée.  Au  premier 
coup  d'œil  jeté  dans  cette  vaste  pièce  et  sur  les  personnes  qui  l'ha- 
bitaient, ii  était  facile  de  reconnaître  qu'on  avait  mis  le  pied  dans 
r intérieur  austère  d'une  famille  protestante. 

Après  qu'il  eut  achevé  de  fourbir  son  anne  de  prédilection  et  ra- 
justé le  canon  dans  le  bois  de  la  crosse,  Jacob  Royal  mit  à  sa  place, 
dans  le  râtelier,  le  fusil  oint  légèrement  d'une  dernière  couche 
d'huile,  se  rapprocha  de  la  table,  prit  un  gros  livre  à  fermoirs  d'ar- 
gent, et,  tirant  un  escabeau,  s'assit  dans  le  voisinage  de  la  lampe  à 
deux  branches.  —  Celui  qui  n'a  pas  soin  de  son  arme,  dit-il,  est 
semblable  à  un  homme  qui  ne  donnerait  à  son  serviteur  ni  le  pain 
ni  le  sel  ;  quand  vient  le  jour  de  la  mauvaise  fortune,  le  ser\*iteur 
abandonne  la  maison,  et  Thomme  périt. 

Pei-sonne  ne  répondit;  le  petit  dessinateur  suspendit  un  instant 
la  marche  de  son  crayon ,  la  plume  du  jeune  chasseur  cria  sur  le 
papier,  et  Jacob,  ayant  ouvert  son  grand  livre,  lut  silencieusement, 
ses  deux  mains  étendues  sur  la  table.  Le  chasseur  ne  regaixia  plus 
la  jeune  fille.  Le  silence,  déjà  profond,  devint  plus  profond  encore. 

Bientôt  après  le  coucou  chanta  dix  fois.  Jacob  ferma  son  livre. 
—  L'heure  du  repos  est  venue,  dit-il;  la  nuit  a  été  donnée  à  l'homme 
pour  qu'il  fût  délassé  de  ses  fatigues;  retirez-vous,  mes  enfans.  Toi, 
Salomé,  va  voir  dans  la  cuisine,  à  l'étable  et  dans  l'écurie,  si  tout 
est  en  ordre  et  si  les  animaux  ne  manquent  de  rien.  Le  Seigneur 
nous  les  a  donnés,  mais  il  faut  êti*e  bon  pour  eux. 


^0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  jeune  fille,  qui  lisait,  se  leva  et  sortit,  tandis  que  son  frère 
serrait  dans  une  boîte  son  crayon  et  son  papier  avec  la  docilité 
muette  d'un  enfant  qui  pratique,  sans  la  connaître,  la  sentence  des 
serviteurs  arabes  :  «  Entendre,  c'est  obéir.  » 

—  Et  toi,  Rodolphe,  poursuivit  Jacob  en  s' adressant  au  chasseur, 
cesse  d'écrire;  après  cette  longue  journée  de  chasse,  tu  dois  avoir 
besoin  de  sommeil.  Quiconque  a  vécu  en  paix  dormira  en  paix,  et 
son  réveil  sera  semblable  à  la  fraîche  lueur  du  matin. 

Salomé  rentra,  et,  secouant  les  gouttes  de  pluie  qui  argentaient 
sa  mante  et  ses  cheveux,  s'arrêta  debout  devant  son  père.  —  Tout 
est  bien,  et  les  animaux  reposent,  dit-elle  d'une  voix  lente  et  grave 
qui  avait  la  sonorité  d'une  cloche  d'argent. 

—  A  présent  prions,  mes  enfans,  reprit  Jacob. 

Toute  la  famille  joignit  les  mains,  la  fileuse  à  la  droite  de  Jacob, 
Salomé  et  Zacharie  à  sa  gauche.  Le  chasseur  inclinait  sa  tête  de 
l'autre  côté  de  la  table.  Le  garde  leva  les  yeux  au  ciel.  —  Toi  qui 
as  tiré  les  Hébreux  des  mains  des  Égyptiens  et  rendu  semblables 
aux  agneaux  les  lions  qui  menaçaient  Daniel,  protége-nous.  Tu  vois 
le  fond  de  nos  cœurs  et  tu  lis  dans  nos  âmes.  Inspire-nous,  Sei- 
gneur, la  sainte  résolution  de  marcher  dans  ta  voie,  et  que  ta  mi- 
séricorde s'étende  sur  cette  maison! 

Après  que  sa  main  se  fut  abaissée  sur  les  fronts  penchés  de  Sa- 
lomé, de  Zacharie  et  de  la  fileuse,  Jacob  se  tourna  vers  le  chasseur  : 
—  Tu  n'es  pas  de  notre  communion,  ajouta-t-il;  mais  celui  qui  rend 
aux  enfans  l'iniquité  des  pères  jusqu'à  la  troisième  et  quatrième 
génération  connaît  entre  tous  les  hommes  de  bonne  volonté  et  les 
bénit.  Adieu,  mon  fils,  jusqu'à  demain  ! 

Salomé,  qui  s'était  levée,  approcha  son  front  des  lèvres  de  son 
père;  il  l'embrassa,  ainsi  que  Zacharie,  qui  fermait  à  demi  les  yeux, 
et  se  retira.  La  fileuse  prit  l'enfant  par  la  main  et  ouvrit  une  porte 
voisine.  Au  moment  où  Salomé  allait  poser  le  pied  sur  l'escalier  qui 
conduisait  à  l'étage  supérieur,  le  chasseur  l'arrêta  par  le  pan  de  sa 
robe.  —  Ne  me  direz-vous  rien,  Salomé?  Vous  ne  m'avez  pas  en- 
core parlé,  et  j'ai  vécu  loin  de  vous  tout  aujourd'hui,  dit-il. 
^  Salomé  se  retourna.  Elle  tenait  à  la  main  un  petit  fiambeau  qui 
Téclairait  tout  entière.  Elle  était  très  pâle,  et  ses  lèvres  semblaient 
agitées  d'un  mouvement  nerveux.  —  Que  le  Seigneur  méjuge,  si 
je  fais  mal!  dit-elle  avec  effort,  mais  mon  cœur  n'est  pas  de  pierre. 
Voilà  ma  main...  Dormez,  Rodolphe,  dormez  tranquille,  si  une 
bonne  parole  peut  rendre  la  paix  à  vos  nuits. 

Un  éclair  de  joie  illumina  le  visage  du  chasseur;  il  s'empara  de  la 
main  qu'on  lui  tendait  et  la  porta  à  ses  lèvres.  Salomé  la  retira  vi- 
vement, et  monU  l'escalier  de  bois,  qui  craquait  sous  ses  pas  trem- 
blons. Un  instant  la  lumière  de  sa  lampe  en  éclaira  l'obscurité,  puis 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DE    LA   FORÊT-NOIRE.  Al 

tout  disparut,  et  l'on  entendit  dans  le  silence  de  la  maison  le  bruit 
d'une  porte  qu'on  fermait. 

—  Ah  !  dit  le  chasseur,  pourquoi  l'ai-je  vue  et  pourquoi  faut-il 
que  je  l'aime?  • 

Comme  il  se  retournait,  il  aperçut  sur  la  table  le  livre  que  dans 
son  trouble  Salomé  avait  oublié  d'emporter.  Il  l'ouvrit  et  dessiiîa 
avec  une  plume  sur  le  feuillet  marqué  par  un  signet  un  R  et  un  S 
entrelacés.  —  Si  quelque  jour  nous  sommes  séparés,  murmura-t-il^ 
ces  deux  lettres,  éternellement  unies,  lui  rappelleront  quelqu'un  qui 
loin  d'elle  la  pleure  et  s'en  souvient! 

II. 

Jacob  Royal  était  depuis  vingt  ans  garde  des  forêts  domaniales 
de  la  couronne  grand-ducale  de  Bade  à  la  Herrenvviese;  il  avait  suc- 
cédé à  son  père.  Il  avait  alors  une  cinquantaine  d'années  à  peu  près.. 
Sa  famille  se  composait,  on  le  sait,  de  trois  personnes  :  sa  sœur  Ruth, 
qui  était  son  aînée  et  qui  portait  depuis  sa  lointaine  jeunesse  le  deuil 
de  son  fiancé  mort  à  Leipzig,  Salomé  et  Zacharie.  Ja^ob  avait  déjà 
perdu  deux  enfans  et  sa  femme,  qu'il  avait  tendrement  aimée,  et 
qu'il  n'avait  pas  voulu  remplacer.  Tous  les  événemens  qui  avaient 
laissé  leurs  traces  dans  sa  vie,  il  les  avait  inscrits  sur  les  marges 
d'une  grosse  bible  in-folio  qui  était  dans  la  famille  depuis  une 
longue  suite  d'années.  D'autres  marges  étaient  depuis  longtemps 
noircies  et  l'avaient  été  par  des  mains  que  la  mort  avait  glacées 
tour  à  tour.  Lorsque  Jacob  feuilletait  le  soir  ce  lourd  et  respectable 
volume  qui  devait  être  un  jour  remis  à  Zacharie,  il  y  trouvait  de 
page  en  page  les  annales  de  sa  famille,  les  dates  des  naissances, 
des  mariages,  des  décès,  et  en  outre  celles  de  certains  faits  considé- 
rables dont  les  victimes  avaient  voulu  que  la  mémoire  fut  conservée. 
Des  sentences  religieuses,  des  emprunts  faits  à  la  Bible,  des  prières 
énergiques  et  courtes,  un  mot,  un  cri  où  l'on  sentait  parfois  tout  le 
déchirement  d'une  âme,  accompagnaient  ces  dates  et  en  traduisaient 
le  sens.  C'était  comme  un  écho  des  souffrances  et  des  épreuves  du 
passé.  Dans  les  heures  d'angoisse,  le  cœur  fort  de  Jacob  se  retrem- 
pait dans  cette  lecture;  il  en  sortait  raffermi  et  résigné. 

La  famille  de  Jacob  Royal  était,  comme  son  nom  l'indique,  d'ori- 
gine française.  Elle  avait  quitté  le  Haut-Languedoc  à  l'époque  de 
la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  et  réussi,  après  maintes  aventures 
et  non  sans  laisser  aux  mains  des  dragons  de  M.  de  Baville  la  tota- 
lité de  ses  biens  et  quelques-uns  de  ses  membres,  à  gagner  l'Alfe- 
magne,  où  elle  avait  trouvé  la  liberté  d'adorer  Dieu  selon  sa  foi. 
Comme  un  vol  d'oiseaux  voyageurs  longtemps  battus  par  l'orage 


112  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

s'arrête  sur  le  premier  rivage  qu'il  rencontre,  ainsi  cette  famille 
d'exilés  prit  racine  sur  les  bords  du  Rhin,  et,  lasse  de  sa  course  en- 
sanglantée, ne  chercha  pas  un  autre  refuge.  Ces  premiers  fugi- 
tifs, privés  de  tout,  vêtus  de  quelques  lambeaux  d'étoffe,  tendirent 
leurs  mains  vers  le  ciel  sur  la  terre  de  délivrance,  et,  armés  de  ce 
courage  qu'avaient  eu  leurs  frères  les  puritains  dans  les  forêts  de 
l'Amérique,  ils  demandèrent  au  travail  les  ressources  qu'ils  avaient 
perdues.  La  première  fois  qu'ils  s'assirent  autour  d'une  table  gros- 
sière qu'ils  avaient  façonnée,  sous  un  humble  toit  qu'ils  avaient 
bâti,  et  qu'ils  mangèrent,  réunis  sous  la  main  de  l'aïeul,  un  pain 
honnêtement  gagné,  ils  remercièrent  le  Seigneur  et  entonnèrent  un 
hymne  d'actions  de  grâces  dans  la  langue  de  la  patrie  perdue.  Ils 
continuèrent  comme  ils  avaient  commencé,  obéissant  de  père  en  fils 
à  cette  tradition  de  constance  et  de  résolution  qu'ils  avaient  reçue 
au  berceau  ;  mais  endurcis  par  les  fatigues,  les  périls  et  les  épreuves 
de  toutes  sortes  qu'une  longue  adversité  avait  fait  passer  sur  tous 
ceux  de  leur  nom,  ils  revêtirent  leur  foi  d'un  caractère  d'austérité 
et  de  rigorisme  qui  les  rendit  semblables  à  ces  sombres  puritains 
qui  combattaient  les  cavaliers  du  roi  Charles  la  Bible  d'une  main  et 
l'épée  de  l'autre.  Au  milieu  d'un  peuple  et  d'une  civilisation  qui 
changeaient,  ils  ne  changèrent  pas.  Tels  ils  arrivèrent  à  Kehl  en 
1686,  tels  on  les  retrouvait  à  la  Herrenwiese  en  18Zi..  Jamais  un 
Royal  n'avait  mêlé  son  sang  au  sang  d'un  catholique,  si  ce  n'est 
sur  les  champs  de  bataille.  Les  fils  des  proscrits  et  leurs  filles  s'al- 
lièrent entre  eux,  puis  s'allièrent  aux  familles  protestantes  du  pays; 
ils  s'habituèrent  à  parler  allemand  sans  oublier  la  langue  maternelle, 
qui,  dans  la  bouche  des  descendans,  avait  conservé  des  formes  an- 
ciennes et  des  tours  solennels  qui  étonnaient  l'étranger.  Ils  appre- 
naient le  français  dans  la  vieille  bible  emportée  par  l'aïeul.  C'est  alors 
que  cette  habitude  qu'ils  avaient  contractée  d'emprunter  à  l'Ancien 
Testament  les  noms  qu'on  donne  aux  nouveau-nés  s'enracina  dans 
la  famille.  C'était  comme  un  souvenir  des  proscriptions  qu'ils  subis- 
saient après  le  peuple  de  Dieu  et  un  hommage  rendu  au  livre  saint 
auquel  les  calvinistes  demandent  chaque  jour  des  consolations  et  des 
enseignemens.  Cette  gravité  qui  naît  du  malheur  et  ce  besoin  de 
solitude  qu'éprouvent  les  cœurs  blessés  les  avaient  poussés  loin  des 
grands  centres  d'habitation,  vers  les  montagnes,  et  dès  la  seconde 
génération  le  Schwartzwald  était  devenu  une  nouvelle  patrie  pour 
cette  tribu  d'exilés.  Parmi  les  descendans  de  David  Royal,  ceux-là 
devinrent  forestiers,  ceux-ci  fabricans  d'horloges:  tous  vécurent 
humblement,  mais  probes  et  gardant  intact,  dans  des  cœurs  qui 
semblaient  faits  d'un  morceau  de  chêne,  l'héritage  d'honneur  et  de 
loyauté  qu'ils  avaient  reçu  de  leur  père;  toutefois,  comme  si  l'air  et 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DE    LA   FORÊT-NOIRE.  AS 

le  soleil  du  pays  natal  eussent  manqué  à  leur  poitrine,  ils  ne  mul- 
tiplièrent pas  ainsi  que  les  fils  d'Israël,  et  leur  nombre  lentement 
diminua  plus  qu'il  ne  s'accrut.  En  18Zi.,  Jacob  était  le  chef  de  la 
famille;  lui  seul  portait  le  nom  de  Royal  dans  la  Forêt-Noire,  et 
après  lui  Zacharie  seul  devait  en  être  le  représentant. 

Quand  le  père  de  Jacob  avait  été  nommé  à  l'emploi  de  garde- 
forêt,  dans  la  pensée  que  la  Herrenwiese  serait  éternellement  l'asile 
de  sa  famille,  cette  terre  de  Ghanaan  que  poursuivent  les  proscrits 
et  qu'ils  trouvent  si  rarement,  il  s'était  plu  à  embellir  la  maison 
qu'il  avait  achetée  du  fruit  de  ses  laborieuses  économies  et  à  l'agran- 
dir pour  qu'elle  fût  commode  à  ses  enfans  et  aux  enfans  de  ses  en- 
fans.  De  là  ces  communs  amples  et  bien  distribués,  ces  étables,  ce 
chenil,  ce  jardin,  ce  potager  qui  l'entouraient;  de  là  ces  curiosités 
qui  trompent  les  longues  heures  de  l'isolement,  ce  petit  ruisseau 
qui  s'arrondit  et  baigne  une  île  faite  d'un  peu  de  terre  et  de  quelques 
racines  entre  lesquelles  niche  le  canard ,  ces  prairies  et  ces  taillis 
larges  de  six  coudées  où  joue  et  court  une  paire  de  faisans  apprivoisés, 
cette  colline  tapissée  de  bruyère  qu'un  écolier  franchirait  d'un  élan 
et  qui  sert  de  retraite  à  toute  une  tribu  de  lapins  que  des  bassets 
à  robes  noires  et  à  jambes  torses  poursuivent  en  jappant,  ce  sapin 
mort  sur  lequel  perche  un  milan  fauve  étonné  de  son  oisiveté,  cette 
forêt  enfermée  entre  quatre  planches  où  bondissent  deux  chevreuils 
dont  les  têtes  fines  et  sauvages  regardent  le  voyageur  par- dessus 
les  jeunes  pousses,  ce  lac  qui  tiendrait  dans  un  boudoir  et  qu'a- 
nime le  vif  frétillement  des  truites.  Jacob,  et  après  Jacob  Salomé  et 
Zacharie  avaient  grandi  dans  cette  enclave  qui  les  avait  amusés  tout 
petits,  et  à  laquelle,  plus  grands,  ils  tenaient  par  mille  souvenirs. 
Si  leur  domaine  n'était  pas  grand,  ils  avaient  la  prairie,  le  torrent, 
et  plus  loin  les  profondeurs  sans  bornes  de  la  forêt.  Quels  ravins  ne 
connaissaient-ils  pas,  dans  quelle  source  n'avaient-ils  pas  étanché 
leur  soif,  quelles  pentes  n'avaient-ils  pas  gravies!  De  la  Hornis- 
grinde  au  Wildersee,  il  n'était  pas  de  coin  sombre  qu'ils  n'eussent 
exploré. 

Dans  la  semaine,  les  soins  du  ménage  occupaient  les  femmes;  le 
temps  des  hommes  appartenait  à  la  forêt  :  ils  en  surveillaient  les 
coupes,  marquaient  les  arbres  et  chassaient.  De  lentes  épargnes 
amassées  d'année  en  année  avaient  grossi  le  petit  avoir  de  la  fa- 
mille. A  dix -huit  ans,  et  dans  ces  contrées  pauvres,  Salomé,  qui 
.avait  six  arpens  de  bonnes  terres  et  3,000  florins  de  dot,  passait 
pour  un  riche  parti.  Elle  n'avait  point  encore  fait  de  choix.  Jamais 
on  ne  la  voyait  aux  danses  qui  réunissent  la  jeunesse  du  pays  dans 
l'auberge.  Le  dimanche,  elle  priait  en  famille.  Personne  ne  filait 
mieux  qu'elle  et  ne  préparait  de  meilleure  toile.  Elle  était  active, 


^^  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vigilante  et  douce.  Si  quelque  bûcheron  ou  quelque  ouvrier  des  car- 
rières se  blessait  en  travaillant,  elle  était  la  première  à  porter  la 
charpie  et  le  linge  nécessaires  au  pansement,  la  plus  prompte  et  la 
plus  adroite  à  le  soigner.  Il  y  avait  toujours  dans  la  maison,  grâce 
à  elle,  un  gros  morceau  de  pain,  une  tranche  de  jambon  et  quelque 
menue  monnaie  pour  l'étudiant  qui  passe  faisant  le  tour  de  la  Fo- 
rêt-Noire, ou  le  pauvre  qui  tend  la  main.  On  l'aimait  dans  tout  le 
canton,  on  lui  reprochait  seulement  de  ne  jamais  rire.  Salomé  faisait 
tout  silencieusement,  son  travail  de  chaque  jour  et  le  bien.  On  sa- 
vait qu'elle  regrettait  sa  mère  et  une  petite  sœur  morte  entre  ses 
bras;  on  ne  savait  pas  si  elle  désirait  quelque  chose.  L'ouvrage  ter- 
miné, quand  le  temps  le  permettait,  Salomé  avait  coutume  chaque 
jour  de  se  promener  dans  la  montagne.  Elle  en  connaissait  tous  les 
sentiers,  mais  elle  avait  des  coins  de  prédilection  vers  lesquels  elle 
dirigeait  presque  toujours  ses  pas.  Souvent  elle  avait  un  livre  à  la 
main.  On  la  voyait,  à  travers  les  arbres,  passer  lentement,  recueil- 
lie dans  une  pensée  intérieure  qui  jetait  de  nouvelles  ombres  sur 
son  front.  Les  étrangers,  les  touristes  se  retournaient  pour  la  re- 
garder, saisis  d'un  sentiment  où  la  surprise  se  mêlait  au  respect; 
les  jeunes  gens  de  l'endroit  la  saluaient  sans  s'arrêter.  Salomé  res- 
tait de  longues  heures  assise  au  pied  d'un  arbre  dans  les  bruyères, 
sur  des  hauteurs  d'où  sa  vue  perçait  l'horizon,  ou  blottie  à  l'ombre 
d'un  rocher,  dans  un  ravin,  attentive  et  les  mains  sur  les  genoux. 
Quelquefois  elle  lisait,  et  le  passage  d'un  troupeau  de  bœufs  ne  l'au- 
rait pas  tirée  de  sa  lecture  ;  quelquefois  elle  avait  les  yeux  perdus 
dans  un  brin  d'herbe,  et  rien  avant  le  soir  ne  l'arrachait  à  sa  rêve- 
rie. Alors  elle  rentrait  au  logis  plus  pâle  encore  malgré  la  marche  et 
le  grand  air,  mais  sereine  et  prête  à  tous  les  humbles  devoirs  d'une 
ménagère.  Les  enfans  l'aimaient  et  seuls  osaient  l'aborder. 

Comment  Rodolphe,  qui  n'appartenait  pas  à  la  famille  et  n'était 
pas  du  pays,  avait-il  pénétré  dans  cet  intérieur  sévère  et  l'y  voyait-on 
déjà  depuis  quelques  semaines?  C'est  ce  qu'un  hasard  avait  voulu. 

Jacob  ne  le  connaissait  pas,  Salomé  ne  l'avait  jamais  vu.  Un  jour 
que  Rodolphe  chassait  dans  la  Forêt-Noire,  le  brouillard  l'avait  sur- 
pris; au  milieu  de  ces  masses  épaisses  de  vapeur  que  le  vent  roulait 
au  travers  de  la  montagne,  il  n'avait  pas  tardé  à  perdre  son  chemin. 
Le  soir  était  venu;  la  fatigue  commençait  à  se  faire  sentir;  quand  il 
s'arrêtait,  le  froid  le  saisissait.  Chaque  pas  lui  faisait  rencontrer  de 
nouveaux  sapins.  Il  savait  qu'il  n'y  a  point  d'hôtes  dangereux  à  re- 
douter dans  la  forêt;  mais  la  perspective  d'une  nuit  à  passer  dans 
cette  humidité  glaciale  ne  laissait  pas  de  l'inquiéter.  Comme  il  déses- 
pérait d'atteindre  une  habitation  et  cherchait  déjà  l'abri  d'un  rocher 
sous  lequel  il  pût  s'étendre,  il  entendit  un  bruit  de  pas  sur  les  cail- 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DE    LA   FORÊT-NOIRE.  A5 

loux.  Rodolphe  appela.  Une  voix  lui  répondit,  et  un  homme  précédé 
d'un  chien  s'approcha  de  lui  à  grandes  enjambées  :  c'était  Jacob, 
qui  regagnait  la  Herrenwiese  après  une  tournée  dans  les  bois.  La 
présence  du  garde,  sa  parole  ferme,  l'espoir  d'un  gîte  prochain, 
tout  rendit  au  chasseur  la  force  qui  lui  manquait.  11  suivit  résolu- 
ment son  guide.  Si  sombre  qu'elle  fût,  la  forêt  n'avait  pas  de  mys- 
tères pour  Jacob.  Un  arbre  d'une  forme  particulière,  une  pierre,  un 
pan  de  mousse,  un  ruisseau,  une  croix,  un  vieux  tronc  renversé, 
étaient  autant  de  signes  auxquels  Jacob  reconnaissait  l'étroit  sentier 
couvert  des  ombres  du  brouillard.  Le  chien,  qui  répondait  au  nom 
d'Hector,  marchait  devant  eux,  bondissant  sur  les  pistes,  disparais- 
sant sous  le  couvert  impénétrable  des  sapins  et  reparaissant  tout  à 
coup  joyeux,  agile  et  la  queue  au  vent.  Au  bout  d'une  heure,  on  en- 
tendit au  fond  de  la  brume  errante  le  son  d'une  cloche;  bientôt 
après,  une  lumière  rougeâtre,  élargie  par  la  vapeur  qui  ondulait  sur 
le  plateau,  perça  la  nuit.  —  Nous  y  voici,  dit  Jacob.  Quelques  pas 
encore  les  amenèrent  devant  la  porte  d'une  vaste  maison  qui  s'était 
ouverte  aux  aboiemens  d'Hector.  Une  jeune  fdle  était  sur  le  seuil, 
tenant  une  lampe  de  la  main  gauche,  et  de  l'autre  couvrant  son 
front  pour  mieux  voir  dans  l'obscurité.  Elle  était  petite,  immobile  et 
grave,  avec  quelque  chose  en  elle  d'harmonieusement  triste,  intelli- 
gent et  doux  qu'on  n'est  pas  accoutumé  à  voir  parmi  les  filles  de  la 
campagne.  Entrevue  à  cette  clarté  douteuse,  elle  semblait  jolie.  Exa- 
minée à  loisir  et  en  pleine  lumière,  elle  était  mieux  que  cela.  Les 
traits  du  visage  étaient  fms,  l'expression  surtout  en  était  remar- 
quable. Elle  avait  le  regard  droit,  ferme  et  clair.  Jamais  bouche 
plus  sérieuse  ne  fut  plus  aimable.  H  sembla  à  Rodolphe  qu'il  avait 
déjà  vu  cette  figure  jeune  et  calme.  Son  souvenir  ne  lui  en  disait 
pas  davantage.  Gomme  il  la  regardait,  Salomé  se  rangea  pour  lui 
laisser  le  passage  libre,  et  la  voix  mâle  du  garde  lui  dit  d'entrer. 

—  Tu  es  chez  Jacob  Royal,  reprit  son  guide,  et,  lui  montrant  un 
siège  près  du  poêle,  il  l'invita  à  s'asseoir. 

Il  se  trouva  justement  que  Rodolphe  avait  dans  sa  poche  une 
lettre  que  le  grand-veneur  de  la  cour  de  Rade  lui  avait  donnée 
pour  le  forestier  de  la  Herrenwiese,  où  il  avait  l'intention  de  passer 
deux  ou  trois  jours  à  chasser  le  cerf.  Il  la  tira  de  son  portefeuille  et 
la  présenta  à  Jacob,  qui  se  leva  pour  la  recevoir  et  la  lut  tête  nue. 
—  Tu  étais  mon  hôte,  à  présent  tu  es  chez  toi,  reprit-il. 

Un  moment  après,  on  vint  les  prévenir  que  le  souper  les  atten- 
dait, et  Rodolphe  s'assit  à  table  à  la  place  d'honneur,  à  coté  de 
Jacob  et  en  face  de  Salomé. 

Pendant  la  nuit,  il  eut  un  accès  de  fièvre  causé  par  la  fatigue  et  le 
refroidissement.  Un  peu  de  délire  le  prit  au  matin.  Quand  il  revint 


45  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

à  lui,  son  premier  regard  rencontra  celui  de  Salomé,  qui,  debout 
au  pied  du  lit,  préparait  un  breuvage.  Il  lui  sembla  qu'elle  avait  les 
■yeux  humides.  —  Tenez,  lui  dit-elle,  voilà  que  la  fièvre  vous  quitte, 
ce  ne  sera  rien.  — -  Il  prit  la  tasse  et  but  sans  la  perdre  des  yeux. 
Elle  ne  baissa  pas  les  siens.  Il  éprouvait  un  sentiment  de  bien-être 
délicieux,  et  en  même  temps  la  profonde  lassitude  d'un  homme  qui 
aurait  fait  cent  lieues.  La  chambre  dans  laquelle  il  se  trouvait  était 
blanche  et  gaie  à  l'œil;  par  la  fenêtre,  dont  on  avait  écarté  les 
rideaux,  on  voyait  la  forêt  éclairée  par  un  vif  rayon  de  soleil.  La 
lumière,  qui  entrait  en  gerbe  et  frappait  le  lit,  enveloppait  Salomé 
d'un  nimbe  d'or.  Les  parfums  de  la  bruyère  et  du  genêt  flottaient 
dans  l'air.  Rodolphe  chercha  encore  dans  sa  mémoire  en  quel  lieu 
et  dans  quelle  circonstance  il  avait  vu  cette  tête  blonde,  attentive  à 
veiller  sur  son  sommeil;  il  ne  trouva  rien,  et  ferma  les  yeux  pour 
mieux  savourer  son  repos.  Jamais  il  n'avait  été  plus  heureux.  Vers 
midi,  Jacob  entra  et  lui  prit  la  main.  —  La  fièvre  s'en  est  allée, 
lève-toi  et  viens  respirer  le  grand  air,  dit  le  garde. 

Le  soir,  au  souper,  Rodolphe  reprit  la  place  qu'il  avait  occupée 
une  fois.  Sa  serviette,  passée  dans  un  rouleau  de  bois  de  sapin  en- 
jolivé de  sculptures,  était  devant  lui;  depuis  la  veille,  il  était  de  la 
maison.  Les  eflets  qu'il  avait  laissés  à  Buhl  arrivèrent  dans  la  jour- 
née, apportés  par  un  roulier;  Jacob  les  prit  à  l'auberge  où  on  les 
avait  déposés,  et  Rodolphe  les  trouva  dans  sa  chambre  en  y  ren- 
trant. 

Le  lendemain  au  petit  jour,  Jacob  se  présenta  devant  son  hôte,  et 
le  pria  de  l'excuser  s'il  ne  le  menait  pas  à  la  chasse.  —  Une  famille 
de  nos  frères  quitte  la  montagne,  et  va  chercher  au  loin  une  terre  où 
des  fruits  plus  abondans  récompensent  le  travail;  nous  qui  restons, 
nous  leur  disons  adieu,  et  leur  offrons  l'hospitalité  du  dernier  repas. 

Rodolphe  suivit  le  garde.  Toute  la  population  de  la  Herrenwiese 
était  réunie  sur  le  plateau  ;  ceux  qui  étaient  en  retard  arrivaient  à 
grands  pas,  on  les  voyait  sortir  des  massifs  de  la  forêt,  et  tous  se  hâ- 
taient pour  serrer  encore  une  fois  la  main  des  émigrans.  Devant  la 
porte  de  l'auberge  et  sur  la  route,  un  grand  nombre  de  chariots 
tout  attelés  attendaient  l'heure  du  départ;  des  mains  prévoyantes 
avaient  étalé  sur  le  gazon  une  provende  que  les  pacifiques  animaux 
se  partageaient;  des  femmes,  des  enfans,  groupés  autour  des  voi- 
tures, échangeaient  quelques  paroles  rares  avec  leurs  voisins.  Dans 
ce  jour  solennel,  les  hommes  avaient  revêtu  leurs  habits  de  fête,  la 
longue  redingote  noire  à  doublure  de  laine  blanche,  le  gilet  rouge, 
de  grandes  bottes,  le  bonnet  fourré  ou  le  chapeau  de  feutre  à  cornes; 
les  femmes  portaient  sur  la  tête  la  coiffe  aux  larges  ailes  de  soie 
noire  reliaussées  de  broderies  d'or.  On  couvrait  de  mets  fumans  et 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS   DE   LA   FORÊT-NOIRE.  47 

de  brocs  les  tables  de  l'auberge.  Quelques  jeunes  filles  s'essuyaient 
les  yeux  furtivement.  Des  fiancés,  qui  allaient  être  séparés  pour  un 
long  temps,  s'embrassaient  à  l'écart,  attendris,  mais  certains  de  ne 
pas  manquer  à  leur  foi. 

Dans  ces  pays  d'où  un  courant  d'émigration  constante  fait  sortir 
chaque  année  des  tribus  entières  de  pionniers,  ces  spectacles  tou- 
chans  ne  sont  pas  rares.  Ils  se  renouvellent  fréquemment  au  prin- 
temps et  en  automne.  Le  recueillement  est  peint  sur  tous  les  visages; 
on  n'est  pas  triste,  on  est  grave.  Les  amis  se  séparent;  on  va  cher- 
cher au  loin  des  campagnes  inconnues,  et  bien  des  yeux  consultent 
l'horizon,  comme  si  l'on  voulait  y  découvrir  le  secret  de  la  vie  nou- 
velle vers  laquelle  courent  de  hardis  explorateurs.  Les  re verra- t-on 
jamais?  L'expérience  enseigne  à  ceux  qui  restent  que  la  plupart  de 
ceux  qui  partent  ne  reviennent  pas.  Un  jour  les  suivra-t-on?  une 
meilleure  fortune  attend-elle  sur  ces  rivages  lointains  les  frères  qui 
s'éloignent?  Rodolphe,  pénétré  d'une  singulière  émotion,  allait  et 
venait  au  milieu  des  groupes;  les  visages  les  plus  ingénus  expri- 
maient une  mâle  résolution  ;  nul  abattement,  mais  la  volonté  de  bien 
faire.  Jacob  se  promenait  sur  la  route  avec  les  chefs  de  famille;  il 
causait  gravement.  Salomé  le  suivait,  les  bras  passés  autour  de  la 
taille  de  deux  de  ses  jeunes  compagnes,  auxquelles  elle  venait  de 
distribuer  de  légers  souvenirs.  Le  garde  se  rapprocha  de  son  hôte. 
—  Nous  ne  sommes  tous  ici-bas  que  des  voyageurs,  dit-il;  un  jour 
on  plante  sa  tente,  le  lendemain  il  faut  ceindre  ses  reins  et  partu*. 
J'ai  fermé  les  yeux  de  mon  père  dans  cette  maison,  mais  qui  peut 
savoir  si  le  matin  n'est  pas  proche  où  je  devrai,  comme  l'ont  fait 
mes  aïeux,  marcher  sur  le  chemin  de  l'exil?  Si  telle  est  la  volonté 
de  Dieu,  ce  jour-là  je  prendrai  le  bâton  d'une  main  ferme,  et,  me 
levant,  je  dirai  :  Seigneur,  ton  serviteur  est  prêt! 

Cependant  on  apportait  aux  émigrans  les  humbles  tributs  de  l'a- 
mitié :  l'un  donnait  un  sac  de  blé,  l'autre  le  soc  d'une  charrue, 
celui-là  une  pièce  de  toile,  celle-ci  une  petite  corbeille  pleine  de 
fil,  d'aiguilles,  de  bobines  et  de  ciseaux.  Le  nécessaire  venait  en 
aide  au  nécessaire,  c'était  la  dîme  du  souvenir.  Les  voyageurs  re- 
cevaient d'une  main  tranquille  et  serraient  ces  offrandes  sur  leurs 
chariots.  On  se  mit  à  table  et  on  mangea  en  commun;  puis,  quand 
on  euj;  vidé  le  dernier  verre,  avant  que  le  soleil  eut  quitté  f  horizon, 
les  émigrans  se  levèrent.  Les  enfans  furent  assis  dans  les  voitures, 
et  le  cortège  se  mit  en  route ,  précédé  par  les  anciens  du  pays  et 
suivi  par  toute  la  population,  qui  s'efforçait  de  rester  calme.  Quand 
on  fut  arrivé  sur  la  première  pente  des  montagnes,  à  cet  endroit  où 
la  plaine  apparaît  au  loin  coupée  par  la  ligne  éclatante  du  Rhin, 
semblable  à  une  bande  d'argent,  on  se  sépara.  —  Que  Dieu  vous 


48  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

donne  un  bon  voyage!  cria-t-on  aux  émigrans.  Ceux-ci  agitèrent 
leurs  chapeaux.  Quelques  femmes  et  de  pauvres  filles  cachèrent 
leurs  têtes  dans  leurs  tabliers  pour  qu'on  ne  vît  pas  leurs  larmes, 
et  les  montagnards  regagnèrent  leurs  forêts. 

C'était  la  première  fois  que  Rodolphe  assistait  à  une  scène  sem- 
blable. Des  mœurs  nouvelles,  des  mœurs  austères  se  révélaient  à 
lui.  Ce  qui  l' étonnait  le  plus,  c'était  encore  cette  famille  de  protes- 
tans,  cette  famille  d'exilés  perdue  au  fond  de  la  Forêt-Noire,  et 
telle  dans  l'immuable  ténacité  de  ses  convictions  et  de  ses  habitudes 
qu'un  bloc  de  granit  oublié  par  la  mer  au  milieu  des  sables  agités 
sans  cesse  par  le  flux  et  le  reflux.  Le  temps  n'avait  pas  mordu  sur 
elle  depuis  l'époque  lointaine  où  elle  priait  dans  les  Cévennes.  La 
nouveauté  de  ces  grands  spectacles  qui  avaient  pour  cadre  une  na- 
ture forte  à  laquelle  la  main  de  l'homme  semblait  n'avoir  pas  tou- 
ché, l'antique  simplicité  de  ces  mœurs  primitives,  la  présence  d'une 
jeune  fille  dont  le  modèle  ne  lui  était  pas  encore  apparu,  tout  inté- 
ressait le  jeune  voyageur  au  plus  haut  degré.  Ce  n'était  plus  une 
question  d'archéologie,  un  point  de  science  obscur,  une  étude  d'art, 
c'était  le  cœur  même  de  l'homme  qu'il  découvrait  sous  un  aspect 
nouveau,  c'était  surtout,  au  milieu  d'une  solitude  sauvage,  la  grâce 
sobre  et  chaste  d'une  femme  dans  tout  l'attrait  mystérieux  d'une 
beauté  virginale  qu'il  avait  entrevue  autrefois.  Rodolphe  ne  devait 
passer  que  trois  jours  à  la  Herrenwiese  ;  il  y  était  encore  au  bout  de 
deux  mois.  Il  savait  alors  où  il  avait  rencontré  le  visage  de  Salomé. 

Rodolphe  était  Lorrain.  Sa  famille,  qui  habitait  une  petite  ville 
de  l'ancienne  province  des  Trois-Évêchés,  se  composait  d'une  mère 
âgée  et  d'une  sœur  veuve  qui  avaient  concentré  toutes  leurs  affec- 
tions sur  lui.  Il  avait  eu  dès  l'enfance  l'humeur  vagabonde.  Dans  la 
maison  de  campagne  où  il  passait  à  cette  époque  la  belle  saison,  il 
se  perdait  chaque  jour  au  fond  des  bois;  point  de  mésaventure  gui 
pût  le  contraindre  le  lendemain  à  rester  au  logis.  A  sa  majorité  et 
après  de  solides  études,  il  avait  fait  voir  qu'il  était  propre  à  tout, 
ce  qui  était  peut-être  cause  qu'il  n'avait  jamais  pu  s'astreindre  à 
un^  travail  régulier.  II  avait  beaucoup  voyagé,  et  à  trente  ans,  lors- 
qu'un hasard  le  conduisit  à  la  Herrenwiese,  il  avait  parcouru,  sans 
suite,  mais  avec  bonheur,  le  cercle  entier  des  connaissances  hu- 
maines, un  jour  s'adonnant  à  la  botanique,  le  jour  suivant  à  la  con- 
chyliologie et  bientôt  après  à  l'étude  des  langues  mortes,  sans  négli- 
ger toutefois  la  philosophie  et  la  numismatique.  Sa  soif  de  science 
n'était  tempérée  que  par  une  inclination  naturelle  très  forte  à  la  rê- 
verie, à  laquelle  se  mêlait  un  goût  singulier  pour  la  chasse.  Com- 
ment s'arrangeait-il  pour  satisfaire  toutes  ces  passions  également 
impétueuses?  C'est  ce  qu'il  aurait  été  fort  en  peine  d'expliquer  lui- 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DE    LA   FORÊT-NOIRE.  AO 

même;  toujours  est-il  que  son  cœur  était  comme  une  hôtellerie 
où  elles  vivaient  en  paix,  sûres  qu'elles  étaient  que  leur  maître  ou 
leur  esclave  n'en  trahirait  jamais  une  seule  au  profit  des  autres. 
Rodolphe  avait  hérité  de  son  père  une  petite  fortune  que  ses  amis 
estimaient  à  huit  ou  dix  mille  francs  de  rente.  On  ne  sait  pas  ce 
qu'il  pouvait  entreprendre  et  mener  à  bonne  fm  avec  ce  patrimoine  : 
études  et  voyages,  chasses  lointaines  et  longs  travaux,  rien  ne  l'em- 
barrassait. 11  avait  été  tuer  des  daims  au  Canada  et  déchiffrer  des 
inscriptions  à  Balbek.  A  Paris,  il  vivait  comme  un  cénobite,  faisant 
les  plus  longues  courses  à  pied  et  entassant  pêle-mêle  des  livres 
et  des  curiosités  rapportées  de  tous  pays  dans  un  petit  apparte- 
ment de  la  rue  de  Gourcelles,  où  il  passait  de  longues  heures  à  lire 
et  à  fumer.  C'était  un  nid  où  il  aimait  à  s'abattre  après  des  voyages 
qui  n'avaient  pas  d'autres  règles  que  sa  fantaisie  et  d'autres  limites 
que  sa  fatigue.  Il  arrivait  quelquefois  à  Rome  après  être  parti  pour 
Moscou,  et  s'en  allait  par  contre  à  Bagdad  après  s'être  mis  en  route 
un  matin  pour  Venise  ;  mais  son  humeur  accommodante  et  la 
promptitude,  le  zèle,  le  plaisir  et  la  bonne  grâce  qu'il  apportait  à 
rendre  service  aux  personnes  auxquelles  il  pouvait  être  utile,  le  fai- 
saient aimer  de  toutes  celles  qui  le  connaissaient.  Il  aurait  fait  mille 
lieues  pour  obliger  un  ami.  Ajoutez  à  cet  ensemble  de  qualités  et 
de  bizarreries  une  absence  totale  d'ambition  et  le  dédain  le  plus 
sincère  de  la  richesse,  et  on  saura  à  peu  près  ce  qu'était  Rodolphe. 
Son  premier  soin,  quand  il  revenait  d'une  excursion,  était  de  cou- 
rir en  Lorraine,  dans  la  petite  ville  où  vivait  sa  mère.  11  y  passait 
un  temps  où  il  trouvait  autant  de  bonheur  qu'il  en  apportait.  Puis 
un  matin  l'inquiétude  le  reprenait,  il  songeait  à  un  problème  sou- 
levé par  une  lecture,  à  un  pays  qu'il  n'avait  pas  vu,  à  une  chasse 
qu'il  n'avait  pas  faite,  et  commençait  à  siffler  en  marchant  un  cer- 
tain air  que  sa  mère  et  sa  sœur  connaissaient  bien.  Un  jour,  les 
bonnes  créatures  préparaient  sa  malle  à  son  insu,  et  bientôt  après 
en  l'embrassant  lui  disaient  :  —  Va!  —  Et  il  partait  comme  le  pi- 
geon de  la  fable.  Elles  savaient  toujours  qu'il  reviendrait. 

Rodolphe  comptait  au  nombre  de  ses  amis  un  M.  de  Faverges, 
qu'il  avait  rencontré  en  Syrie  et  bravement  sauvé  d'un  mauvais  pas 
où  s'étaient  échangés  force  coups  de  carabine  et  de  pistolet.  M.  de 
Faverges,  à  moitié  mort,  n'avait  dû  la  vie  qu'au  dévouement  de 
Rodolphe,  qui,  atteint  lui-même  d'un  grand  coup  de  sabre  au 
travers  du  visage,  avait  été  tout  à  la  fois  pour  son  compatriote  un 
chirurgien  et  une  sœur  de  charité.  Ce  M.  de  Faverges,  plus  âgé 
que  Rodolphe  de  quelques  années,  se  trouva  mêlé  plus  tard  à  de 
grandes  affaires  industrielles  où  il  ne  lui  fut  pas  difficile  de  gagner 
deux  ou  trois   millions.   Malgré  son  opulence ,   le  financier  resta 


50  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Fami  du  voyageur,  et  s'efforça  de  lui  donner  en  maintes  circon- 
stances des  témoignages  d'une  reconnaissance  que  le  poids  de  l'or 
n'avait  pas  étouffée.  Vingt  fois  il  tenta  de  le  pousser  dans  la  voie  où 
il  marchait  si  heureusement;  ce  résultat  qu'il  avait  atteint,  il  le  lui 
promettait  pour  lui-même.  Rodolphe,  par  bonté  d'âme,  acceptait, 
et  on  le  voyait  pendant  une  semaine  occupé  sérieusement  dans  un 
cabinet  à  grouper  des  chiffres;  puis  un  jour  il  ne  se  faisait  pas  voir, 
et  on  apprenait  bientôt  que  Rodolphe  avait  passé  la  frontière.  De 
retour  dans  son  entre-sol  après  une  absence  de  trois  mois,  le  fugitif 
s'excusait  de  son  mieux.  —  Il  y  a  des  êtres,  disait-il,  qui  ne  peuvent 
pas  s'empêcher  de  rester  libres.  —  Oui,  répondit  une  fois  M.  de  Fa- 
verges  exaspéré,  les  hannetons  et  les  sangliers!  —  Rodolphe  sourit. 
—  Il  est  certain  que  l'étourderie  de  ceux-là  et  l'humeur  sauvage  de 
ceux-ci  sont  incurables,  reprit-il.  Donc,  s'ils  meurent  dans  l'impé- 
nitence  finale,  il  ne  faut  pas  leur  en  vouloir.  —  M.  de  Faverges  re- 
nonça à  enrichir  son  ami,  mais  ne  renonça  pas  à  l'aimer.  Le  paon 
revêtu  de  pierreries  resta  l'ami  du  bouvreuil  hôte  des  forêts.  Un 
matin,  et  après  cent  courses  entreprises  au  hasard,  Rpdolphe  était 
parti  tout  à  coup  pour  Fribourg  en  Brisgau,  où  il  était  entraîné  par 
l'espoir  d'éclaircir  une  question  d'architecture  qui  tenait  depuis  quel- 
ques jours  son  esprit  en  haleine.  Sa  visite  faite  à  cette  merveilleuse 
cathédrale,  qui  serait  le  chef-d'œuvre  du  grand  Erwin  de  Steinbach, 
si  le  Munster  de  Strasbourg  n'existait  pas,  Rodolphe  imagina  de 
.parcourir  la  Forêt-Noire  à  pied,  en  chasseur,  et  d'en  sortir  par  Hei- 
delberg,  après  y  être  entré  par  l'Hœllenthal.  On  a  vu  comment  le 
brouillard  l'avait  amené  à  la  Herrenwiese. 

L'allemand,  qu'il  avait  bégayé  au  berceau,  était  une  langue  aussi 
familière  à  Rodolphe  que  le  français.  Il  pouvait  se  croire  dans  sa 
patrie  sur  la  rive  droite  comme  sur  la  rive  gauche  du  Rhin.  Ce  fut 
dans  la  langue  adoptive  de  Jacob  Royal  qu'il  échangea  ses  premières 
paroles  avec  Salomé.  A  peine  installé  chez  le  forestier,  il  avait  chassé 
d'abord  avec  lui;  plus  tard,  quand  Jacob  dut  surveiller  des  coupes, 
Rodolphe  parcourut  le  pays.  Salomé  en  connaissait  tous  les  sites  et  lui 
servait  parfois  de  guide.  Cette  silencieuse  fille,  qui  au  logis  ne  restait 
pas  une  heure  inactive,  et  qu'il  avait  pourtant  surprise  au  bord  du 
ruisseau,  les  mains  pendantes  et  les  yeux  perdus  dans  l'eau,  l'inté- 
ressait comme  un  problème.  Jamais  de  sourire,  jamais  de  rougeur 
sur  ce  visage  de  neige.  Un  cœur  battait-il  sous  ce  fichu  tranquille? 
Que  cachait  ce  front  placide  et  rêveur?  Que  demandaient  au  ciel  ces 
yeux  si  clairs  et  si  profonds,  dont  aucune  ombre  ne  troublait  tout  à 
coup  la  pureté?  Sans  qu'ils  se  fussent  expliqués,  il  y  avait  entre  eux 
une  secrète  sympathie  qui  les  faisait  se  retrouver  avec  plaisir.  L'un 
près  de  l'autre,  ils  étaient  heureux.  Salomé  ne  le  disait  pas,  mais 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DE   LA   FORÊT-NOIRE.  51 

Rodolphe  le  devinait  dans  son  regard.  Zacharie  les  accompagnait 
dans  leurs  promenades  :  il  péchait  des  truites,  et  en  attrapait  quel- 
ques-unes dans  les  torrens,  bien  que  la  saison  ne  fût  pas  encore 
favorable.  Tandis  que  l'enfant  s'amusait,  ils  marchaient  lentement, 
regardant  la  forêt,  la  montagne,  le  ciel,  et  parlant  bas. 

Il  y  avait  déjà  un  certain  temps  que  Rodolphe  habitait  la  maison 
du  garde,  lorsque  Salomé  fut  choisie  par  une  femme  du  pays  pour 
être  marraine  de  son  enfant.  La  jeune  mère  aurait  bien  voulu  asso- 
cier Rodolphe  à  ce  choix  en  qualité  de  parrain  ;  mais  la  différence 
de  religion  s'y  opposait.  La  cérémonie  du  baptême  est  une  occasion 
de  fête  dans  ces  parties  reculées  du  Schwartzwald.  Il  est  d'usage 
de  se  réunir  dans  l'auberge  du  pays;  les  hommes  et  les  femmes  re- 
vêtent leurs  plus  beaux  habits;  l'enfant,  paré  de  langes  tout  neufs 
et  de  couleurs  vives,  est  couché  sur  un  oreiller  et  dort  sur  un  banc 
au  milieu  de  ceux  qui  seront  un  jour  ses  guides  et  ses  soutiens  ;  la 
marraine  porte  autour  du  front  une  couronne  de  fleurs  naturelles, 
un  bouquet  orne  le  chapeau  du  parrain;  on  s'asseoit  autour  des 
tables  et  on  se  réjouit.  Dans  ces  contrées,  où  l'éclatant  soleil  du 
midi  ne  brille  pas,  la  gravité  est  la  compagne  de  tous  les  plaisirs, 
les  convives  restent  sérieux  ;  on  choque  les  verres,  on  échange  un 
mot,  un  souhait,  une  espérance,  puis  on  se  tait.  La  rêverie  qui  est 
dans  l'air  s'empare  de  tous  les  esprits.  Lorsqu'un  nouveau-venu 
pousse  la  porte,  chacun  lui  tend  son  verre;  l'arrivant  y  trempe  les 
lèvres,  rompt  un  morceau  de  pain  et  s'assoit.  A  son  tour,  il  fait  le 
même  accueil  à  ceux  qui  le  suivent.  C'est  comme  le  témoignage  de 
l'hospitalité  et  l'affirmation  d'une  amitié  cordiale,  quelque  chose 
comme  une  communion  villageoise. 

Rodolphe  avait  suivi  Salomé  dans  la  grande  salle  de  l'auberge. 
Le  parrain  du  petit  enfant  était  auprès  d'elle;  c'était  un  beau  jeune 
homme,  à  l'air  franc  et  résolu;  il  ne  la  quittait  pas.  La  couronne  de 
fleurs  des  champs,  glanées  à  grand'peine  dans  les  bois  et  sur  le  pla- 
teau, que  Salomé  portait  sur  la  tête,  rehaussait  la  grâce  pensive  et 
le  caractère  poétique  de  son  visage.  Au  milieu  des  compagnes  de 
ses  travaux  journaliers,  elle  semblait  appartenir  à  un  autre  monde. 
Un  doux  sourire  entr' ouvrait  ses  lèvres  quand  elle  offrait  son  verre 
à  un  voisin;  mais  quel  regard  quand  elle  contemplait  l'enfant  dont 
elle  allait  répondre  devant  Dieu!  On  voyait  bien  à  l'accueil  qu'on 
lui  faisait  qu'elle  était  aimée;  une  sorte  de  respect  empêchait  seule- 
ment que  les  témoignages  d'affection  allassent  jusqu'à  la  familiarité. 

Vers  midi,  elle  se  leva  et  sortit  accompagnée  de  Zacharie.  La 
robe  de  laine  blanche  qu'elle  portait  tombait  à  longs  plis  sur  ses 
pieds.  Rodolphe  la  suivit.  Un  moment,  le  jeune  homme  qu'une  pa- 
renté religieuse  allait  unir  à  Salomé  s'arrêta  sur  le  seuil  de  l'au- 


52  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

berge,  hésita,  désirant  peut-être  un  appel,  puis  rentra  dans  la  maison 
lentement.  Au  bout  d'une  heure,  Rodolphe  et  Salomé  étaient  arri- 
vés près  d'un  site  sauvage  aux  environs  du  Wildersee;  ils  s'assirent 
dans  l'herbe,  sous  l'ombre  de  grands  hêtres  devant  lesquels  s'ou- 
vrait un  horizon  de  forêts.  Autour  d'eux,  dans  la  bruyère  épaisse, 
des  sapins  vaincus  par  le  vent  se  tordaient  au  ras  du  sol,  et  mê- 
laient leurs  rameaux  verts  aux  ronces  et  aux  buissons  de  houx.  Des 
nuages  qui  couraient  dans  le  ciel  jetaient  de  grandes  ombres  sur 
la  montagne;  une  solitude  profonde  les  enveloppait.  Salomé  re- 
garda du  côté  du  couchant,  d'où  montaient  lentement  des  flocons  de 
vapeur  qui  rampaient  au  flanc  d'un  ravin.  Bientôt  après,  ces  flocons 
glissèrent  au-dessus  de  la  ligne  de  l'horizon,  eflleurèrent  un  instant 
la  cime  des  arbres,  puis  se  perdirent  dans  le  ciel,  où  la  lumière  les 
colora  d'une  teinte  d'or.  Les  yeux  de  Salomé,  qui  les  suivaient  dans 
leur  vol,  se  mouillèrent,  et  sa  poitrine  se  gonfla.  —  Où  vont-ils? 
murmura- t-elle. 

Rodolphe  lui  prit  la  main,  et,  comme  réveillé  subitement  :  — 
Qu'avez- vous?  lui  dit-il. 

—  Je  ne  sais.  Je  m'en  veux  de  pleurer,  et  je  pleure.  Toutes  les  fois 
qu'une  circonstance  particulière  me  tire  de  la  quiétude  accoutumée 
où  mes  jours  s'écoulent,  je  cède  à  cette  sensation,  à  ce  besoin.  Mon 
cœur  est  comme  un  vase  plein  qu'une  main  imprudente  secoue;  le 
contenu  du  vase  s'épanche  au  dehors.  Et  cependant  le  Seigneur  ne 
nous  a  pas  octroyé  le  don  des  larmes  pour  les  répandre  sur  des 
maux  imaginaires;  elles  nous  soulagent  dans  les  sérieuses  afflictions 
de  la  vie,  et  nous  permettent  encore  de  consoler  ceux  qui  soufl'rent. 
Pourquoi  donc  les  miennes  coulent -elles  sans  cause  et  sans  tarir, 
comme  l'eau  de  cette  source  où  tout  à  l'heure  nous  avons  bu?  Ah! 
Dieu  me  châtiera  pour  des  larmes  si  peu  justifiées  ! 

Il  y  eut  un  moment  de  silence.  Rodolphe,  ému,  observait  ce  vi- 
sage, animé  alors  de  tous  les  feux  et  de  tous  les  désordres  d'un  dés- 
espoir qui  faisait  explosion.  La  glace  s'était  fondue  :  il  y  avait  de  la 
flamme  dans  les  yeux,  de  la  douleur,  mille  passions  dans  le  pli  des 
lèvres.  La  statue  avait  une  âme  et  une  voix. 

—  Ne  me  croyez  pas  folle,  reprit  Salomé  avec  un  doux  sourire, 
qui  anima  sa  bouche  décolorée  d'une  grâce  ineff'able.  Il  m'a  semblé, 
du  premier  jour  que  vous  m'êtes  apparu,  que  vous  étiez  un  frère 
qui  veniez  me  secourir.  Peut-être  devinerez-vous  ce  que  je  ne  de- 
vine pas,  et  m'aidere^-vous  à  guérir.  Je  suis  une  pauvre  fille  igno- 
rante, et  vous  venez  des  pays  où  l'on  sait. 

Amenée  à  parler  d'elle-même  par  une  de  ces  secousses  violentes 
et  soudaines  dont  les  natures  les  plus  concentrées  subissent  à  cer- 
tains momens  l'irrésistible  empire,  Salomé  raconta  à  Rodolphe  qu'une 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS    DE    LA    FORÈT-NOIRE.  53 

maladie  de  langueur  qui  l'avait  menacée  dans  sa  première  adoles- 
cence avait  contraint  son  père  à  lui  faire  passer  'quelques  années 
dans  un  pensionnat  de  Garlsruhe,  où  son  esprit  s'était  ouvert  à  de 
nouvelles  idées  et  plié  à  de  nouveaux  besoins,  comme  une  terre 
vigoureuse  est  pénétrée  lentement  par  l'eau  qui  l'arrose.  Elle  avait 
vécu  au-delà  de  l'horizon  de  montagnes  et  de  forêts  où  jusqu'alors 
elle  avait  grandi.  Quand  elle  y  retourna,  habituée  à  de  jeunes  et 
fraîches  amitiés  qui  l'y  suivirent  par  le  souvenir  et  quelque  temps 
l'entretinrent  de  choses  qu'elle  regrettait,  l'espace,  la  régularité 
méthodique,  le  bien-être  acheté  par  le  travail,  le  bruit  du  torrent, 
les  promenades  sous  l'ombre  mouvante  des  bois  ne  lui  suffirent 
plus.  Elle  avait  d'autres  goûts,  d'autres  désirs.  Son  corps  était  guéri, 
son  âme  était  malade.  Elle  ne  savait  où  épancher  ce  trésor  amer  de 
connaissances  qu'elle  avait  puisées  au  milieu  de  compagnes  plus 
riches.  Les  conversations  des  gens  simples  de  la  Herrenwiese  rou- 
laient sur  un  thème  invariable  :  on  s'occupait  des  récoltes,  de  la 
coupe  des  bois,  du  prix  des  bestiaux;  on  ne  souhaitait  qu'un  peu 
plus  d'aisance.  Salomé  était  isolée  au  milieu  de  tous.  L'inquiétude 
de  son  âme  était  servie  par  une  organisation  nerveuse,  une  sensibi- 
lité exquise  qu'elle  s'était  appliquée  à  étouffer,  mais  qui  réagissait. 
Seul  son  père  aurait  pu  la  comprendre ,  mais  le  garde  avait  mis 
sous  ses  pieds  ces  besoins  et  ces  désirs  tumultueux  qu'il  traitait  de 
vanités  et  de  pièges  suscités  par  l'esprit  malin.  Sa  mère  en  mourant 
-emporta  le  secret  de  cette  angoisse.  Lorsque  Salomé  s'aperçut  que 
les  correspondances  qui  lui  rappelaient  les  jours  d'autrefois  la  trou- 
blaient dans  sa  retraite,  elle  en  rompit  le  fil  délicat,  mais  sans  re- 
trouver le  calme.  La  lecture  de  certains  livres  qu'elle  avait  rappor- 
tés de  la  ville  la» faisait  tomber  dans  de  longues  rêveries  d'où  elle 
sortait  avec  des-  vertiges,  le  cœur  tout  palpitant.  Soumise  au  renon- 
cement par  l'austérité  d'une  éducation  puritaine,  elle  déchira  ces 
livres  empoisonnés,  et  en  dispersa  les  feuillets  au  vent;  mais  la 
plaie  vive  saignait  au  plus  profond  de  son  cœur.  Dans  les  com- 
mencemens  de  son  séjour  à  la  Herrenwiese,  après  qu'elle  eut  quitté 
€arlsruhe,  sa  principale,  sa  plus  douce  distraction  avait  été  de  chan- 
ter en  s'accompagnant  du  piano.  Elle  avait  un  sentiment  très  vif  et 
très  sérieux  de  la  musique,   avec  une  voix  sympathique,   large, 
étendue,  qu'elle  conduisait  habilement.  Salomé  ne  chantait  jamais 
que  des  morceaux  des  plus  grands  maîtres,  et  passait  des  heures 
dans  cette  occupation  où  elle  trouvait  une  source  intarissable  de 
pures  jouissances.  Jacob  aimait  à  l'écouter,  malgré  son  éloigne- 
ment  pour  les  plaisirs  profanes.    Salomé  avait  bien  vite  reconnu 
que  la  musique  exerçait  sur  tout  son  être  un  empire  encore  plus 
despotique  que  la  lecture.  Vainement,  sollicitée  par  la  raison,  avait- 
elle  tenté  d'y  renoncer,  vainement  avait-elle  voulu  s'imposer  un 


5A  *  *  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sacrifice  absolu  :  ses  mains  se  promenaient  toujours  sur  le  clavier, 
et  souvent  elle  chantait  le  soir  des  airs  qui  troublaient  son  sommeil 
et  l'agitaient  comme  un  arbrisseau  secoué  par  la  bise.  Ainsi  contre 
tout  Salomé  luttait  avec  vaillance  et  résolution,  et  cependant  elle 
n'était  pas  encore  maîtresse  d'elle-même.  De  là  ces  longs  silences 
et  cette  tristesse  où  elle  s'absorbait.  Devait-elle  espérer  la  guérison, 
et  les  prières  qu'elle  adressait  au  Très-Haut  seraient-elles  exaucées? 

Une  rougeur  fébrile  passait  sur  le  visage  de  Salomé  pendant  cette 
confession,  la  première  qu'elle  eût  faite;  ses  yeux,  noyés  dans  l'es- 
pace, étaient  tout  brillans  de  larmes.  Rodolphe  laissa  tomber  cette 
émotion  à  laquelle  la  jeune  fille  ne  cédait  pas  sans  résistance,  et  lui 
demanda  bientôt  après  si  elle  n'avait  jamais  ouvert  son  âme  à  son 
père  ;  peut-être  consentirait-il  à  descendre  pour  elle  dans  les  villes, 
à  quitter  cette  solitude  où  Salomé  s'épuisait  en  luttes  stériles;  ne 
r aimait-il  pas  assez  pour  lui  faire  tous  les  sacrifices?  Salomé  releva 
la  tête  :  —  Et  c'est  parce  qu'il  m'aime  comme  le  fruit  de  ses 
entrailles  que  je  ne  lui  en  parlerai  jamais!  s'écria-t-elle  avec  un 
feu  extraordinaire.  Moi,  son  enfant,  l'arracher  à  cette  chère  mon- 
tagne où  son  père  a  vécu,  où  ma  mère  est  morte,  où  il  a  trouvé  la 
paix  du  foyer  domestique,  où  chaque  tronc  d'arbre  qu'il  a  vu  gran- 
dir est  comme  un  compagnon  de  son  enfance,  où  il  est  aimé,  ho- 
noré, libre!..  Ah  !  plutôt  que  de  lui  porter  ce  coup,  je  réduirai  mon 
cœur  en  poudre  !.. 

Elle  appuya  son  front  brûlant  sur  ses  mains  jointes,  et  garda  le 
silence.  En  ce  moment,  Zacharie,  qui  faisait  rouler  des  pierres  dans 
le  lac,  revint  en  courant  :  —  Il  est  tard  et  voilà  le  soleil  qui  se  cou- 
che, cria  l'enfant  du  plus  loin  qu'il  aperçut  Rodolphe,  il  faut  partir. 
Salomé  se  leva  :  —  Dieu  m'envoie  cette  épreuve,* que  son  nom  soit 
béni!  dit-elle.  Et,  marchant  devant  Rodolphe,  elle  entra  d'un  pas 
ferme  dans  la  forêt. 

Cet  entretien  avait  produit  sur  l'esprit  du  chasseur  une  impression 
profonde.  Il  eut  pour  résultat  de  le  rapprocher  encore  de  Salomé. 
Rodolphe  était  sûr  à  présent  que  le  sang  coulait  sous  cet  épiderme 
froid,  et  que  la  vie  s'agitait  dans  ce  sein  comprimé.  Il  ne  lui  trou- 
vait pas  plus  de  charme,  elle  lui  était  plus  sympathique.  Les  chasses 
et  les  promenades  continuèrent.  Le  froid  descendit  sur  la  monta- 
gne, quelques  flocons  de  neige,  un  vent  plus  âpre,  annoncèrent  l'hi- 
ver; Rodolphe  ne  quitta  pas  la  Herrenwiese. 

III. 

Cependant  cette  conversation,  dans  laquelle  Salomé  avait  épan- 
ché sa  tristesse,  ne  se  renouvela  plus.  A  quelque  temps  de  là,  si  elle 
n'évitait  pas  la  présence  de  Rodolphe,  elle  se  montrait  moins  prompte 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS    DE    LA   FORÊT-NQPRE.  55 

à  l'accompagner  dans  ses  longues  courses.  Elle  était  rentrée  dans 
son  silence  et  sa  tranquillité  morne,  comme  un  volcan  qui  s'endort 
après  l'éruption.  Seulement,  quand  le  jeune  chasseur  lui  parlait, 
elle  avait  des  tressaillemens  subits  et  sur  la  peau  des  rougeurs  fugi- 
tives. Rodophe  avait  remarqué  ce  changement  sans  en  pouvoir  dé- 
mêler la  cause.  Il  en  souffrait,  et  cherchait  mille  prétextes  pour  re- 
nouer la  chaîne  rompue  de  sa  chère  confiance.  Après  des  tentatives 
infructueuses,  un  soir  que  Salomé  s'était  éloignée,  comme  il  arrivait 
de  la  chasse,  il  la  rejoignit  le  long  du  ruisseau  qui  traverse  la  Her- 
renwiese.  —  Que  vous  ai-je  fait?  dit-il.  Ai-je  trahi  vos  confidences? 
Pourquoi  me  fuyez-vous?  Ai-je  eu  le  malheur  de  vous  déplaire? 
Si  je  ne  suis  plus  un  ami  pour  vous,  dites-le-moi,  et  jamais  vous  ne 
me  re verrez. 

Salomé  devint  plus  blanche  que  les  pierres  lavées  par  l'eau  du 
torrent.  —  Dieu,  qui  connaît  nos  plus  secrètes  pensées,  sait  ce  qui 
se  passe  là,  dit-elle  en  posant  le  doigt  sur  son  corsage.  La  haine  et 
l'ingratitude  ne  sont  pas  entrées  dans  mon  cœur.  Si  vous  partez, 
personne  ne  priera  pour  vous  plus  que  Salomé. 

Rodolphe  resta. 

A  quelque  temps  de  là,  un  jour  qu'ils  étaient  assis  sur  un  petit 
banc  dans  le  jardin,  le  visage  tourné  vers  le  soleil,  un  étudiant  qui 
passait  sur  la  route  s'arrêta  et  tendit  sa  casquette  par-dessus  la  haie 
avec  ce  geste  calme  et  grave  qui  ennoblit  la  pauvreté.  L'étudiant 
voyageait  et  demandait  l'aumône,  l'aumône  sainte  qui  derait  l'ai- 
der à  cueillir  les  fruits  de  l'arbre  de  science.  Salomé,  que  la  prière 
ne  prenait  jamais  au  dépourvu,  tira  du  fond  de  sa  poche  quelques 
pièces  de  monnaie  où  le  cuivre  se  mêlait  à  l'argent,  et  ouvrit  la 
main  dans  la  casquette  de  l'étudiant  ;  puis,  courant  vers  la  maison, 
elle  en  revint  avec  un  pain  blanc  et  un  verre  rempli  de  vin.  Le 
voyageur  vida  le  verre  d'un  trait,  en  secoua  les  gouttes  sur  le  gazon, 
et  prit  le  pain.  Salomé  venait  de  se  rasseoir  auprès  de  Rodolphe.  — 
Que  Dieu  t'assiste!  dit-elle  en  saluant  l'étudiant  de  la  main. 

L'étudiant  agita  sa  casquette.  —  Que  Dieu  bénisse  ton  union  et 
t'accorde  une  fille  qui  te  ressemble!  répondit-il.  Et  il  passa. 

Un  flot  de  sang  monta  au  visage  de  Salomé.  Elle  se  leva  d'un 
bond,  et  s'éloigna  en  courant.  Rodolphe  n'osa  pas  la  suivre. 

Il  arrive  souvent  qu'un  mot  éclaire  d'un  jour  vif  des  sentimens 
ensevelis  dans  les  ténèbres  du  cœur.  On  les  ignorait,  on  n'y  pensait 
pas  la  veille.  Tout  à  coup  ils  font  explosion,  et  le  cœur  qui  les  rece- 
lait en  est  subitement  envahi.  C'est  l'étincelle  qui  tombe  sur  la  mine 
chargée  de  poudre.  Tout  était  «ilence,  tout  n'est  plus  que  flammes 
et  tonnerre.  Tandis  que  Rodolphe  regardait  fuir  Salomé,  il  se  sen- 
tait remué  jusque  dans  les  entrailles.  Un  sang  plus  chaud  circulait 


56  •  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  ses  veines;  il  était  attendri,  ému;  il  avait  peur,  et  son  trouble 
le  remplissait  d'une  ivresse  nouvelle;  il  n'osait  point  descendre  en 
lui-même,  et  chaque  battement  de  son  cœur  lui  criait  qu'il  aimait 
Salomé.  On  sait  que  Rodolphe  avait  à  maintes  reprises  traversé 
Paris;  mais  la  durée  et  la  fréquence  de  ses  voyages  dans  des  con- 
trées barbares,  son  goût  pour  la  chasse  et  la  rêverie,  qui,  dans  se& 
heures  de  paresse  et  de  loisir,  en  faisait  un  hôte  des  campagnes^ 
•  tout  avait  contribué  à  le  sauver  des  plaisirs  faciles  et  des  séduc- 
tions banales  de  la  galanterie.  Il  avait  conservé  la  jeunesse  d'âme 
et,  jusqu'à  un  certain  point,  la  naïveté  de  ces  bénédictins  qui  tra- 
versaient les  années  fougueuses  de  la  vie  entre  les  quatre  murailles- 
d'une  bibliothèque.  Cette  éclosion  de  l'amour  fut  une  fête  pour  Jlo- 
dolphe,  et  il  s'abandonna  avec  des  délices  infinies  à  la  fraîcheur  et 
à  l'impétuosité  de  ses  sensations. 

La  soirée  qui  suivit  cet  incident  fut  silencieuse.  Ruth  filait  et  ca- 
ressait Zacharie  du  regard;  Jacob  lisait  le  livre  des  Rois  dans  sa 
grande  bible.  Salomé  travaillait  à  un  ouvrage  d'aiguille.  Elle  ne  re- 
leva pas  la  tête  une  fois,  et  jamais  ses  yeux  ne  rencontrèrent  ceux  de 
Rodolphe  ;  mais  sa  main  tremblait  sur  la  broderie,  et  à  deux  reprises, 
dans  sa  précipitation,  elle  cassa  le  fil  que  l'aiguille  fixait  sur  la  ba- 
tiste. Son  père  la  pria  de  chanter.  Elle  posa  son  ouvrage  sur  la  table 
sans  répondre  et  ouvrit  le  vieux  clavecin.  Elle  prit  au  hasard,  dans 
un  cahier  de  musique,  une  mélodie  de  Schubert,  et  chanta.  Sa  voix 
était  étouffée,  mais  avait  en  ce  moment  une  expression  singulière 
qui  en  augmentait  le  charme  indéfinissable.  Ruth  cessa  d'agiter  son 
rouet;  Zacharie  tout  doucement  se  retourna  sur  sa  chaise  et  regarda 
sa  sœur;  Jacob,  la  tête  entre  ses  mains,  écoutait  les  yeux  fermés. 
Quand  Salomé  arriva  aux  dernières  mesures  de  V Adieu ,  sa  voix 
avait  la  douceur  plaintive  et  la  tristesse  du  vent  qui  pleure  sur  la 
bruyère.  Tout  à  coup  elle  s'arrêta,  et  son  visage  parut  baigné  de 
larmes.  —  Salomé!  cria  Rodolphe.  Mais  déjà  Jacob  l'avait  prise 
entre  ses  bras.  —  Qu'as-tu?  Parle!  dit  le  père. 

Salomé  fit  un  effort  pour  se  raffermir  sur  ses  genoux.  —  Ce  n'est 
rien,...  je  suis  lasse,  dit-elle. 

Elle  fit  signe  de  la  main  à  Ruth,  qui  accourut,  et  elle  monta  len- 
tement l'escalier  de  bois. 

Jacob,  debout,  les  traits  contractés  par  le  chagrin,  la  suivait  des 
yeux.  —  Seigneur,  épargne  ton  serviteur!  dit-il  d'une  voix  haute. 
Puis,  se  t(3urnant  vers  Rodolphe  :  —  Sa  mère  me  l'a  donnée,  re- 
prit-il, et  je  me  souviens  qu'elle  a  été  malade.  Depuis  lors  je  suis 
inquiet  comme  l'oiseau  dont  le  nid  a  été  menacé,  et  j'élève  mon 
àme  à  Dieu  pour  qu'il  veille  sur  Salomé.  Toi  que  ton  âge  rapproche 
de  ma  fille  et  rjue  ton  éducation  a  rendu  habile  dans  des  connais- 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS    DE    LA.   FORÊT-NOIRE.  57 

sances  qui  me  manquent,  ne  sais-tu  rien,  n'appréhendes-tu  rien? 

Rodolphe  secoua  la  tête  sans  répondre.  Alors  Jacob  Royal  re- 
tourna à  sa  place,  devant  la  table,  et,  ouvrant  sa  bible  au  livre  des 
Psaumes,  se  mit  à  lire. 

Et  Rodolphe  l'entendait  à  demi-voix  qui  disait  : 

((  Seigneur,  ne  me  reprenez  pas  dans  votre  fureur  et  ne  me  pu- 
nissez pas  dans  votre  colère, 

((  Parce  que  j'ai  été  percé  de  vos  flèches  et  que  vous  avez  appe- 
santi votre  main  sur  moi. 

((  A  la  vue  de  votre  colère,  il  n'est  resté  rien  de  sain  dans  ma 
chair,  et  à  la  vue  de  mes  péchés,  il  n'y  a  plus  aucune  paix  dans 
mes  os...  » 

A  dix  heures,  sa  voix  murmurait  encore  au  milieu  d'un  silence  que 
rien  ne  troublait.  Rodolphe  se  leva.  —  Prie  pour  nous,  mon  fds,  dit 
le  garde. 

Le  lendemain,  Salomé parut  à  l'heure  accoutumée;  son  visage  ne 
g-ardait  plus  aucune  trace  des  langueurs  et  des  abattemens  de  la 
veille.  Elle  tendit  son  front  à  son  père,  et,  prévenant  la  question 
qu'il  allait  lui  adresser  :  —  Dieu  a  béni  mon  sommeil,  dit-elle  d'une 
voix  calme. 

Que  d'actions  de  grâces  dans  le  regard  que  le  père  abaissa  sur  sa 
fdle!  Zacharie  sauta  au  cou  de  sa  sœur.  —  Ah!  m'as-tu  fait  peur 
hier!...  Ne  chante  plus. 

—  Non,  répondit  Salomé. 

Et  elle  ferma  le  piano,  qui  était  resté  ouvert. 

Il  y  avait  dans  un  village  voisin  le  fils  d'un  éclusier  dont  la  fa- 
mille professait  la  religion  réformée.  11  avait  quelque  aisance  et 
possédait  une  petite  scierie  sur  les  bords  du  torrent.  Chaque  an- 
née, avec  les  profits  qu'il  en  tirait,  il  achetait  quelque  arpent  de 
terre  ou  de  bois.  Jean  était  un  jeune  homme  de  vingt-six  à  vingt- 
sept  ans,  probe,  laborieux,  de  mœurs  irréprochables;  avec  ce  qu'il 
avait  amassé  et  l'expérience  qu'il  avait  acquise  dans  le  commerce 
des  sapins,  on  ne  doutait  pas  qu'il  ne  s'établît  un  jour  dans  la  val- 
lée de  la  Murg.  Il  ne  négligeait  aucune  occasion  de  voir  les  habi- 
tans  de  la  Herrenwiese.  Un  coreligionnaire  était  toujours  le  bien- 
venu chez  Jacob  Royal;  la  bonne  réputation  de  Jean  rendait  cet 
accueil  plus  amical.  On  se  marie  de  bonne  heure  dans  la  Forét- 
Noire;  on  s'étonnait  donc  que  l'éclusier  n'eût  pas  encore  introduit 
une  ménagère  dans  sa  maison.  La  question  de  savoir  quelle  fille  il 
épouserait  était  en  conséquence  une  de  celles  qu'on  débattait  le 
plus  volontiers  dans  les  auberges  du  pays.  Un  matin,  il  quitta  la 
scierie  après  avoir  prévenu  qu'il  ne  déjeunerait  pas  au  logis,  et  s'en- 
fonça dans  un  sentier  qui  de  son  village  conduisait  par  le  plus  court 


58  REVUE    DES  DEUX  MONDES.        '  ' 

à  la  Herrenwiese.  Les  bûcherons  qui  travaillaient  dans  la  forêt  re- 
marquèrent que  Jean  avait  ses  plus  beaux  habits,  bien  qu'il  eût  plu 
la  veille,  et  que  le  terrain  fût  mauvais.  —  Eh!  eh  !  dit  l'un  d'eux,  il 
n'a  pas  peur  de  gâter  ses  bottes  ni  de  mouiller  les  pans  de  sa  re- 
dingote noire  !  j'imagine  qu'un  mariage  est  au  bout  de  la  prome- 
nade. —  Bientôt  après,  le  gilet  écarlate  et  le  bonnet  de  peau  de 
renard  de  Jean  avaient  disparu  derrière  un  coude  du  sentier.  Vers 
midi,  l'éclusier  arriva  sur  le  plateau.  Jacob  fumait  sa  pipe  sur  le 
seuil  de  sa  porte;  Jean  l'aborda,  et  ils  causèrent  en  marchant  à  pe- 
tits pas  dans  la  prairie.  Quand  ils  eurent  fait  trois  ou  quatre  tours, 
Jacob  et  Jean  échangèrent  une  poignée  de  main,  et  ils  entrèrent 
dans  la  maison.  Salomé  travaillait;  Rodolphe  était  non  loin  d'elle 
qui  lisait.  Au  premier  regard,  Rodolphe*  reconnut  le  jeune  homme 
qui,  dans  la  cérémonie  du  baptême  dont  il  avait  été  témoin,  avait 
figuré  comme  parrain  à  côté  de  Salomé. 

—  Voilà  Jean  notre  voisin ,  dit  Jacob  ;  il  marche  selon  les  voies 
du  Seigneur,  il  est  honnête  selon  le  monde,  il  t'aime,  et  il  vient  me 
demander  si  tu  veux  devenir  sa  femme. 

Salomé  se  leva  plus  froide  que  le  marbre.  —  Est-ce  un  ordre, 
mon  père?  dit-elle. 

—  Non,  répondit  le  garde  ;  je  crois  que  Jean  sera  bon  pour  toi, 
et  que  tu  ne  manqueras  de  rien  dans  sa  maison. 

—  Vous  êtes  bon  pour  moi,  et  je  ne  manque  de  rien  dans  la  vôtre, 
répondit-elle. 

Jacob  prit  la  main  de  sa  fille.  —  Tu  as  la  jeunesse  en  partage,  et 
il  est  dans  ma  destinée  de  rendre  compte  de  mes  actions  avant  toi, 
ajouta-t-il  avec  une  sorte  d'insistance;  à  l'heure  de  notre  sépara- 
tion, ce  sera  pour  moi  une  consolation  de  penser  que  je  laisserai  ma 
fille  auprès  de  quelqu'un  qui  sera  son  ami  et  aura  le  droit  de  la 
protéger. 

Le  regard  de  Salomé  glissa  sur  Rodolphe.  Le  livre  qu'il  lisait 
était  tombé  à  ses  pieds;  il  était  affreusement  pâle. 

—  Me  permettez -vous  d'attendre  encore,  mon  père?  répondit 
Salomé  d'une  voix  faible,  je  ne  voudrais  pas  apporter  à  mon  mari 
un  cœur  qui  ne  fût  pas  tout  à  lui.  Donnez-moi  le  temps  de  savoir 
si  je  puis  aimer  Jean  comme  il  m'aime. 

Jacob  Royal  se  tourna  vers  l'éclusier  :  —  Tu  l'as  entendue,  dit-il, 
prends  patience...  D'ailleurs,  si  tu  as  besoin  d'une  compagne,  et  il 
n'est  pas  bon  que  l'homme  reste  seul,  n'hésite  pas,  cette  maison  te 
sera  toujours  ouverte. 

Tandis  que  Jacob  parlait,  Salomé  s'appuyait  d'une  main  contre  la 
chaise  qu'elle  avait  quittée;  elle  tenait  ses  yeux  baissés  et  tremblait 
de  rencontrer  ceux  de  Rodolphe. 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS   DE   LA   FORÊT-NOIRE.  59 

—  Qu'il  soit  fait  selon  la  volonté  de  Salomé;  dans  un  an,  je  re- 
viendrai, dit  l'éclusier,  et  si  son  cœur  ne  parle  pas  pour  moi,  je  choi- 
sirai une  autre  compagne. 

La  bouche  de  Salomé  s'ouvrit  comme  pour  lui  dire  :  —  Ne  reve- 
nez pas!  mais  l'excès  de  sa  joie  lui  fit  peur,  et  elle  cacha  sa  tête 
entre  les  bras  de  Ruth. 

Une  heure  après,  Rodolphe,  qui  rôdait  autour  de  la  maison,  en  vit 
sortir  Salomé.  Elle  prit  un  sentier  qui  côtoyait  le  bord  du  ruisseau, 
et  le  descendit  à  pas  lents;  elle  était  seule;  Rodolphe  la  suivit.  Au 
bout  de  quelques  minutes,  elle  atteignit  l'endroit  où  commence  la 
vallée  qui  se  dirige  vers  Forbach.  Quelques  grands  arbres  qui 
trempent  leur  pied  dans  l'eau  y  mêlent  leur  feuillage  sur  un  talus 
de  gazon  semé  de  grosses  pierres.  La  journée  avait  été  tiède  et  rap- 
pelait les  belles  heures  de  l'automne  envolé.  Salomé  s'assit  au  soleil 
sur  la  mousse.  D'une  main  distraite,  elle  jetait  de  petits  cailloux 
dans  l'écume  du  torrent.  Rodolphe  s'approcha  d'elle;  Salomé  atta- 
cha sur  lui  ses  yeux  sans  témoigner  aucune  surprise  ;  jamais  son 
regard  n'avait  été  plus  doux  et  plus  triste.  —  Ah  !  je  vous  aime  !  s'é- 
cria Rodolphe  hors  de  lui. 

—  Et  vous  êtes  catholique  !  répondit  Salomé  sans  retirer  la  main 
qu'il  avait  saisie. 

Un  frisson  parcourut  tout  le  corps  de  Rodolphe.  Que  de  choses 
dans  ce  seul  mot  !  Il  était  aimé,  et  une  barrière  infranchissable  les 
séparait.  Il  ne  voyait  aucun  moyen  d'arriver  jusqu'à  ce  cœur  qui  se 
donnait  à  lui.  Le  saisissement  l'empêcha  de  répondre.  Il  porta  silen- 
cieusement la  main  de  Salomé  à  ses  lèvres  et  la  regarda  avec  une 
sorte  d'effroi.  —  Oui,  vous  m'aimez,  reprit-elle  la  rougeur  sur  le  front, 
mais  sans  s'éloigner.  Je  l'ai  compris  en  même  temps  que  j'ai  compris 
que  je  vous  aimais  aussi.  Peut-être  est-ce  un  aveu  que  je  ne  devrais 
pas  vous  faire  ;  cependant  j'y  trouve  un  charme  douloureux  qui  m'y 
fait  succomber.  D'ailleurs  il  n'est  pas  dans  ma  nature  de  mentir,  et 
mieux  vaut  tout  de  suite  creuser  ensemble  une  situation  à  laquelle 
je  ne  vois  pas  d'issue.  Nous  serons  deux  à  prendre  la  résolution  qui 
nous  paraîtra  la  meilleure.  Je  vous  sais  honnête  et  bon;  pendant 
cette  première  nuit  que  vous  avez  passée  sous  notre  toit,  au  milieu 
du  délire  qui  vous  avait  saisi,  vous  avez  prononcé  le  nom  de  votre 
mère;  ce  souvenir  m'a  donné  une  favorable  opinion  de  votre  cœur; 
rien  plus  tard  ne  l'a  démentie,  et  lentement  je  me  suis  attachée  à 
vous;  à  votre  tour,  vous  emporterez  de  moi  la  pensée  que  je  suis 
une  créature  sincère  qui  n'aurait  pas  mieux  demandé  que  de  vous 
dévouer  sa  vie.  Malheureusement  il  y  a  entre  nous  un  abîme  qile 
la  plus  longue  patience  et  les  efforts  les  plus  constans  ne  parvien- 
dront pas  à  combler.  Vous  savez  de  quel  sang  je  sors;  n'eussé-je 


00-  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pas  enracinée  en  moi  la  foi  de  mes  aïeux,  leur  long  martyre  est  un 
legs  qui  pèse  sur  ceux  de  notre  nom  et  les  engage  tous.  Si  vous 
changiez  de  croyance  pour  arriver  jusqu'à  moi,  je  vous  estimerais 
moins,  et,  vous  estimant  moins,  je  ne  pourrais  plus  vous  aimer.  Si 
je  vous  parle  ainsi,  c'est  pour  que  vous  me  connaissiez  tout  entière. 
Vous  savez  à  présent  pourquoi  j'évitais  ces  promenades  et  ces  ren- 
contres que  vous  recherchiez.  11  n'en  pouvait  sortir  rien  de  bon,  et 
pour  vous,  et  pour  moi;  mais  quand  je  me  suis  retirée,  le  mal  était 
fait;  je  l'ai'senti  au  trouble  de  mes  nuits.  Rien  depuis  lors  n'a  pu 
me  guérir,  ni  la  méditation,  ni  la  prière.  Dieu  n'a  point  béni  mes 
larmes.  C'est  la  première  fois,  ce  sera  la  dernière  aussi  que  je  vous 
parlerai  de  ce  triste  amour.  Il  y  a  des  blessures  si  cuisantes,  qu'il 
n'y  faut  pas  toucher.  Maintenant  il  serait  à  désirer  que  vous  eussiez 
le  courage  de  partir.  Vous  aurez  traversé  cette  solitude  comme  au- 
trefois le  fds  d'Abraham  traversa  la  Mésopotamie;  seulement  la  fille 
de  Laban  ne  vous  suivra  pas.  Il  ne  dépendra  pas  de  moi  que  je  vous 
oublie,  toute  ma  volonté  et  une  longue  suite  de  jours  n'y  suffiraient 
pas;  mais  si  mon  père  me  présente  un  mari,  je  ne  dois  pas  vous 
cacher  non  plus  qu'au  premier  signe  de  sa  volonté  j'obéirai. 

Rodolphe  était  atterré.  La  raison  lui  criait  que  chaque  parole  de 
Salomé  était  marquée  au  coin  du  bon  sens  et  de  la  vérité.  Elle  lui 
parlait  un  langage  ferme  et  résolu;  on  ne  devinait  la  tendresse  pro- 
fonde qui  était  en  elle  qu'à  l'accent  de  la  voix  et  à  l'expression  des 
yeux.  Tout  son  amour,  tout  son  dévouement,  tout  son  désespoir,  y 
semblaient  réfugiés.  Le  chasseur  la  connaissait  assez  pour  savoir 
que  rien  désormais  ne  la  ferait  dévier  de  la  route  où  elle  voulait 
marcher.  Cependant  il  ne  pouvait  se  résoudre  à  l'abandonner.  Il  re- 
garda autour  de  lui  le  cercle  de  forêts  dont  un  rayon  de  soleil  oblique 
rougissait  les  cimes,  et  la  pensée  de  quitter  ce  petit  coin  de  terre 
où  il  avait  rencontré  Salomé  lui  serra  le  cœur.  La  Herrenvviese  était 
comme  une  patrie  nouvelle  pour  lui.  Il  se  hasarda  à  demander  à  sa 
compagne  si  rien  ne  fléchirait  Jacob  Royal,  et  si  par  affection  il  ne 
consentirait  pas  à  lui  donner  sa  fille.  Salomé  secoua  la  tête.  —  Est-ce 
à  moi,  dit-elle,  de  lui  porter  ce  coup  terrible?  Qu'a-t-il  fait  pour 
que  ces  mains  auxquelles  il  a  enseigné  la  prière  se  dressent  contre 
lui  et  le  déchirent?  Non,  non.  Il  a  plu  au  Seigneur  de  nous  envoyer 
cette  épreuve,  acceptez-la  comme  je  l'accepte! 

Rodolphe  et  Salomé  s'entretinrent  encore  quelques  instans,  puis 
Salomé  se  leva.  —  Il  faut  nous  séparer,  dit-elle  ;  nos  cœurs  se  sont 
ouverts,  ne  les  laissons  pas  s'amollir  dans  d'inutiles  épanchemens.. 
La  plaie  est  assez  douloureuse  sans  qu'il  soit  besoin  de  l'élargir.  En- 
core une  fois,  donnez-moi  votre  main,  puis  adieu.  Nous  sommes 
comme  deux  voyageurs  qui  se  rencontrent  dans  le  désert;  une  heure 


SCÈNES    ET   fOUVENIRS    DE    LA    FOBÊT-NOIRE.  61 

ils  se  sont  reposés  à  Tombre  de  la  même  oasis,  et  ont  rafraîchi  leurs 
lèvres  dans  les  eaux  de  la  même  fontaine,  puis  ils  échangent  une 
dernière  parole  et  s'enfoncent  dans  le  sable,  marchant  vers  des  ho- 
rizons divers.  Cette  vallée  de  larmes  où  nous  errons  n'est  pas  éter- 
nelle, et  nous  ne  faisons  qu'y  passer...  Plus  loin  nous  nous  retrou- 
verons. 

Elle  laissa  sa  main  quelques  minutes  dans  celle  de  Rodolphe  et 
le  regarda  longtemps,  le  cœur  gonllé  et  les  lèvres  agitées  d'un  léger 
tremblement.  —  A  ce  soir,  dit-elle  tout  à  coup;  quand  je  vous  re- 
verrai, vous  ne  serez  plus  qu'un  hôte  pour  moi.  —  Et  elle  s'éloigna 
sans  retourner  la  tête. 

IV. 

Rodolphe  n'eut  pas  le  courage  de  suivre  le  conseil  diflicile  que 
lui  avait  donné  Salomé.  11  ne  partit  pas,  et  la  Herrenwiese  le  vit  en- 
core le  lendemain  et  les  jours  suivans;  mais  ce  fut  vainement  qu'il 
tenta  de  renouer  l'entretien  avec  la  fdle  de  Jacob,  et  de  la  ramener 
sur  les  choses  qui  l'occupaient  sans  cesse.  Elle  fut  inilexible.  Elle 
n'y  pensait  pas  moins,  mais  n'en  laissait  rien  paraître.  Son  visage 
blanc  avait  retrouvé  la  rigidité  du  marbre;  on  aurait  pu  croire,  tant 
il  était  impassible,  que  jamais  le  désordre  et  les  flammes  de  la  pas- 
sion n'en  avaient  illuminé  les  traits.  Elle  vaquait  silencieusement  aux 
soins  du  ménage  avec  cette  même  démarche  tranquille  qui  n'était 
ni  lente  ni  pressée,  cette  même  activité  méthodique,  cette  même 
vigilance  minutieuse  qui  ne  néglige  aucun  détail,  et  accorde  une  at- 
tention égale  aux  bœufs  qui  ruminent  dans  l'étable  et  à  l'oiseau  qui 
sautille  dans  sa  cage.  A  présent  qu'elle  connaissait  la  cause  de  son 
trouble,  et  qu'elle  avait  à  lutter  contre  un  mal  dont  l'origine  était 
visible,  elle  retrouvait  pour  le  combattre  toute  son  énergie  et  sa  té- 
nacité. Elle  redoublait  de  soins  pour  être  le  moins  souvent  possible 
avec  elle-même,  et  cherchait  à  distraire  sa  pensée  en  appelant  à  son 
aide  des  travaux  qui  la  fatiguaient.  Elle  ne  fléchissait  pas  dans  sa 
volonté,  pareille  à  un  soldat  qui  tient  son  drapeau  levé  au  plus  fort 
de  la^bataille.  Quelquefois  cependant,  troublée  parles  longs  regards 
que  Rodolphe  attachait  sur  elle,  et  comme  attendrie  dans  sa  résis- 
tance, elle  était  entraînée  spontanément  à  lui  accorder  un  mot, 
ainsi  qu'on  l'a  vu  au  commencement  de  cette  histoire,  mot  rapide 
qui  la  déchirait  sans  que  Rodolphe  en  fut  apaisé. 

Un  soir  qu'il  était  dans  sa  chambre  après  une  soirée  muette  que 
la  retraite  de  Salomé  avait  abrégée,  Rodolphe  se  souvint  de  M.  de 
Faverges  :  il  ne  lui  avait  pas  écrit  depuis  son  départ  pour  Fribourg. 
Il  prit  une  plume  et  lui  adressa  une  lettre  où  toute  son  âme  se  dé- 
versa. Après  le  récit  de  l'aventure  de  chasse  qui  lui  avait  fait  ren- 


Ç2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

contrer  Jacob,  après  un  portrait  rapidement  esquissé  de  Salomé,  il 
continuait  en  ces  termes  : 

«  Voilà  pourquoi  je  suis  resté  à  la  Herrenwiese,  et  pourquoi  j'y 
reste  encore.  Le  printemps  m'y  trouvera  peut-être.  Si  j'attends 
quelque  chose,  ce  que  je  ne  sais  pas,  certainement  je  n'espère  rien. 
Je  suis  soutenu  par  ce  sentiment  indéfinissable  qui  persiste  dans  le 
cœur  de  l'homme,  malgré  la  certitude  absolue  d'un  malheur  irré- 
parable. 

«  Les  idées  dans  lesquelles  tu  as  été  élevé,  ce  doute  et  cette  ironie 
qu'on  respire  avec  l'air  qui  flotte  sur  les  boulevards  de  Paris,  ne  te 
permettront  pas  de  comprendre  que  deux  familles  chrétiennes  ne 
puissent  pas  s'unir,  parce  qu'une  différence  dont  les  catholiques  et 
les  protestans  de  nos  salons  soupçonnent  à  peine  l'étendue  sépare 
leurs  communions.  Gela  est  cependant.  Jacob  Royal,  dont  j'estime 
profondément  le  caractère,  dont  j'admire  l'austérité,  la  constance, 
et  une  certaine  grandeur  morale  qu'on  ne  peut  apprécier  à  distance, 
mais  qui  frappe  aussitôt  qu'on  vit  dans  son  intimité,  n'est  pas  un 
protestant,  pas  même  un  calviniste,  c'est  un  huguenot;  comprends- 
tu  bien?  un  vrai  fils  de  ces  sectaires  qui  combattaient  à  La  Rochelle 
et  qui  mouraient  en  confessant  leur  foi.  Il  ne  faudrait  pas  le  pous- 
ser beaucoup  pour  l'entendre  crier  :  Vive  CoUgnyî  II  prie  et  il 
jeûne  chaque  année  le  jour  de  la  Saint-Barthélémy,  et  chaque  an- 
née, le  17  octobre,  il  prend  le  deuil  en  souvenir  de  la  révocation  de 
l'édit  de  Nantes.  C'est  moins  un  homme  qu'une  tradition  et  un  prin- 
cipe. J'ai  le  frisson  quand  il  chante  les  psaumes  de  David,  entouré  de 
ses  serviteurs;  alors  je  n'ai  qu'à  fermer  les  yeux  pour  me  croire 
dans  une  caverne  des  Cévennes  au  temps  de  la  persécution  de  M.  de 
Villars.  Un  tel  proscrit,  le  fils  d'une  pareille  race,  est  inébranlable 
comme  les  vieilles  roches  des  montagnes  d'où  il  sort.  Il  y  a  en  lui 
l'humilité  du  chrétien  et  l'orgueil  de  l'exilé.  Son  langage  a  une 
forme  et  un  caractère  qui  étonnent.  Les  terribles  soldats  contre  les- 
quels les  Guises  tournèrent  leur  épée  ne  devaient  pas  parler  autre- 
ment qu'il  ne  le  fait;  c'est  l'écho  d'un  siècle  qui  dort  dans  la  poudre 
des  tombeaux.  Moi  qui  ai  bu  à  la  coupe  de  la  raillerie  mondaine, 
j'en  suis  tout  épouvanté,  ainsi  qu'un  voyageur  qui  voit  surgir  du 
milieu  des  sables  la  tête  énorme  d'un  sphinx  de  granit. 

«  Tu  devines  ce  que  peut  être  Salomé,  élevée  par  un  tel  serviteur 
de  Calvin  dans  la  solitude  austère  de  la  Forêt-Noire.  Tous  les  sabres 
de  mille  dragons  ne  la  feraient  pas  reculer.  Il  y  a  du  sang  de  lionne 
dans  les  veines  de  cette  frêle  créature,  qui  a  la  douceur  d'un 
agneau.  Sa  volonté  est  comme  la  tige  d'un  jeune  chêne,  toute  droite 
et  inflexible;  sa  bonté,  inépuisable  comme  les  eaux  bienfaisantes 
d'un  fleuve.  Te  souviens- tu  de  cette  tête  de  Vierge  d'un  caractère 
byzantin  que  nous  admirions  ensemble  parmi  les  arabesques  d'or  et 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS   DE    LA   FORÊT-NOIRE.  OS 

d'azur  et  les  rinceaux  de  pourpre  d'un  vieux  missel  découvert  à 
Syracuse?  Je  ne  me  lassais  pas  de  regarder  cette  figure  candide 
d'un  caractère  si  singulier.  La  première  fois  que  je  vis  Salomé,  il  me 
sembla  la  reconnaître,  moi  qui  ne  l'avais  jamais  vue.  Peu  de  temps 
après,  un  jour  que,  couronnée  de  fleurs,  elle  tenait  un  enfant  sur 
les  fonts  baptismaux,  une  exclamation  faillit  m' échapper  des  lèvres. 
Je  ne  m'étais  pas  troilipé  en  la  reconnaissant.  J'avais  devant  les 
yeux  cette  tête  de  Yierge  qui  m'avait  charmé,  et  dont  le  regard 
mystique  et  la  chevelure  d'or  illuminaient  les  marges  jaunes  du  vé- 
lin. Un  trouble  inexprimable  s'est  emparé  de  moi.  J'ai  vu  dans  cette 
rencontre  le  doigt  de  la  destinée.  11  y  a  si  loin  de  Syracuse  à  la 
Herrenwiese  ! 

((  Ma  vie  s'écoule  à  regarder  Salomé,  à  la  suivre  des  yeux,  à  la 
chercher,  à  m' enivrer  de  sa  présence..  Nous  n'échangeons  pas  qua- 
tre paroles  en  une  journée.  Je  sens  bien  que  le  bonheur  serait  auprès 
d'elle.  Jô  ne  puis  pas  y  atteindre.  Souvent  je  chasse  tout  un  jour, 
mais  j'emporte  son  souvenir  avec  moi.  Jacob,  qui  m'accompagne, 
sourit  quand  je  néglige  de  tirer  un  chevreuil  qui  part  d'un  taillis  ou 
quelque  coq  de  bruyère  qui  de  ses  grands  coups  d'aile  fait  retentir 
la  voûte  des  bois.  Hélas  !  je  ne  pense  qu'à  Salomé,  je  ne  vois  que 
Salomé  î 

«  Et  cependant  tu  sais  si  j'ai  l'humeur  romanesque!  moi  qui  n'ai- 
mais que  les  plantes  et  les  coquilles,  les  médailles  et  la  chasse,  les 
courses  lointaines  et  les  livres!  Ah!  que  je  donnerais  tous  ces  biens 
pour  tenir  sa  petite  main  dans  la  mienne!  Se  peut-il  que  l'on  change 
si  profondément  et  si  rapidement? 

«  Il  m'a  fallu,  misérable  que  je  suis,  tromper  le  bon  Jacob  pour 
trouver  un  prétexte  à  ce  long  séjour  que  je  fais  dans  la  montagne. 
La  chasse  n'y  suffisait  plus.  On  entend  si  rarement  le  son  de  mon 
fusil  dans  la  forêt!  Je  compose  donc  un  herbier  dans  lequel  je  veux 
collectionner  toutes  les  plantes  de  la  flore  locale.  J'en  ramasse  par- 
ci  par-là  quelques-unes  que  je  mets  pr^rement  sécher  dans  de 
grandes  feuilles  de  papier  blanc  qui  font  l'admiration  de  Zacharie. 
Il  ne  comprend  pas,  le  cher  petit,  pourquoi  l'on  gâte  ainsi  du  beau 
papier  sur  lequel  on  pourrait  dessiner  tant  de  bonshommes  et  tant 
de  maisonnettes;  mais  à  ma  collection  j'aurai  toujours  grand  soin 
qu'il  manque  quelque  fleur,  une  fougère,  un  brin  de  mousse.  L'hon- 
nête Jacob  m'apporte  souvent  des  plantes  qui  lui  semblent  curieuses. 
Je  rougis  en  les  recevant. 

((  Cette   situation  cependant  ne  peut  pas  durer.  Salomé  tient 
toujours  ce  qu'elle  promet.  Chaque  fois  qu'une  afl*aire  ou  un  ha- 
sard amène  un  étranger  dans  la  maison  du  garde,  s'il  est  jeune, 
s'il  est  bien  tourné,  s'il  la  regarde  attentivement,  je  tremble  que  cè- 
ne soit  le  mari  qu'elle  a  résolu  d'accepter  aussitôt  que  son  père  le 


64  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

lui  proposera.  S'il  passe  la  nuit  sous  le  même  toit  qui  nous  abrite 
tous,  j'ai  la  fièvre.  Je  ne  suis  rassuré  qu'au  moment  du  départ.  Rien 
jusqu'à  présent  ne  me  fait  soupçonner  que  le  péril  soit  imminent; 
mais  demain,  mais  après-demain,  qui  sait?... 

((  Personne  dans  la  maison  ne  se  doute  de  mon  amour  pour  Sa- 
lomé,  personne,  si  ce  n'est  peut-être  Ruth.  Elle  a,  tout  en  agitant 
son  rouet,  une  manière  de  me  regarder  qui  m'inquiète;  l'amitié 
particulière  que  me  témoigne  Zacharie,  qui  est  son  favori,  et  que 
je  ne  laisse  jamais  manquer  de  crayons  et  de  papier,  me  protège 
seule.  L'autre  jour,  en  passant  près  de  moi,  elle  a  dit  :  —  Dieu  a 
suscité  les  Philistins  contre  nous,  et  le  repos  d'Israël  a  été  troublé! 

«  J'ai  peur  d'être  seul  si  un  malheur  me  frappe...  » 

Lorsque  M.  de  Faverges  reçut  cette  lettre,  il  n'avait  par  aventure 
aucune  affaire  à  terminer.  La  pluie  tombait  effroyablement;  la  sai- 
son était  maussade  ;  les  maisons  où  il  était  accoutumé  à  passer  ses 
soirées  semblaient  s'être  entendues  pour  fermer  leurs  portes.  On 
sait  en  outre  qu'il  aimait  Rodolphe  sincèrement.  Il  se  décida  brus- 
quement à  partir,  et  partit  dans  les  vingt-quatre  heures.  La  singu- 
larité de  l'aventure  dans  laquelle  son  ami  était  engagé  n'était  pas 
une  des  moindres  choses  qui  l'attiraient  à  la  Herrenwiese. 

Quand  il  y  arriva,  rien  n'était  changé  dans  la  situation  réciproque 
de  Rodolphe  et  de  Salomé.  —  Ce  qui  était  est  encore,  lui  dit  Ro- 
dolphe; il  me  paraît  seulement  que  je  l'aime  un  peu  plus. 

Jacob  Royal  accueillit  M.  de  Faverges  comme  un  ami  de  son  hôte. 
Salomé  ne  fut  ni  embarrassée  ni  empressée.  Une  heure  après  l'en- 
trée du  voyageur  dans  la  maison,  on  n'aurait  pas  pu  croire  qu'un 
étranger  en  eût  passé  le  seuil.  Pendant  la  soirée,  Salomé  ne  quitta 
point  l'aiguille,  Ruth  son  rouet  et  Jacob  sa  vieille  bible.  Huit  jours 
s'écoulèrent  ainsi.  M.  de  Faverges  étonné  acquérait  la  conviction 
que  rien  n'était  exagéré  dans  la  peinture  que  Rodolphe  lui  avait 
faite  de  l'intérieur  du  garde.  —  Il  faut  que  cette  situation  ait  un 
terme,  dit-il  à  son  ami  :  ilti'y  a  que  l'égoïsme  de  l'amour  qui  puisse 
t'empècher  de  voir  la  fatigue  dont  tous  les  traits  de  Salomé  portent 
l'empreinte;  mais  rien  ne  vaincra,  j'en  ai  peur,  l'obstination  de 
Jacob.  Tu  avais  raison,  c'est  un  formidable  huguenot!  La  nuit  j'en- 
tends en  rêve  le  choral  de  Luther.  Quoi  qu'il  arrive,  il  est  temps  de 
parler  au  forestier.  Je  m'en  chargerai,  si  tu  veux. 

—  Garde-t'en  bien  !  s'écria  Rodolphe;  il  me  faudra  partir  s'il  dit 
non! 

M.  de  Faverges  insista.  —  Si  tu  l'aimes  à  ce  point  que  tu  ne 
puisses  pas  te  passer  de  Salomé,  abjure,  dit-il;  elle  est  femme,  et 
les  femmes  pardonnent  les  vilaines  actions  que  l'amour  fait  com- 
mettre. 

—  Pas  elle!  murmura  Rodolphe. 


SCÈNES    ET   SOUVENIRS    DE    LA    FORÊT-NOIRE.  65 

—  Alors  donne  à  ta  passion  un  beau  vernis  d'héroïsme,  et  pars. 
Elle  te  pleurera  un  temps.  Épouse  et  mère,  elle  t'oubliera. 

—  Ah!  tu  me  fais  mourir!  reprit  Rodolphe  en  frissonnant. 

Cependant  la  logique  de  M.  de  Faverges  l'emporta.  Rodolphe  de- 
manda quinze  jours,  et  promit  de  se  soumettre  à  tout  ce  que  son 
ami  exigerait,  si  au  bout  de  ce  temps  un  incident  n'avait  apporté 
aucun  changement  dans  sa  position.  M.  de  Faverges  accorda  les 
quinze  jours.  — Autant  de  perdu  !  dit-il.  Malgré  sa  philosophie  mon- 
daine, il  était  ému  plus  qu'il  ne  le  laissait  voir. 

Un  hasard  fit  naître  cet  incident,  sur  lequel,  à  vrai  dire,  Rodolphe 
ne  comptait  pas,  et  qu'il  redoutait  plus  encore  qu'il  ne  le  désirait. 
On  se  souvient  qu'il  avait  inscrit  un  R  et  un  S  entrelacés  sur  les 
marges  d'un  livre  que  Salomé  feuilletait  souvent;  c'était  un  livre  de 
religion  qui  lui  venait  de  sa  mère.  Un  jour,  Jacob,  l'ayant  ouvert, 
aperçut  les  deux  lettres.  Il  appela  sa  fdle,  et  les  lui  montra.  Salomé 
comprit  que  le  jour  où  le  coup  de  hache  devait  être  porté  était  venu. 
—  Est-ce  toi  qui  as  tracé  là  ces  deux  lettres?  dit  Jacob. 

—  Non,  répondit  Salomé,  qui  avait  la  mort  dans  l'âme. 

—  Les  avais-tu  vues  déjà? 

—  Oui,  reprit-elle  avec  l'accent  ferme  d'une  personne  qui  ne  veut 
pas  mentir. 

—  Et  tu  ne  les  as  pas  effacées  ? 
Salomé  baissa  la  tête. 

—  Le  malheur  est  entré  dans  ma  maison!  poursuivit  le  garde. 
En  ce  moment,  Rodolphe  passait  devant  la  porte.  Salomé  courut  à 

lui,  et  d'une  voix  haute  :  —  Venez  dire  à  mon  père,  s'écria-t-elle,  que 
je  n'ai  rien  fait  qui  vous  autorisât  à  penser  qu'un  jour  je  pourrais  être 
votre  femme,  que  si  mon  cœur  a  été  faible  et  abandonné  d'en  haut,  je 
n'ai  pas  cessé  d'être  une  fdle  soumise  et  reconnaissante,  que  je  vous 
ai  montré  le  chemin  du  départ,  et  que  le  désespoir  de  vous  perdre  le 
cédait  au  chagrin  d'affliger  celui  qui  me  parle  et  qui  me  juge! 

—  C'est  vrai,  répondit  Rodolphe,  elle  a  été  droite  et  courageuse; 
elle  m'a  dit  de  partir,  et  je  suis  resté;  elle  m'a  dit  qu'elle  se  sou- 
mettrait à  votre  volonté,  et  je  suis  resté...  Je  l'aimais,  et  la  certitude 
de  votre  refus  m'a  seule  empêché  de  vous  en  faire  l'aveu. 

—  C'est  une  consolation  pour  moi  de  penser  que  dans  mon  afflic- 
tion Salomé  n'a  pas  cessé  de  craindre  Dieu  et  d'honorer  son  père, 
reprit  Jacob  tristement.  Qu'un  rayon  d'en  haut  l'éclairé!  Toi,  tu  ne 
peux  plus  rester  ici;  je  t'ai  accueilli  comme  un  fds  :  demain,  quand 
le  jour  viendra,  je  serai  ton  guide,  et  tu  quitteras  cette  maison. 

—  Je  la  quitterai,  répondit  Rodolphe,  et  on  se  sépara.  En  mon- 
tant l'escalier,  Salomé  posa  la  main  sur  la  rampe  pour  s'appuyer,  ce 
qu'elle  ne  faisait  jamais. 

TOME  \XV.  5 


66  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

L'heure  du  dîner  vint.  Jacob  s'approcha  de  la  table,  et  fit  signe  à 
Rodolphe  de  s'asseoir.  M.  de  Favergesjes  regardait  tous  deux.  Par 
un  geste  machinal,  il  passait  la  main  sur  son  front  comme  un  homme 
qui  est  la  proie  d'un  rêve  et  s'efforce  de  le  chasser.  Les  femmes  ne 
descendaient  pas;  cependant  leur  couvert  était  mis.  Ruth  parut  enfin 
au  pied  de  l'escalier. — Que  le  Seigneur  protège  cette  maison!  dit- 
elle  avec  l'accent  du  désespoir.  Salomé  est  là- haut  couchée  sur 
son  lit,  sans  parole,  sans  haleine  ;  je  l'appelle,  elle  ne  m'entend  pas; 
le  feu  de  la  fièvre  la  dévore. 

Jacob  se  leva  tout  droit.  Tous  les  muscles  de  son  visage  trem- 
blaient. —  Tu  l'as  entendue,  s'écria-t-il  en  saisissant  la  main  de 
Rodolphe,  monte  et  sauve-la  ! 

Lorsque  Rodolphe  eut  pénétré  dans  cette  chambre,  où  il  n'était 
jamais  entré,  il  trouva  Salomé  toute  raide  et  brûlante.  Elle  avait  les 
yeux  fixes.  Ruth  raconta  que  dans  la  journée,  et  après  l'entretien 
qu'elle  avait  eu  avec  son  père,  Salomé  était  montée  chez  elle.  Elle 
était  horriblement  pâle,  et  il  lui  semblait  qu'elle  chancelait  en  mar- 
chant. Malgré  le  froid,  elle  avait  ouvert  la  fenêtre  et  longtemps  ex- 
posé sa  tête  nue  au  vent.  Ruth  lui  avait  alors  demandé  si  elle  était 
malade.  Salomé  l'avait  rassurée,  et,  prenant  le  livre  que  sa  mère  lui 
avait  laissé,  elle  l'avait  ouvert.  Elle  lisait  depuis  quelque  temps, . 
lorsque  tout  à  coup  elle  avait  poussé  un  grand  cri  et  s'était  levée 
en  portant  les  mains  à  son  front.  Ruth  l'avait  reçue  dans  ses  bras. 
Depuis  ce  moment,  Salomé  était  comme  morte.  On  sait  que  Ro- 
dolphe avait  étudié  presque  toutes  les  sciences  et  pris  ses  grades 
dans  plus  d'une  faculté;  il  était  un  peu  médecin  comme  il  était  un 
peu  chimiste,  et  avait  eu  occasion,  depuis  son  arrivée  à  la  Herren- 
wiese,  d'exercer  son  savoir  dans  les  maisons  du  pays.  Au  premier 
examen,  il  comprit  que  Salomé  était  menacée  d'une  congestion  cé- 
rébrale, produite  certainement  par  la  tension  de  sa  volonté  et  par 
l'ébranlement  que  l'explication  dont  elle  avait  été  tout  à  la  fois  la 
cause  et  l'objet  avait  déterminé  dans  cette  frêle  créature.  Il  ne  la 
quitta  plus.  En  présence  d'un  mal  réel  qu'il  fallait  combattre  éner- 
giquement,  Rodolphe  recouvra  toute  sa  présence  d'esprit  et  tout  son 
sang-froid.  Il  conjura  la  crise  par  la  vigueur  et  la  promptitude  des 
réactifs,  et  put  répondre,  au  bout  de  quelques  heures,  de  la  vie  de 
Salomé.  Toute  la  nuit,  il  resta  debout,  la  main  et  les  yeux  sur  la 
fille  de  Jacob.  Ruth  le  servait  sans  ouvrir  la  bouche;  quand  il  n'avait 
pas  besoin  d'elle,  la  vieille  fille  retournait  à  son  rouet  et  filait.  Quel- 
qucifois  une  grosse  larme  roulait  sur  sa  joue  ridée  et  mouillait  le 
chanvre.  Jacob  lisait  dans  sa  bible.  Avant  de  tourner  le  feuillet,  il 
levait  les  yeux  et  regardait  tour  à  tour  Rodolphe  et  Salomé.  Quelle 
angoisse  sur  ce  visage  qui  voulait  être  impassible  !  Puis  il  reprenait 
sa  lecture,  et  tout  à  coup  on  entendait,  au  milieu  d'un  profond  si- 


I 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DE   LA   FORÊT-NOIRE.  67 

lence,  un  bruit  grave  et  doux  qui  remplissait  la  chambre  :  c'était 
Jacob  qui  lisait  à  demi-voix  quelques  passages  des  prophètes  ou  de 
l'Ecclésiaste. 

Vers  le  matin,  Salomé  ouvrit  les  yeux,  reconnut  Rodolphe  penché 
sur  elle,  épiant  la  vie,  et  poussa  un  grand  soupir.  Jacob  sauta  sur 
les  mains  de  sa  fille  et  tomba  à  genoux.  Rodolphe  se  précipita  hors 
de  la  chambre.  Il  sanglotait.  —  J'ai  élevé  ma  voix  et  fai  crié  au 
Seigneur 'y  fai  poussé  ma  voix  vers  Dieu^  el  il  m!  a  exaucé!  criait 
Jacob  les  mains  dressées  vers  le  ciel. 

Salomé  était  sauvée,  mais  il  ne  fallait  pas  la  perdre  de  vue.  11  ne 
fut  plus  question  de  départ.  Pendant  un  mois,  Rodolphe  veilla  au 
chevet  de  la  malade  ;  la  convalescence  fut  longue  et  pleine  de  pé- 
rils. Salomé  ne  semblait  renaître  que  par  la  volonté  qu  elle  avait  de 
se  conserver  à  son  père  ;  mais  quand  Rodolphe  ne  pouvait  pas  la 
voir,  ses  yeux,  malgré  elle,  s'attachaient  sur  lui  avec  une  expres- 
sion de  douleur  et  de  tendresse  qui  la  transfigurait.  Un  soir  que  Ro- 
dolphe, épuisé  de  fatigue,  s'était  endormi  près  d'elle  à  la  suite  d'une 
crise  passagère,  Salomé  prit  doucement  des  ciseaux  et  coupa  sur  la 
tête  inclinée  du  jeune  homme  une  boucle  de  cheveux  qu'elle  glissa 
sous  son  oreiller.  Ruth  la  surprit  tandis  que,  d'une  main  faible,  elle 
caressait  ce  souvenir  d'un  amour  condamné.  —  Ah!  dit  Salomé, 
n'est-il  pas  mort  pour  moi?...  C'est  comme  un  brin  d'herbe  sur  la 
pierre  d'un  tombeau.  —  Ruth  détourna  la  tête  en  pleurant. 

Rientôt  Salomé  put  quitter  sa  chambre.  On  profita  du  soleil  de 
midi  pour  lui  faire  respirer  l'air  dans  le  petit  jardin.  Elle  s'appuya 
sur  le  bras  de  son  père  afin  d'essayer  quelques  pas  sur  l'herbe.  Elle 
promena  ses  regards  encore  voilés  sur  l'immense  rideau  de  forêts 
qui  r entourait.  Les  hauteurs  en  étaient  couvertes  de  neige.  Le  ciel 
était  pâle.  «  Comptez  sur  moi,  je  suis  à  vous,  »  dit-elle  à  son  père 
en  lui  pressant  le  bras.-  Zacharie  bondissait  autour  d'elle  et  pous- 
sait des  cris  d'allégresse;  Rodolphe  la  suivait  d'un  œil  triste.  Com- 
bien peu  de  temps  s'écoulerait  avant  le  jour  où  il  devait  s'éloigner 
pour  ne  plus  revenir  !  Il  était  heureux  de  voir  Salomé  debout,  et  re- 
grettait cependant  qu'elle  n'eût  plus  besoin  de  lui.  M.  de  Faverges 
marchait  auprès  d'eux;  vingt  lettres  le  rappelaient  à  Paris,  mais  il 
lui  semblait  que  le  boulevard  des  Italiens  et  l'Opéra  étaient  à  mille 
lieues  de  ce  petit  coin  de  montagne.  Il  avait  pour  Salomé  le  cœur 
d'un  frère.  —  Je  conçois  qu'on  adore  cette  petite  huguenote,  gi- 
sait-il à  Rodolphe. 

Quand  cette  vaillante  fille  eut  reconquis  la  vie,  elle  prit  un  jour 
le  bras  de  M.  de  Faverges.  —  Vous  avez  tous  nos  secrets,  dit-elle  ; 
ce  n'est  donc  pas  à  vous  que  je  cacherai  rien  de  ce  qui  se  passe 
dans  mon  cœur.  Il  y  a  là  une  déchirure  que  la  présence  de  Rodolphe 
fait  saigner  de  plus  en  plus;  je  ne  dis  pas  qu'elle  cicatrisera  jamais  : 


68  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

il  ne  sait  pas  à  quel  point  je  l'aime;  mais  au  nom  même  de  cette  vie 
que  son  dévouement  m'a  rendue,  je  lui  demande  de  partir.  Il  y  a  en 
moi  comme  un  renoncement  au  bonheur,  mais  non  pas  au  devoir; 
qu'il  m'aide  à  en  porter  le  poids!  Le  spectacle  de  son  chagrin  m'é- 
puise et  m'oblige  à  penser  au  mien  :  obtenez  de  lui  qu'il  me  l'épar- 
gne. Quand  il  ne  serapjus  là,  vous  l'aiderez  à  m'oublier  et  à  guérir. 
M.  de  Faverges  ne  se  souvint  plus  qu'il  était  Parisien.  —  S'il 
vous  oubliait,  ce  serait  un  méchant  homme,  et  je  ne  le  reverrais  ja- 
mais! dit-il. 

—  Alors  qu'il  pense  à  moi  comme  à  une  amie  et  qu'il  soit  heu- 
reux! S'il  le  devient  un  jour,  vous  me  l'écrirez,  et  je  serai  plus  tran- 
quille. 

M.  de  Faverges  lui  demanda  la  permission  de  faire  une  dernière 
tentative  auprès  de  Jacob. 

—  Faites!  répondit  Salomé  en  hochant  la  tête. 

Le  soir  même,  M.  de  Faverges  prit  à  part  son  hôte.  Tous  les  ar- 
gumens  que  l'amitié  la  plus  vive  peut  fournir,  il  les  employa  pour 
ébranler  la  résolution  du  vieux  puritain.  Jacob  l' écouta  sans  l'inter- 
rompre; mais  lorsque  M.  de  Faverges  se  tut  :  —  La  mort  me  l'avait 
prise,  la  mort  me  l'a  rendue;  la  crainte  de  son  aiguillon  ne  me  fera 
pas  céder!  répondit  le  huguenot. 

Et  comme  l'ami  de  Rodolphe  insistait,  Jacob,  frappant  du  pied  la 
terre,  s'écria  :  —  Aussi  longtemps  que  je  foulerai  le  sol  de  la  patrie 
allemande,  jamais  Salomé  ne  sera  la  femme  d'un  catholique,  j'en 
prends  Dieu  à  témoin  ! 


On  était  alors  à  une  époque  de  l'année  où  tous  les  habitans  de  la 
Forêt-Noire  s'apprêtent  à  célébrer  l'ouverture  des  écluses  ou  Schivel- 
lung.  Le  bois  abattu  dans  la  montagne  a  été  dirigé  le  long  des  cours 
d'eau  qui  se  déversent  dans  laMurg  ou  la  Kintzig,  afïluens  du  Rhin. 
Quand  on  juge  le  moment  opportun,  les  forestiers  choisissent  un 
jour,  on  ouvre  les  portes  gigantesques  pratiquées  dans  les  barrages 
qui  ferment  les  vallées,  et  la  masse  des  eaux  retenues  dans  d'im- 
menses réservoirs  gonflés  par  la  fonte  des  neiges  emporte  dans  son 
élan  les  troncs  de  sapin  et  les  énormes  poutres  empilés  le  long  des 
torrens.  C'est  une  cérémonie  imposante  qui  attire  souvent  un  grand 
coiTcours  d'étrangers.  On  l'annonce  plusieurs  jours  à  l'avance;  les 
dernières  coupes  sont  précipitées  au  fond  des  gorges,  à  portée  du 
flot,  qui  bientôt  passera  au-dessus  des  roches  les  plus  hautes;  le 
fer  des  propriétaires  a  marqué  les  différentes  pièces  de  bois  qui  doi- 
vent alimenter  les  scieries  des  vallées  inférieures.  Les  auberges  bâ- 
ties dans  le  voisinage  des  cours  d'eau  reçoivent  la  visite  des  mar- 


SCÈNES    ET    SOUVENIRS    DE    LA   FORET-NOIRE.  69 

chands  et  des  curieux.  Le  chasseur  et  le  touriste  pénètrent  dans  le 
Schwartzwald,  animé  alors  d'une  vie  plus  active.  M,  de  Faverges 
avait  manifesté  le  désir  d'assister  à  l'ouverture  des  écluses,  qui  de- 
vait avoir  lieu  vers  la  fin  de  la  semaine.  On  ajourna  le  départ  des 
deux  amis  au  lendemain  de  cette  fête  locale.  Rodolphe  comptait  les 
heures  qui  l'en  séparaient.  Il  voyait  à  tout  instant  Salomé,  et  il  évi- 
tait de  lui  parler.  Ils  osaient  à  peine  se  regarder.  La  pauvre  fille 
avait  le  visage  non  moins  désolé  et  non  moins  rigide  cependant  que 
celui  de  la  femme  de  Loth  quand  elle  fut  changée  en  statue  de  sel. 

Quand  arriva  le  matin  du  jour  désigné  par  les  forestiers,  Jacob 
partit  de  bonne  heure  avec  M.  de  Faverges.  Ils  ne  parlaient  plus  ni 
les  uns  ni  les  autres  de  la  chose  qui  faisait  l'objet  de  leurs  préoc- 
cupations. Le  garde  laissait  sans  crainte  Rodolphe  à  la  maison  ;  il  le 
connaissait,  et  il  connaissait  aussi  Salomé.  Une  sorte  de  pudeur,  dont 
cette  âme  inflexible  avait  le  sentiment,  ne  lui  permettait  pas  non 
plus  d'assister  aux  adieux  que  peut-être  ils  avaient  à  se  faire. 

Un  fort  barrage  est  pratiqué  sur  le  cours  du  Schwartzenbach  à  une 
petite  lieue  de  la  Herrenwiese.  Un  peu  plus  bas,  en  aval  du  tor- 
rent et  presque  à  son  point  de  rencontre  avec  la  Raumunzach,  un 
pont  de  pierre  d'une  seule  arche  enjambe  le  lit  de  roches  du  Schwar- 
tzenbach, et  domine  une  chute  de  huit  ou  dix  mètres,  où  de  grands 
blocs  de  granit  sont  entassés  dans  un  désordre  pittoresque.  A  l'angle 
même  du  confluent  des  deux  cours  d'eau,  sur  un  pan  de  mousses  et 
de  bruyères,  les  bûcherons  établissent,  à  l'aide  de  quelques  plan- 
ches et  de  quelques  brassées  de  fougères,  des  sièges  pour  les  curieux 
qu'attire  la  singularité  de  ce  spectacle.  Des  feux  de  branches  mortes 
pétillent  auprès  de  ces  sièges  rustiques.  La  gorge  est  étroite,  pro- 
fondément encaissée  entre  des  pentes  raides  chargées  de  hauts  sa- 
pins; l'eau  tout  écumante  fuit  entre  les  quartiers  de  roc  blanc, 
plaqués  çà  et  là  de  fortes  ombres;  le  bruit  du  vent  qui  arrache  d'é- 
ternelles plaintes  à  la  forêt  se  mêle  au  murmure  du  torrent;  la  lu- 
mière qui  pénètre  au  fond  du  ravin,  et  fait  étinceler  par  places  les 
nappes  d'eau,  semble  verte;  on  voit  le  ciel  tout  en  haut  comme  une 
bande  d'azur  pâle  entre  deux  rangées  d'arbres.  Le  paysage  est  ro- 
mantique. Des  gendarmes  dont  le  casque  brille  écartent  du  pont  les 
imprudens  qui  cherchent  à  s'en  approcher;  de  grands  chariots  atte- 
lés de  bœufs  sont  arrêtés  sur  la  route  ;  des  officiers  enveloppés  de  la 
longue  capote  grise,  des  étudians  coiffés  de  la  casquette  hérédi- 
taire des  universités  allemandes,  des  artistes  qui  déjà  taillent  leurs 
crayons,  vont  et  viennent  dans  les  bois,  ou  se  groupent  autour  des 
feux  ;  quelques  flocons  de  neige  chargent  encore  la  cime  des  plus 
hauts  sapins. 

Le  signal  de  l'ouverture  des  barrages  venait  d'être  donné.  Jacob, 
que  ses  fonctions  appelaient  partout  à  la  fois,  avait  abandonné  M.  de 


70  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Faverges  dans  la  vallée  après  lui  avoir  indiqué  le  chemin  à  suivre. 
Lui-même  venait  de  quitter  le  pont  jeté  sur  le  torrent,  lorsqu'en  se 
retournant  il  n'apej^çut  plus  son  fils.  —  Et  Zacharie?  dit-il. 

Il  chercha  du  regard  autour  de  lui,  et  ne  vit  rien»  Il  appela,  et 
Zacharie  ne  répondit  pas. 

—  Je  l'ai  vu  courir  tout  à  l'heure  le  long  du  Schwartzenbach,  il 
s*en  allait  du  côté  de  l'écluse,  dit  une  voisine. 

Jacob  se  sentit  frissonner  de  la  tête  aux  pieds,  et  s'élança  sur  les 
bords  du  torrent.  On  entendait  au  loin  le  tumulte  des  eaux  qui  des- 
cendaient la  pente  avec  une  effrayante  rapidité  et  un  grondement 
terrible  semblable  au  retentissement  de  cent  canons  bondissant  sur 
une  chaussée  d'airain.  Tous  les  bruits  s'effaçaient  devant  ce  bruit. 
Jacob  jeta  un  regard  dans  le  fond  du  ravin.  Du  même  coup  d'œil,  il 
vit  comme  un  rempart  mouvant  fait  de  mille  troncs  de  sapins  rou- 
lant sur  un  lit  de  pierres  énormes,  et  en  avant,  au  travers  du  ruis- 
seau, essayant  de  fuir,  son  fils,  que  la  poursuite  d'un  oiseau  avait 
amené  là.  Jacob  voulut  crier;  sa  voix  fut  étouffée  par  la  clameur 
du  torrent.  La  peur  paralysait  Zacharie?  il  essaya  de  sauter  sur  la 
rive,  son  pied  glissa,  et  il  tomba  sur  le  genou.  Jacob  sentit  une 
sueur  froide  mouiller  ses  épaules  ;  il  courait,  mais  les  sapins  et  le 
flot  couraient  plus  vite  que  lui.  C'est  alors  que  M.  de  Faverges,  qui 
s* était  égaré,  sortit  du  milieu  de  la  forêt;  il  vit  l'enfant  et  le  péril 
où  il  était,  s'élança  d'un  bond  dans  la  rivière,  le  saisit  entre  ses 
bras  et  sauta  sur  le  bord  au  moment  où  l'écume  bouillonnait  autour 
de  lui  et  montait  jusqu'à  sa  ceinture.  Un  effort  suprême  le  mit  hors 
des  atteintes  du  flot,  mais  une  pièce  de  bois  lancée  par  la  violence 
des  eaux  ricocha  contre  un  pan  de  roches  et  le  frappa  au  flanc.  Il 
ouvrit  les  bras  et  tomba  évanoui  auprès  de  Zacharie. 

Quand  il  revint  à  lui,  il  était  dans  la  maison  de  Jacob,  à  la  Her- 
renwiese.  Il  éprouvait  une  grande  lassitude  et  une  violente  douleur 
au  côté.  Salomé,  inquiète  et  pâle,  était  près  de  son  lit.  Il  se  souvint 
de  tout  ce  qui  s'était  passé,  et  chercha  Zacharie  du  regard.  —L'en- 
fant dort,  il  est  bien,  dit  la  voix  grave  de  Salomé. 

La  secousse  seule  et  la  douleur  avaient  fait  perdre  connaissance  à 
M.  de  Faverges.  Il  n'avait  aucun  organe  lésé.  La  pensée  du  service 
immense  qu'il  avait  rendu  à  Jacob  ne  lui  permettait  pas,  ainsi  qu'à 
Rodolphe,  d'accepter  plus  longtemps  son  hospitalité;  il  craignait, 
en  prolongeant  son  séjour  à  la  Herrenwiese,  qu'on  ne  l'accusât  de 
profiter  de  la  reconnaissance  de  tous  pour  imposer  son  ami  à  la 
famille.  Aussitôt  qu'il  put  se  tenir  debout,  il  prit  la  résolution  de 
partir,  et  en  avertit  Rodolphe,  qui  l'approuva.  Le  jour  même,  il  bou- 
cla sa  valise  et  prévint  Jacob  que  le  lendemain  il  lui  ferait  ses  adieux. 

—  Tu  es  un  juste,  et  tu  as  sauvé  mon  fils  bien-aimé!  dit  le  garde, 
à  présent  je  suis  à  toi,  et  tout  ce  que  j'ai  est  à  toi. 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS   DE   LA   FORÊT-NOIRE.  71 

Une  idée  illumina  M.  de  Faverges.  —  Eh  bien  1  dit-il  avec  fer- 
meté, si  vous  croyez  me  devoir  quelque  chose  en  récompense  de  ce 
que  j'ai  fait,  accordez  à  Rodolphe  la  main  de  votre  fille. 

Jacob  devint  pâle.  —  Qu'exiges-tu!  s'écria-t-il,  c'est  comme  si  tu 
m'enfonçais  un  poignard  dans  le  cœur. 

—  Écoutez,  continua  M.  de  Faverges,  mon  ami  porte  au  travers 
du  visage  la  trace  d'une  dette  que  j'ai  contractée,  aidez-moi  à  m'ac- 
quitter,  vous  qui  voulez  être  mon  débiteur.  Je  n'exige  rien,  réflé- 
chissez seulement. 

—  Ah  !  tu  es  cruel,  répondit  Jacob. 

Le  soir,  on  s'assit  à  la  table  commune.  Personne  ne  parlait  et 
personne  ne  mangeait.  Zacharie,  qui  pleurait,  se  leva  de  sa  place 
avant  la  fm.  Un  sentiment  de  douleur,  qui  pour  chacun  des  con- 
vives avait  des  causes  diverses  et  des  profondeurs  inégales,  pesait 
sur  tout  le  monde.  Jacob  n'osait  pas  interroger  Salomé,  de  peur  que 
le  son  de  sa  voix  ne  lui  déchirât  le  cœur.  Gomme  on  s'était  tu  pen- 
dant le  repas,  on  se  tut  encore  après.  Seul,  M.  de  Faverges,  qui  ne 
perdait  pas  Jacob  des  yeux,  essaya  d'ouvrir  la  bouche.  On  ne  lui 
répondit  pas,  et  tout  rentra  dans  le  silence. 

A  six  heures,  Jacob  se  leva.  C'était  la  dernière  soirée  que  Ro- 
dolphe devait  passer  avec  Salomé.  On  se  sépara  sans  échanger  une 
parole,  chacun  par  un  accord  tacite  ajournant  au  lendemain  l'heure 
des  adieux. 

La  chambre  que  Rodolphe  occupait  était  située  au  premier  étage, 
à  côté  de  celle  où  Jacob  avait  son  lit.  Dans  une  autre  partie  du  bâ- 
timent, et  séparées  du  logement  du  garde  et  de  son  hôte  par  un 
mur  de  refend,  se  trouvaient  celles  de  Ruth  et  de  Salomé.  Une  sorte 
d'anéantissement  s'était  emparé  de  Rodolphe  après  qu'il  eut  refermé 
la  porte  sur  lui.  Il  regardait  tous  les  objets  qui  l'entouraient,  et  il 
lui  semblait  que  c'étaient  autant  d'amis  dont  il  allait  se  séparer;  il 
étouffait.  Par  la  fenêtre  ouverte,  Rodolphe  voyait  toute  l'étendue 
du  plateau  ;  une  lune  froide  en  éclairait  la  solitude  ;  son  cœur  trou- 
vait un  aliment  dans  la  tristesse  de  ce  paysage  silencieux.  Comme 
il  écoutait  vaguement  les  murmures  de  la  forêt,  il  entendit  comme 
un  gémissement  sourd  qui  montait  dans  la  nuit.  Le  moindre  bruit 
circule  et  retentit  dans  la  sonorité  de  ces  maisons  de  bois.  Rodolphe 
tendit  l'oreille,  et  tout  son  cœur  se  fondit.  Salomé  priait  et  pleurait 
à  quelques  pas  de  lui.  Dans  quel  lieu  n'eût-il  pas  reconnu  le  son  de 
sa  voix  !  Il  pencha  la  tête  pour  mieux  entendre  ces  douces  plaintes, 
qui  lui  disaient  que  tant  d'amour  répondait  au  sien.  Alors  une  lu- 
mière, qui  filtrait  par  les  fentes  de  la  cloison  voisine,  attira  son 
attention;  il  s'en  approcha  machinalement,  et  regarda  par  les  in- 
terstices des  planches.  Jacob,  assis  devant  une  lampe,  lisait  dans 
sa  grande  bible;  il  était  tout  habillé.  La  clarté  de  la  lampe  tombait 


72  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  plein  sur  son  visage.  Quelquefois  il  remuait  les  lèvres,  et  il  en 
sortait  des  paroles  confuses  extraites  du  livre  saint.  Les  voix  du  père 
et  de  la  fille,  à  demi  étouffées,  semblaient  se  répondre.  La  prière  et 
la  méditation  invoquaient  Dieu.  Rodolphe  cacha  son  front  entre  ses 
mains;  son  cœur  éclatait. 

Le  jour  parut  enfin.  On  se  réunit  dans  la  grande  pièce  du  rez-de- 
chaussée.  Salomé  servait  le  déjeuner;  sa  main  tremblait,  et  l'on 
voyait  qu'elle  était  près  de  faiblir  à  chaque  pas.  Où  étaient  le  calme 
et  le  repos  des  anciens  jours?  On  ne  toucha  pas  aux  mets  qu'elle 
avait  préparés.  L'aiguille  de  l'horloge  s'approchait  de  l'heure  où  il 
faudrait  se  dire  adieu  et  prendre  le  bâton  du  voyage.  On  en  enten- 
dait les  tintemens  implacables,  qui  mesuraient  lentement  les  mi- 
nutes. M.  de  Faverges  avait  la  gorge  serrée.  Il  s'approcha  de  Jacob, 
et  lui  posant  la  main  sur  le  bras  :  —  Eh  bien  !  dit^il,  avez-vous  ré- 
fléchi?... Dans  une  heure,  il  sera  trop  tard. 

Jacob  leva  les  yeux  sur  sa  fille.  La  décomposition  de  ce  visage 
adoré  l'épouvanta.  Que  de  larmes  sous  ces  paupières  rougies!  que 
d'angoisses  dans  le  pli  des  lèvres!  quelle  pâleur  mortelle  sur  le 
front!  Elle  n'était  pas  vaincue,  mais  quel  désespoir  dans  sa  soumis- 
sion !  Le  cœur  du  père  en  fut  tout  à  coup  amolli  comme  une  cire  que 
pénètre  le  feu.  —  Tu  l'aimes  donc  bien!  dit-il  à  Salomé. 

—  Regardez-moi  et  ne  le  demandez  plus,  répondit-elle  d'une 
voix  brisée. 

—  Et  tu  es  prête  cependant,  s'il  part,  à  en  épouser  un  autre? 

—  Si  vous  l'ordonnez,  je  vous  obéirai;  mais,  si  vous  me  laissez 
libre,  jamais  je  ne  serai  à  personne. 

On  devinait  à  l'expression  du  visage  de  Jacob  quelle  lutte  inté- 
rieure le  déchirait.  Un  instant  il  ferma  les  yeux  et  parut  près  de  s'af- 
faisser sur  lui-même,  puis,  faisant  un  effort  :  —  Que  mes  pères  me 
pardonnent!  dit-il;  un  homm'e  a  sauvé  la  chair  de  ma  chair  et  le 
sang  de  mon  sang  au  péril  de  sa  vie...  Qu'il  soit  fait  selon  sa 
volonté  ! 

11  prit  la  main  de  sa  fille  et  la  mit  dans  celle  de  Rodolphe.  Sa- 
lomé, qui  avait  été  forte  devant  le  désespoir,  fut  renversée  par  le 
bonheur.  Elle  poussa  un  cri  et  tomba  évanouie. 

Le  soir  même,  Jacob  s'enferma  dans  sa  chambre,  et,  prenant  la 
bible  de  ses  ancêtres,  il  l'ouvrit  au  livre  de  Job.  Il  trempa  une 
plume  dans  l'encre,  et  d'une  main  ferme,  sur  la  marge  blanche 
(lu  premier  feuillet,  il  écrivit  ces  mots  :  Cejonrd'hui,  27  avril  ISA., 
j*ai  donné  ma  fdle  Salomé  à  un  étranger  du  nom  de  Rodolphe.  Et 
plus  bas,  de  cette  même  écriture  qu'il  tenait  de  son  père,  il  écrivit  : 
Seigneur!  Seigneur!  Une  larme  qui  grossissait  lentement  entre  ses 
cils  tomba  sur  l'encre  encore  humide  et  tacha  le  papier.  Combien 
de  taches  semblables  étaient  éparses  dans  le  livre  et  marquaient  les 


SCÈNES   ET   SOUVENIRS    DE   LA   FORÊT-NOIRE.  73 

étapes  de  cette  voie  douloureuse  où  les  siens  avaient  marché  !  Jacob 
les  égalait  par  les  sacrifices  et  par  l'épreuve. 

La  joie  remplissait  la  maison  du  garde;  seul  Jacob  ne  pouvait  sur- 
monter une  invincible  tristesse.  Les  choses  qu'il  avait  le  plus  aimées, 
la  cha§se,  le  travail,  la  méditation,  le  laissaient  morne.  On  le  voyait 
errer  au  fond  de  ses  vastes  forêts  et  ne  les  quitter  qu'à  la  nuit  close. 
Un  chagrin  dont  il  ne  parlait  jamais  le  rongeait.  On  le  surprenait 
parfois  les  yeux  arrêtés  sur  le  portrait  de  son  aïeul,  le  visage  bou- 
leversé, les  lèvres  crispées  et  tremblantes  ;  alors,  pendant  toute  une 
soirée,  la  vieille  bible  restait  fermée  devant  lui.  Il  semblait  avoir  fait 
connaissance  avec  le  remords.  Le  jour  où  pour  la  première  fois  on 
publia  les  bans  de  Rodolphe  et  de  Salomé,  Jacob  disparut  dans  la 
montagne.  Quand  il  revint  le  soir,  il  avait  sur  le  front  la  pâleur  d'un 
cadavre. 

Un  matin,  en  traversant  le  plateau,  il  rencontra  une  longue  file 
de  chariots  qui  descendaient  vers  la  plaine,  conduits  par  deux  ou 
trois  familles  d'émigrans. 

—  Adieu,  Jacob!  lui  dit  l'un  d'eux. 

Ce  mot  frappa  le  garde  comme  une  inspiration  d'en  haut.  —  Et 
moi  aussi  je  partirai,  cq  sera  une  expiation,  s'écria -t- il  avec  la 
sombre  exaltation  que  jadis  avaient  eue  ses  pères. 

Sa  résolution  prise,  rien  ne  l'en  détourna  plus.  Jacob  voyait  dans 
ce  voyage  qui  allait  le  séparer  de  sa  patrie  d'élection,  de  ses  amis, 
de  sa  fille,  le  rachat  d'une  trahison  dont  ses  ancêtres  lui  demande- 
raient compte  un  jour.  Il  se  frappait  lui-même  et  se  condamnait  à 
l'exil.  Il  poursuivit  donc  les  préparatifs  de  son  départ  silencieuse- 
ment, mais  activement,  et  aux  derniers  jours  du  mois  de  mai  on 
apprit  que  Jacob  Royal  allait  quitter  la  Herrenwiese.  A  l'insu  des 
siens,  il  s'était  démis  de  ses  fonctions  de  garde  et  avait  tout  pré- 
paré pour  une  émigration  lointaine.  Avec  Ruth,  Zacharie  et  deux 
ou  trois  serviteurs  qui  ne  voulaient  pas  l'abandonner,  il  allait  par- 
tir pour  l'Amérique.  M.  de  Faverges  avait  été  le  premier  prévenu 
de  ce  projet.  Aux  observations  que  lui  avait  présentées  l'ami  de 
Rodolphe  :  -^  Et  mon  serment,  l'avez-vous  oublié?  avait  répondu 
Jacob;  ne  l'aurais-je  pas  prêté,  et  ce  serment  ne  me  contraindrait-il 
pas  à  quitter  l'Allemagne,  croyez-vous  que  je  puisse  me  résoudre 
à  ne  jamais  entendre  la  voix  de  celui  qui  sera  le  mari  de  ma  fille  se 
mêler  aux  nôtres  quand  nous  invoquerons  le  Dieu  tout-puissant  en 
famille?  Non!  non!  je  pars. 

Quand  il  fut  impossible  de  cacher  à  Salomé  quelle  résolution 
extrême  son  père  avait  prise,  elle  fut  comme  en  sursaut  tirée  d'un 
rêve.  Son  premier  cri  fut  qu'elle  partirait  avec  lui.  Elle  se  jeta  à  ses 
genoux  pour  obtenir  la  permission  de  le  suivre.  Jacob  la  serra  sur 
son  cœur.  — 11  a  été  écrit,  dit-il,  que  la  femme  abandonnerait  son 


74  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

père  et  sa  mère  pour  s'attacher  à  son  mari,  —  Et  il  continua  froi- 
dement les  préparatifs  de  son  départ. 

L'heure  vint  où  des  chariots  pesamment  chargés  sortirent  de  la 
cour.  L'essieu  criait  sous  le  poids  des  meubles  et  des  ustensiles 
de  ménage.  Jacob  n'avait  pas  voulu  que  sa  fille  l'accompagnât  jus- 
qu'à Bûhl,  où  le  chemin  de  fer  devait  emporter  vers  Strasbourg  et 
la  France  la  nouvelle  colonie  qui  allait  chercher  les  forêts  vierges 
du  far-ivest»  Il  ne  voulait  pas  prolonger  l'agonie  de  la  séparation. 
La  maison,  le  jardin,  les  terres,  les  bestiaux,  tout  était  vendu.  Les 
habitans  du  hameau  et  les  voisins  s'étaient  réunis  sur  la  route  pour 
assister  à  ce  départ,  qui  les  navrait  tous.  Hector  bondissait  autour 
des  attelages. 

Au  moment  de  quitter  cette  maison  qu'il  ne  devait  plus  revoir, 
qu'il  avait  embellie  avec  amour,  où  son  père  était  mort,  où  il  était 
né,  où  il  avait  toujours  pensé  qu'une  main  pieuse  lui  fermerait  les 
yeux,  Jacob  ôta  son  chapeau  et  regarda  longtemps  la  prairie,  les 
chaumières,  les  montagnes,  la  forêt,  le  torrent.  On  aurait  dit  qu'il 
voulait  en  emporter  quelque  chose  dans  son  cœur.  Le  ciel  était 
clair,  le  printemps  souriait.  Tout  le  monde  se  taisait  autour  de 
Jacob.  Ruth  s'essuyait  les  yeux;  Zacharie,. distrait  par  sa  jeunesse, 
ne  pensait  qu'aux  surprises  du  voyage  et  aux  plaisirs  du  mouve- 
ment; il  embrassait  Rodolphe  et  Salomé,  courait,  riait  et  pleurait 
tout  à  la  fois.  Les  serviteurs  assujettissaient  les  jougs  et  veillaient 
à  ce  que  rien  ne  fût  oublié. 

Après  qu'il  eut  assez  contemplé  la  Herrenwiese,  Jacob  étreignit 
sa  fille  sur  son  cœur,  et,  poussant  un  profond  soupir,  donna  le 
signal  du  départ.  L'aiguillon  piqua  le  flanc  des  bœufs,  l'essieu 
gémit,  et  les  lourds  chariots  s'ébranlèrent. 

—  Je  te  la  confie,  c'est  le  meilleur  de  mon  sang,  dit  Jacob  à  Ro- 
dolphe en  lui  remettant  Salomé,  et,  secouant  la  poussière  de  ses 
pieds  sur  le  seuil  de  la  maison,  il  s'éloigna  le  dernier.  Toute  la  foule 
se  découvrit. 

—  Dieu  t'accompagne!  criait-on  de  tous  côtés, 

—  Dieu  vous  protège!  répondit  Jacob. 

Bientôt  après  les  chariots  s'engagèrent  dans  la  vallée  qui  descend 
vers  Buhl.  On  ne  Içs  voyait  plus  et  on  entendait  encore  le  bruit  des 
roues.  Au  moment  où  Jacob,  qui  s'était  retourné  une  dernière  fois, 
disparut  derrière  un  pan  de  la  forêt,  Salomé  jeta  un  cri  et  voulut 
courir  pour  le  rejoindre.  Rodolphe,  éperdu,  l'entoura  de  ses  bras. 
Elle  s'en  dégagea  et  tomba  sur  ses  genoux,  les  mains  jointes. 

—  Seigneur,  mon  Dieu!  pardonnez-moi!  s'écria-t-elle. 

—  Il  a  été  écrit  :  «  Tu  suivras  ton  mari,  »  dit  une  voix  dans  la  foule. 
Salomé  se  leva  et  suivit  Rodolphe. 

Amédée  Achard. 


LES  DÉGÉNÉRESCENCES 


DE 


I 

I 


L'ESPÈCE  HUMAINE 


[.  Traité  des  Dégénérescences  physiques ,  intellectuelles  et  morales  de  l'espèce  humaine,  par 
M.  B.-A.  Morel,  Paris,  1857,  in-S».  —  II.  La  Psychologie  morbide  dans  ses  rapports  avec  la 
Philosophie  de  l'histoire,  par  M.  J.  Moreau,  Paris,  I8S9,  in-S».  —  III.  Traité  philosophique  et 
physiologique  de  l'hérédité  naturelle,  par  M.  Prosper  Lucas,  Paris,  1847-1850,  2  vol.  iii-8*.  — 
IV.  Travaux  de  MM.  Bailiarger,  Brierre  de  Boisœont ,  Michéa ,  elc. 


C'est  un  spectacle  navrant  et  bien  propre  à  rabaisser  notre  orgueil 
que  la  vue  de  ces  êtres  abrutis,  stupides  et  repoussans,  qui,  sous  le 
nom  d'idiots,  de  démens,  de  gâteux,  peuplent  nos  hospices  et  nos 
asiles.  En  présence  d'une  pareille  dégradation,  on  se  demande  in- 
volontairement si  l'homme  que  la  maladie  ou  une  infirmité  de  nais- 
sance peut  ravaler  à  ce  point  et  ramener  au  niveau  de  la  brute  est 
vraiment  la  créature  privilégiée  faite  à  l'image  de  Dieu.  L'impres- 
sion est  encore  plus  pénible  quand  on  se  transporte  dans  certaines 
régions  montagneuses,  en  de  hautes  vallées  où  se  rencontrent  des 
êtres  non  moins  dégradés.  On  n'est  plus  ici  dans  le  refuge  offert 
par  la  charité  à  la  misère,  à  la  maladie  ou  au  vice.  Tout  au  con- 
traire dans  ces  régions  alpestres  promet  la  force,  le  bonheur  et  la 
santé.  L'air  est  pur,  la  verdure  luxuriante,  des  eaux  en  apparence 
limpides  baignent  d'admirables  paysages,  et  cependant  à  chaque 
village,  à  chaque  habitation  presque,  on  rencontre  un  malheureux 
qui  est  comme  dépossédé  de  sa  qualité  d'homme.  Sa  tête  est  énorme 
ou  mal  conformée,  son  ventre  est  gonflé,  son  cou  large  est  fré- 
quemment chargé  d'un  goitre;  ses  extrémités  sont  grêles  ou  massi- 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ves,  sa  démarche  est  mal  assurée,  son  intelligence  obtuse  ou  débile  ; 
il  ne  fait  entendre  que  des  sons  inarticulés  ou  balbutie  seulement 
quelques  mots;  il  est  enfin  condamné  à  une  perpétuelle  enfance, 
sans  avoir  rien  des  grâces,  du  charme  et  de  la  naïveté  de  cet  âge. 
Tout  en  lui  inspire  l'horreur  et  le  dégoût.  C'est  le  crétin  !  Assis  à  la 
porte  du  chalet,  de  la  chaumière,  plongé  dans  une  morne  apathie, 
l'œil  languissant  et  sans  vie,  il  semble  avoir  été  placé  sur  notize 
chemin  comme  les  tombeaux  qu'élevaient  les  anciens  le  long  des 
voies  pour  nous  rappeler  la  vanité  de  nos  grandeurs,  la  misère  de 
notre  condition,  en  nous  disant  :  Voilà  jusqu'où  peut  tomber  l'intel- 
ligence dont  vous  êtes  si  fiers  ! 

Les  crétins  sont  cantonnés  en  de  certaines  localités,  et  constituent 
pour  quelques  populations  un  véritable  caractère  ethnologique.  Le 
crétinisme  n'est  point  un  accident  isolé,  l'eflét  passager  d'une  cause 
morbide;  c'est  le  résultat  et  comme  le  produit  du  climat  et  du  sol. 
Il  y  a  des  vallées  qui  donnent  naissance  au  crétinisme,  comme  il  y  a 
des  terrains  marécageux  qui  engendrent  les  fièvres.  L'intelligence, 
que  cette  maladie  affecte  profondément,  n'est  donc  pas  plus  que  le 
corps  à  l'abri  des  influences  physiques;  elle  s'abâtardit  ou  dégénère 
quand  le  milieu  au  sein  duquel  l'individu  se  développe  altère  les 
organes  dont  le  jeu  régulier  lui  est  indispensable. 

On  fut  longtemps  sans  pouvoir  s'expliquer  cette  fatale  action  du 
climat  et  du  sol,  du  régime  et  du  genre  de  vie,  sur  le  cerveau  et  le 
système  nerveux.  On  .ne  vit  à  l'origine  dans  l'idiotie,  la  démence  et 
le  crétinisme,  qu'un  efî^et  de  ces  impénétrables  décrets  de  la  Provi- 
dence qui  bouleversent  nos  idées,  de  charité  et  de  justice.  On  attri- 
bua ces  affreuses  infirmités  tantat  à  la  colère  céleste,  tantôt  à  l'in- 
tervention d'êtres  surnaturels  et  méchans.  Quelques-uns  même 
tinrent  ces  misères  pour  un  bienfait,  et  tandis  que  les  gens  éclairés 
regardaient  la  perte  de  l'intelligence  comme  la  dernière  des  cala- 
mités, les  pauvres  montagnards  bénissaient  comme  une  grâce  d'en 
haut  la  naissance  d'un  crétin.  En  Orient,  l'idiot,  ainsi  que  le  fou, 
est  pris  pour  un  saint,  un  inspiré,  un  favori  de  fa  Divinité.  Les  pro- 
grès de  la  médecine  redressèrent  ces  idées.  En  découvrant  les  causes 
auxquelles  sont  dues  les  maladies  de  l'intelfigence  et  les  dégénéres- 
cences qu'elles  amènent,  la  science  constata  que  l'organisme  jusque 
dans  ses  aberrations  est  soumis  à  des  lois  qui  ne  sont  elles-mêmes 
que  le  résultat  de  celles  qui  entretiennent  l'harmonie  de  l'univers. 
Les  médecins  étudièrent  ces  maladies  comme  on  étudie  les  espèces 
en  histoire  naturelle  ;  ils  classèrent  les  diff"érentes  catégories  d'idiots 
et  d'aliénés,  en  définirent  les  caractères  et  les  rapports  respectifs; 
ils  recherchèrent  à  quel  ordre  de  causes  pathologiques  se  rattachent 
les  altérations  diverses  de  nos  facultés,  et  reconnurent  bientôt  qu'on 
ne  pouvait  les  séparer  d'autres  dégénérescences,  dues  comme  elles  à 


DÉGÉNÉRESCENCES    DE    L*ESPÈCE    HUMAINE.  77 

l'influence  du  climat,  du  sol,  du  régime,  à  l'absence  de  l'hygiène,  à 
une  démoralisation  précoce  ou  profonde,  à  la  transmission  hérédi- 
taire d'un  germe  morbide. 

Alors  la  question  s'agrandit  et  se  généralisa.  Les  plus  graves  pro- 
blèmes d'anthropologie,  de  psychologie,  d'économie  sociale,  se  trou- 
vèrent liés  à  l'étude  en  apparence  circonscrite  et  spéciale  du  cré- 
tinisme  et  de  l'aliénation  mentale;  la  pathologie  des  maladies  de 
l'intelligence  ouvrit  des  aperçus  nouveaux  à  des  sciences  qui  l'a- 
vaient trop  longtemps  dédaignée.  C'est  à  ce  point  qu'a  été  amenée 
depuis  peu  l'étude  des  dégénérescences  humaines,  dont  le  traite- 
ment des  idiots  et  des  crétins  n'est  plus  qu'un  cas  particulier.  Les 
anomalies  de  l'organisation  doivent  trouver  leur  place  dans  l'histoire 
générale  de  l'humanité;  elles  en  composent  sans  doute  l'une  des 
plus  tristes  pages,  mais  cette  page  est  la  plus  indispensable  à  mé- 
diter, et  c'est  en  vue  de  cette  méditation  qu'on  me  permettra  d'es- 
quisser un  rapide  exposé  de  faits  trop  généralement  ignorés,  et  dont 
on  ne  saurait  cependant  sans  imprudence  détourner  les  yeux. 

L 

L'homme  a  été  créé  d'après  un  type  qui  s'est  perpétué  depuis  la 
plus  haute  antiquité  à  laquelle  on  puisse  remonter.  Ce  type,  con- 
stant dans  ses  caractères  principaux,  subit  dans  ses  traits  secon- 
daires des  modifications  qui  n'en  changent  point  l'aspect  général  et 
ne  lui  ôtent  pas  la  propriété  de  se  transmettre  par  la  génération.  La 
variété  de  ces  traits  accessoires  constitue  la  différence  des  races  et 
celle  des  individus.  Né  en  des  lieux  divers  et  dans  des  conditions 
variables,  soumis  à  des  genres  de  vie  particuliers,  l'homme  tend 
toujours  à  mettre  le  jeu  de  ses  fonctions  en  équilibre  avec  les  cir- 
constances physiques  qui  réagissent  contre  son  économie,  et  pour 
cela  il  faut  que  certaines  fonctions  générales  prédominent  sur  les 
autres.  De  là  pour  chaque  individu  un  mode  spécial  de  phénomènes 
physiologiques,  mode  qui  se  reflète  dans  la  physionomie,  les  formes, 
le  port  et  jusque  dans  les  gestes  :  c'est  ce  qu'on  désigne  par  le  mot 
tempérament.  Chaque  homme  a  le  sien  ;  mais  à  travers  ces  innom- 
brables variétés  de  constitutions,  on  discerne  quelques  caractères 
communs  qui  servent  à  répartir  les  tempéramens  en  un  petit  nombre 
de  classes.  La  production  du  tempérament  n'est  pas  une  dégénéres- 
cence, c'est-à-dire  une  déviation  irrégulière  et  maladive,  une  dé- 
composition du  type  normal,  affaiblissant  la  vitalité  de  l'individu  et 
de  ses  descendans.  Sans  doute  la  race  peut  prendre  parfois  le  ca- 
ractère d'un  véritable  abâtardissenaent,  elle  peut  confiner  à  la  dé- 
générescence; mais  elle  s'en  distingue  profondément,  parce  que  cet 
abâtardissement  est  compatible  avec  le  jeu  régulier  des  fonctions, 


78  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tandis  que  la  dégénérescence  implique  toujours  une  tendance  à  la 
maladie  ou  à  la  destruction. 

L'homme  est  incessamment  exposé  à  l'action  contraire  de  causes 
extérieures  ou  de  causes  internes  qui  en  sont  le  contre-coup  ;  mais 
sa  force  de  conservation  lui  permet  de  réagir  contre  elles.  Toutefois, 
si  l'équilibre  vient  à  être  rompu,  si  la  force  vitale  a  le  dessous,  les 
causes  de  désorganisation  et  de  mort  minent  ses  organes  et  finissent 
par  dévaster  son  économie.  Ces  causes  sont-elles  accidentelles  ou 
passagères,  il  ne  se  produit  qu'une  désorganisation  partielle  et  mo- 
mentanée, et  si  le  mal  n'est  pas  trop  violent  et  que  la  vitalité  soit 
assez  énergique  pour  soutenir  la  lutte,  la  perturbation  trouve  son 
terme,  et  l'individu  recouvre  la  santé.  Lorsque  les  causes,  au  lieu 
d'être  fortuites  ou  inopinées,  agissent  d'une  façon  lente  et  continue, 
il  se  produit  des  altérations  graduelles  qui  permettent  encore  aux 
fonctions  de  s'exercer,  mais  en  dérangent  incessamment  la  régula- 
rité, introduisent  dans  l'économie  un  trouble  habituel  qui  a  pour 
conséquence  une  véritable  dégénérescence.  Cette  dégénérescence 
ne  s'offre  bien  souvent  qu'avec  le  caractère  d'un  mal  chronique  et 
invétéré,  car  on  l'envisage  d'ordinaire  indépendamment  des  causes 
qui  l'ont  déterminée;  mais  si  on  la  rapproche  des  circonstances  au 
milieu  desquelles  elle  a  pris  naissance,  on  s'assure  bientôt  que,  loin 
d'être  un  accident,  elle  tient  à  des  causes  générales  d'où  dépend  à 
certains  égards  l'existence  de  tous  les  êtres  organisés. 

Comme  plusieurs  de  ces  déviations  maladives  du  type  primordial 
ne  portent  en  apparence  que  sur  certaines  parties  du  système  osseux 
et  musculaire,  le  cerveau  et  les  nerfs,  on  ne  sut  pas  de  prime  abord 
apprécier  combien  l'organisme  s'était  écarté  du  type  normal.  C'est 
la  fréquence ,  la  comparaison  attentive  de  ces  anomalies  morbides 
ou  semi-morbides,  qui  nous  révèle  la  présence  de  causes  perturba- 
trices profondes  dont  l'action  peut  se  continuer  ou  s'étendre. 

L'économie  tout  entière  subit  presque  toujours  l'influence  d'un 
trouble  persistant  dans  les  fonctions  principales  ou  d'un  défaut  pro- 
ûoncé  dans  la  conformation  des  parties  essentielles  de  notre  corps. 
Si  le  cerveau  et  le  système  nerveux  sont  attaqués,  le  trouble  finit 
par  se  transmeftre  à  d'autres  appareils  de  l'économie,  et  la  dégéné- 
rescence se  déclare.  Est-ce  au  contraire  une  des  fonctions  animales 
que  dérange  ou  altère  la  maladie,  l'intelligence  et  la  sensibilité  en 
subissent  à  la  longue  l'influence  déprimante.  Le  fait  s'observe  tous 
les  jours  dans  l'aliénation  mentale.  D'un  côté,  le  maniaque  perd 
graduellement  la  locomotion  ou  la  faculté  de  diriger  librement  ses 
mouvemens;  d'autre  part,  la  folie  se  manifeste  à  la  suite  d'une  foule 
de  désordres  dan«f  l'économie,  de  la  dyspepsie  ou  difficulté  de  la  di- 
gestion, des  troubles  de  la  menstruation,  des  embarras  de  la  gros- 
sesse et  de  l'allaitement,  enfin  comme  conséquence  de  certaines 


DÉGÉNÉRESCENCES   DE   l'eSPÈCE   HUMAINE.  79 

maladies  qui  tendent  à  affaiblir  la  force  génératrice.  Il  existe  aussi 
des  altérations  profondes  du  sang  et  des  humeurs  qui  se  traduisent 
en  de  véritables  dégénérescences  et  ont  pour  conséquence  d'instal- 
ler un  trouble  continu  dans  nos  fonctions  et  le  jeu  de  notre  orga- 
nisme. 

Pour  classer  les  différentes  maladies  qui  aboutissent  à  la  dégra- 
dation de  notre  nature  et  détruisent  en  nous  le  principe  mystérieux 
qui  préserve  le  type  à  travers  tant  de  perturbations  accidentelles, 
il  faut  naturellement  remonter  aux  causes  qui  les  déterminent,  dis- 
tinguer et  classer  les  diverses  sortes  d'action  d'où  peuvent  résulter 
des  écarts  profonds  et  persistans  de  la  nature. 

L'homme  foule  tous  les  jours  le  sol  sous  ses  pieds;  il  aspire  à 
chaque  minute  dans  ses  poumons  une  partie  de  l'air  qui  l'environne; 
il  est  soumis  à  l'action  de  la  sécheresse  et  de  l'humidité,  de  la  cha- 
leur et  de  la  lumière;  il  absorbe  des*  miasmes  délétères,  il  est  ex- 
posé au  souffle  de  vents  glacés  ou  énervans,  et  il  porte  sur  toute  la 
surface  du  corps  le  poids  d'une  atmosphère  tour  à ^tour  lourde  ou 
raréfiée.  Ce  sont  là  mille  influences  purement  physiques  qui  modi- 
fient sans  cesse  son  économie,  en  contrarient  le  jeu,  altèrent  ou 
affaiblissent  les  organes.  On  a  ainsi  une  première  catégorie  de  causes 
par  lesquelles  la  dégénérescence  peut  se  produire,  les  causes  physi- 
ques. 

L'homme  n'est  pas  seulement  livré  à  l'influence  fatale  des  lieux  et 
de  l'atmosphère,  il  subit  encore  celle  du  genre  de  vie  auquel  sa  con- 
dition le  condamne,  ou  qu'il  choisit  de  son  plein  gré  :  autrement  dit, 
le  régime  a,  comme  le  climat,  un  effet  considérable  sur  son  organi- 
sation. Nourriture,  boissons,  vêtemens,  occupation  de  tous  les  jours, 
sont  autant  d'élémens  qui  tendent  à  réagir  contre  les  causes  physi- 
ques', ou  dont  l'action  se  combine  avec  elles.  De  là  pour  les  dégé- 
nérescences un  second  ordre  de  causes  qui  participent  des  lois  gé- 
nérales de  la  nature  et  des  effets  de  la  volonté  humaine.  On  peut 
les  désigner  sous  le  nom  de  physico-morales  ou  mixtes. 

Mais  la  dégénérescence  précède  souvent  chez  l'individu  l'action 
des  causes  physiques  et  des  causes  physico- morales.  Dès  sa  nais- 
sance, l'homme  peut  présenter  dans  son  type  une  altération  pro- 
fonde qui  persiste  en  dépit  du  changement  des  milieux,  ou  bien  il 
apporte  le  germe  d'une  déviation  maladive  qui  se  manifeste  à  une 
époque  plus  avancée  de  la  vie.  Dans  le  sein  de  la  mère,  l'évolution 
de  l'embryon  peut  s* opérer  dans  des  conditions  défavorables,  et 
l'être  qui  reçoit  le  jour  offre  alors  dès  le  principe  une  organisation 
maladive,  une  anomalie  dans  les  formes,  tendant  à  altérer  sa  santé, 
à  troubler  ses  fonctions,  —  ce  que  l'on  appelle  une  monstruosité.  On 
doit  donc  reconnaître  une  troisième  classe  de  causes  pour  la  dégé- 
nérescence, les  causes  natives  ou  congêniales. 


■'#.f* 


SO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Le  moral  exerce  sur  le  physique  une  influence  de  tous  les  instans. 
Quelque  maître  qu'un  homme  se  soit  rendu  de  ses  besoins,  de  ses 
passions,  c'est-à-dire  de  son  organisation  corporelle,  il  demeure 
toujours  soumis  à  la  réaction  de  la  matière  sur  l'esprit,  réaction 
moins  prononcée  aux  époques  où  la  vie  intellectuelle  est  la  plus 
forte  et  la  plus  active,  où  les  organes  se  trouvent  dans  un  équilibre 
plus  parfait.  L'influence  du  moral  sur  le  physique  n'est  pas  moins 
constante  que  l'efl'et  inverse;  l'économie  subit  constamment  le 
contre-coup  des  pensées  qui  agitent  l'esprit,  des  émotions,  des  cha- 
grins auxquels  nous  sommes  en  proie.  Si  l'état  de  trouble  et  d'in- 
quiétude où  'se  trouve  l'intelligence  se  continue  et  s'accroît,  le  cer- 
veau, le  système  nerveux,  ne  tardent  pas  à  réfléchir  le  mal  moral 
qui  nous  consume;  nos  sens  se  bouleversent,  nos  fonctions  se  dé- 
rangent, et  tandis  que  notre  intelligence  s'abaisse  par  l'eflet  d'une 
trop  grande  dépression  ou  d'une  extrême  surexcitation,  l'orga- 
nisme perd  à  son  tour  la  régularité  de  ses  mouvemens,  les  fonctions 
se  dépravent,  et  l'homme  se  dégrade.  Il  y  a  conséquemment  une 
quatrième  et  dernière  classe  de  causes  de  dégénérescence,  les  causes 
morales. 

On  pense  bien  que  cette  division  quadripartite  n'a  rien  d'absolu. 
Ces  quatre  classes  ne  sont  point  séparées  par  des  caractères  nets  et 
tranchés,  et  le  plus  grand  nombre  des  dégénérescences  est  dû  à 
l'action  combinée  de  ces  difféientes  causes;  mais,  pour  être  compris 
et  convenablement  exposés,  les  faits  ont  besoin  d'être  soumis  à  une 
analyse  qui  sépare  artificiellement  ce  que  la  nature  a  réuni.  Vraie 
dans  ses  linéamens  généraux ,  la  classification  adoptée  ici  ne  peut 
que  difficilement  être  appliquée  dans  le  détail;  elle  est  plutôt  des- 
tinée à  faire  concevoir  les  phénomènes  physiologiques  qu'à  guider 
dans  leurs  recherches  l'observateur  et  le  praticien.  Toutefois  il  est 
certaines  dégénérescences  dans  lesquelles  prédomine  évidemment 
l'un  des  quatre  ordres  de  causes,  et  qui  deviennent  alors  en  quelque 
sorte  typiques.  Je  choisirai  quelques-unes»  de  ces  dégénérescences 
pour  faire  comprendre  ce  qui  se  passe  lorsque  l'organisme  se  dé- 
grade sous  l'influence  tranchée  de  l'une  de  ces  causes,  et  caracté- 
riser le  mode  d'action  qui  lui  est  propre. 

Il  nous  faut  revenir  ici  sur  le  crétin,  ce  type  d'une  des  dégéné- 
rescences les  plus  marquées  de  l'espèce  humaine,  et,  après  en  avoir 
tracé  à  grands  traits  la  triste  image,  l'étudier  dans  ses  détails  ca- 
ractéristiques. Les  crétins  sont  presque  toujours  des  êtres  d'une 
constitution  scrofule  use  et  rachitique.  Quoiqu'on  ne  puisse  se  mé- 
prendre à  leur  vue  et  les  confondre  avec  des  individus  simplement 
débiles  ou  maladifs,  ils  sont  loin  d'ofl'rir  une  constitution  uniforme 
et  une  apparence  corporelle  identique.  Ainsi  que  l'a  remarqué  un 
savant  aliéniste ,  M.  Ferras,  certains  crétins  ont  la  taille  ramassée. 


D^IGÉNÉRESCENCES    DE    l' ESPÈCE    HUMAINE.  81 

les  membres  trapus,  le  cou  gros  et  court,  le  crâne  volumineux,  la 
face  aplatie;  d'autres  se  distinguent  au  contraire  par  l'élancement 
du  tronc,  la  gracilité  des  membres,  la  longueur  et  la  flexibilité  du 
cou,  les  formes  anguleuses  du  visage. 

La  distinction  à  établir  entre  les  crétins  ne  tient  pas  seulement  à 
cette  différence  dans  leur  conformation;  elle  résulte  aussi  du  carac- 
tère propre  qu'un  grand  nombre  de  crétins  présente.  Tandis  qu'il 
en  est  où  l'on  ne  retrouve  guère  que  le  cachet  ordinaire  de  l'idiotie 
empreint  sur  une  constitution  cachexique  et  scrofuleuse,  d'autres 
offrent  dans  leur  organisation,  dans  leur  cerveau  et  leurs  membres, 
un  véritable  arrêt  de  développement,  ainsi  que  l'a  remarqué  le  doc- 
teur Baillarger.  Chez  ces  infortunés,  l'évolution  des  organes  n'a  pu 
s'opérer  qu'incomplètement,  les  formes  générales  du  corps  sont  celles 
de  très  jeunes  enfans;  la  dentition  est  retardée,  le  pouls  conserve  la 
fréquence  qu'il  a  dans  le  premier  âge,  la  puberté  n'est  jamais  appa- 
rue, ou  n'a  commencé  que  fort  tard;  les  inclinations,  les  goûts  de- 
meurent ceux  de  l'enfance  même  bien  après  l'âge  adulte.  Il  existe 
une  telle  dépendance  entre  les  organes  et  la  forme  revêtue  par  l'in- 
telligence qu'il  suffit  d'un  changement  artificiel  d'âge  ou  de  sexe  pour 
que  l'esprit  prenne  immédiatement  la  tournure  et  les  habitudes  pro- 
pres à  l'âge  ou  au  sexe  auxquels  on  a  en  quelque  sorte  ramené  les 
organes.  On  sait  que  chez  les  eunuques  les  tendances  de  la  femme 
se  manifestent  du  moment  que  les  attributs  de  la  virilité  disparais- 
sent. L'amour  des  petits  enfans  et  le  goût  des  chiffons  ont  été  ob- 
servés chez  tous  les  eunuques;  leur  physionomie  est  celle  de  vieilles 
femmes,  de  femmes  qui  ont  perdu  le  charme  de  leur  sexe  sans  en 
avoir  jamais  présenté  ni  l'attrait  ni  l'éclat.  De  même  les  crétins  arrê- 
tés dans  leur  développement  demeurent,  par  une  sorte  de  castration 
à  laquelle  les  condamne  la  nature,  de  petits  enfans  à  l'âge  d'homme. 
Ils  sont  même  au-dessous  de  l'enfance,  car  leur  intelligence  ne  sait 
ni  s'enrichir  ni  se  fortifier  :  les  uns  sont  des  êtres  muets,  privés  de 
raison  comme  de  voix  articulée  ;  d'autres  peuvent  proférer  des  sons 
intelligibles,  parler  même,  mais  leur  langage  trahit  l'imbécillité  de 
leur  esprit.  Il  semble  que,  toute  grossière  qu'elle  soit,  cette  faculté 
de  penser  ne  s'exerce  qu'avec  peine  et  produise  en  eux  une  extrême 
fatigue,  car,  d'après  l'observation  d'un  médecin  italien,  Maffei,  plu- 
sieurs fois  par  jour,  et  comme  périodiquement,  leur  intelligence 
tombe  dans  un  état  de  torpeur,  et  tout  acte  mental  est  alors  chez 
eux  suspendu.  Parvient-on  à  dresser  quelques  crétins,  ceux  dont  l'in- 
telligence est  moins  obtuse,  à  une  occupation  régulière  et  détermi- 
née, ils  ne  s'en  acquittent  qu'automatiquement.  Le  moindre  obstacle 
qui  se  présente,  la  moindre  difficulté  qu'ils  rencontrent,  suffit  pour 
leur  faire  abandonner  le  travail  ;  jamais  leur  conception  ne  s'élève 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au-dessus  du  fait  à  T accomplissement  duquel  ils  ont  été  assujettis, 
et  leur  éducation  rappelle  à  cet  égard,  d'une  manière  remarquable, 
celle  que  nous  parvenons  à  donner  aux  animaux. 

Le  caractère  endémique  qu'offre  incontestablement  dans  certains 
cantons  le  crétinisme  a  fait  étudier  avec  attention  le  climat  et  la 
constitution  géologique  de  ces  localités,  afm  de  saisir  entre  le  cli- 
mat, la  constitution  du  sol  et  les  altérations  organiques  d'où  naît  le 
crétinisme,  une  liaison  qui  pût  faire  connaître  la  cause  du  mal  et  les 
moyens  d'y  remédier.  Cette  étude  a  suggéré  sur  l'origine  du  créti- 
nisme des  opinions  diverses,  mais  non  inconciliables.  Un  prélat  qui 
réside  non  loin  d'un  pays  particulièrement  infecté  de  cette  maladie 
terrible,  M.  Billiet,  archevêque  de  Ghambéry,  a  remarqué  que  le  cré- 
tinisme apparaît  presque  exclusivement  sur  les  terrains  d'argile  et 
de  gypse.  Un  médecin,  M.  Grange,  qui  a  entrepris  divers  voyages 
pour  étudier  la  cause  de  cette  affection  endémique,  fut  frappé  de 
voir  que  partout  où  les  terrains  magnésiens  prédominent  et  où  l'iode 
manque,  le  goître  et  le  crétinisme  se  manifestent;  dès  que  cette 
formation  géognosique  vient  à  disparaître,  et  que  les  terrains  iodés 
la  remplacent,  les  deux  maladies  ne  se  présentent  plus.  L'opinion  de 
M.  Grange  se  rapproche  beaucoup  de  celle  de  M.  Chatin.  Aux  yeux 
de  ce  chimiste  exercé,  du  moment  que  l'iode  n'est  pas  contenu  en 
proportion  suffisante  dans  l'air,  les  eaux  potables  et  les  plantes,  le 
crétinisme  et  le  goître  commencent  à  sévir.  D'autres  observateurs 
ont  confirmé  le  fait  signalé  par  M.  Chatin.  Un  savant  russe.  M,  Ka- 
chine,  qui  a  observé  le  crétinisme  et  le  goître  sur  les  bords  de  l'Ou- 
rof,  affluent  de  l'Argoune,  dans  le  district  de  Nertchinsk,  adopte 
l'explication  du  chimiste  français.  Quoi  qu'il  en  soit  de  l'incertitude 
qui  peut  régner  encore  sur  la  véritable  modification  du  sol  et  de 
l'atmosphère  en  contact  avec  lui,  d'où  résultent  les  deux  maladies, 
on  est  déjà  assuré  que  c'est  la  géologie  et  la  chimie  minérale  qui 
nous  révéleront  la  cause  du  caractère  endémique  du  crétinisme.  Les 
lieux  exercent,  on  le  voit,  une  influencé  considérable  sur  le  déve- 
loppement du  cerveau  et  l'évolution  des  organes  qui  concourent 
avec  ce  viscère  à  la  vie.  On  a  constaté  en  Ecosse  que  les  hautes 
terres  [Highlands)  donnent . trois  fois  plus  d'idiots  que  les  basses. 
Cependant,  s'il  est  certaines  contrées,  comme  les  vallées  désolées 
par  le  crétinisme,  qui  dégradent  leurs  habitans,  d'autres  sont  pré- 
destinées à  être  peuplées  par  les  hommes  les  plus  intelligens  et 
les  plus  beaux.  Il  est  des  cantons  où  l'existence  ne  se  conserve 
qu'avec  peine,  et  se  débat  contre  des  causes  déprimantes  et  des- 
tructrices; il  en  est  d'autres  où  la  vie  fleurit  dans  tout  son  éclat,  où 
notre  espèce  domine  la  nature  et  triomphe  aisément  de  la  maladie. 

Entre  les  causes  physico-morales,  le  régime  et  l'alimentation  oc- 
cupent certainement  la  plus  grande  place.  Les  substances  solides  ou 


I 


DÉGÉNÉRESCENCES    DE    L'eSPÈCE    HUMAINE.  8S 

liquides  qui  composent  notre  nourriture  renouvellent  sans  cesse  les 
parties  de  notre  corps  et  transmettent  à  notre  économie  le  mouve- 
ment et  la  force.  Si  ces  alimens  sont  d'une  nature  contraire  aux  be- 
soins de  notre  organisme ,  si  la  qualité  en  est  mauvaise  et  la  pré- 
paration malsaine,  le  corps  ne  tarde  pas  à  ressentir  l'effet  de  cette 
nourriture  dangereuse;  l'économie  se  trouble,  les  fonctions  se  dé- 
rangent, et  de  là  naît  un  mal  qui  ne  fait  que  s'accroître  avec  l'usage 
de  ces  alimens.  Que  la  nourriture  fournie  par  les  végétaux  participe 
des  altérations  subies  par  ceux-ci  sous  des  influences  atmosphériques, 
et  le  mal  se  répand  sur  toute  une  population,  la  santé  des  individus 
s'ébranle,  une  véritable  dégénérescence  se  produit.  Des  phénomènes 
de  ce  genre  ont  été  plus  d'une  fois  observés  :  l'emploi  de  la  farine 
tirée  du  grain  affecté  de  la  maladie  appelée  ergot  a  engendré  une 
épidémie  terrible,  Vcrgotismcj  qui  a  frappé  des  familles  entières  et 
introduit  chez  certaines  populations  un  principe  de  dégénérescence 
et  de  mort.  L'empoisonnement  lent  dû  à  l'usage  de  la  farine  de  blé 
ergoté  non-seulement  a  produit  des  maladies  aiguës  et  fait  naître 
des  symptômes  graves  d'intoxication ,  mais  la  nature  tout  entière 
de  l'individu  a  été  attaquée,  les  forces  ont  décliné,  les  fonctions  di- 
gestives  se  sont  dérangées,  les  sens  se  sont  émoussés,  la  cécité  même 
est  apparue;  l'intelligence  enfin  a  été  atteinte,  elle  est  tombée  dans 
un  incurable  engourdissement  ou  une  véritable  aliénation. 

Veut-on  un  exemple  plus  frappant  des  effets  terribles  que  produit 
sur  notre  espèce  une  nourriture  malsaine  ou  l'usage  d' alimens  em- 
poisonnés par  le  sol  ou  l'atmosphère?  Étudions  la  pellagre.  Cette 
maladie,  connue  seulement  depuis  le  xviii^  siècle,  et  qui  sévit  surtout 
en  Espagne,  dans  le  nord  de  l'Italie  et  dans  la  France  méridionale, 
constitue  une  dégénérescence  complète.  Les  fonctions  essentielles 
sont  bouleversées,  le  cerveau  et  tous  les  nerfs  qui  s'y  rattachent 
profondément  modifiés,  la  peau  des  poignets,  des  mains,  des  cous- 
de-pied  et  parfois  même  du  visage  se  couvre  de  boutons.  Une  dé- 
bilité profonde  se  manifeste,  et  l'intelligence  est  en  proie  à  un  af- 
freux délire.  Eh  bien  !  ce  mal  n'a  le  plus  souvent  d'autre  origine  que 
l'usage  d'une  farine  extraite  de  céréales,  et  notamment  de  maïs,  at- 
teintes d'une  altération  particulière  que  les  Italiens  désignent  sous 
le  nom  de  verderame  (vert-de-gris),  et  qui  est  due  à  la  présence 
d'un  champignon  miscroscopique. 

Les  désordres  portés  dans  notre  économie  par  une  alimentation 
malsaine  sont  cependant  moins  graves  que  ceux  qui  proviennent  de 
l'abus  des  narcotiques  et  des  boissons  enivrantes.  On  a  dressé  dans 
ces  derniers  temps  des  statistiques  terribles  qui  montrent  non-seu- 
lement combien  l'ivrognerie,  le  goût  de  l'opium,  l'usage  immodéré 
du  tabac  engendrent  de  maladies,  mais  à  quel  point  sont  profondes 
et  persistantes  les  altérations  qui  en  résultent  pour  l'organisme.  Ces 


84  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

altérations  s'étendent  sur  la  constitution  de  populations  entières; 
elles  ébranlent  les  santés  les  meilleures  et  détruisent  complètement 
les  plus  faibles. 

Tous  les  voyageurs  qui  ont  visité  la  Chine,  l'archipel  indien,  nous 
signalent  les  effets  désastreux  de  l'opium  sur  les  habitans.  L'intel- 
ligence des  fumeurs  d'opium  tombe  dans  un  hébétement  d'où  elle 
ne  sort  que  pour  devenir  la  proie  d'un  délire  furieux.  Les  membres 
se  décharnent,  la  physionomie  prend  un  aspect  général  de  dégra- 
dation et  de  misère  morale.  Mari,  femme,  enfans,  sont  successive- 
ment moissonnés  par  cette  horrible  passion,  véritable  contagion 
qui  poursuit  son  influence  abrutissante  sur  des  générations  succes- 
sives. Le  hachisch  ou  extrait  de  chanvre  peut  avoir  des  effets  non 
moins  funestes,  et  chez  les  Orientaux  qui  en  abusent,  il  détermine  à 
la  longue  un  véritable  état  d'imbécillité.  Sous  l'empire  de  ce  narco- 
tique puissant,  les  sensations  sont  bouleversées,  les  facultés  intel- 
lectuelles perverties,  et  les  hallucinations  les  plus  étranges,  varia- 
bles comme  les  rêves  suivant  la  disposition  de  chaque  individu, 
donnent  tour  à  tour  une  félicité  factice  ou  des  souffrances  imagi- 
naires. Depuis  la  publication  du  curieux  livre  du  docteur  J.  Moreau 
sur  le  hachisch  y  on  a  tenté  bien  des  expériences  pour  se  rendre 
compte  de  la  nature  du  délire  que  ce  narcotique  produit.  On  s'est 
souvent  amusé  de  la  surexcitation  nerveuse  extraordinaire  qu'il  dé- 
veloppe. Ce  jeu  est  périlleux,  et  l'on  fera  bien  de  laisser  au  médecin 
l'administration  du  hachisch^  dont  l'emploi  peut  être  utile  comme 
médicament. 

Je  ne  dirai  rien  du  tabac;  on  en  a  tour  à  tour  beaucoup  médit  et 
parlé  avec  enthousiasme.  Un  spirituel  critique,  M.  L.  Peisse,  s'est 
chargé  de  répondre  aux  détracteurs  du  tabac;  mais,  en  tenant 
compte  des  exagérations,  il  faut  confesser  cependant  que  l'abus  de. 
ce  narcotique  offre  aussi  ses  très  réels  dangers.  Il  est  loin  d'être 
démontré  que  l'habitude  de  fumer  ou  de  priser,  dans  des  propor- 
tions modérées,  soit  en  aucune  façon  préjudiciable  à  la  santé  ;  mais, 
ainsi  que  le  remarque  le  docteur  Morel ,  le  principe  contenu  dans 
le  tabac,  la  nicotine,  étant  un  des  poisons  les  plus  énergiques  que 
l'on  connaisse,  on  ne  saurait  nier  que  l'usage  excessif  de  ce  narco- 
tique ne  puisse  avoir  des  dangers.  Fumer  est  nuisible  aux  adultes 
qui  n'ont  pas  atteint  tout  leur  développement,  et  à  plus  forte  raison 
aux  enfans.  Les  jeunes  fumeurs  sont  en  général  pâles  et  maigres, 
et  les  fonctions  de  la  nutrition  ne  s'exercent  pas  chez  eux  dans  la 
plénitude  de  leurs  effets.  Gela  suffit  pour  nous  montrer  l'influence 
fatale  que  pourrait  avoir  sur  la  génération  un  goût  trop  précoce 
pour  la  pipe  et  le  cigare,  goût  que  la  mode  a  produit,  que  l'oisiveté 
entretient,  et  que  la  régie  se  garde  bien  de  combattre. 

Arrêtons -nous  davantage  sur  les  conséquences  de  l'ivrognerie, 


DÉGÉNÉRESCENCES    DE    l' ESPÈCE    HUMAINE.  85 

qui  sont  plus  profondes  et  plus  visibles.  L'abus  des  boissons  alcoo- 
liques engendre  une  maladie  particulière  qu'on  a  désignée  sous  le 
nom  à! alcoolisme  chronique.  Absorbé  en  proportions  immodérées, 
l'alcool  modifie  d'une  manière  funeste  les  élémens  constitutifs  du 
sang  et  agit  sur  le  système  nerveux  à  la  façon  d'un  principe  intoxi- 
cant.  Un  tremblement  agite  les  membres;  l'intelligence  devient  le 
jouet  d'hallucinations  dont  les  illusions  de  l'ivresse  sont  le  premier 
symptôme  {delinum  tremens)  ;  elle  s'affaiblit  peu  à  peu  et  se  dé- 
prave ;  des  paralysies  partielles  se  déclarent  et  envahissent  bientôt 
tout^e  système  musculaire.  Les  diverses  affections  qui  dérivent  de 
l'excès  des  boissons  alcooliques,  de  même  que  celles  qui  sont  dues 
à  une  alimentation  viciée,  prennent,  dans  certaines  régions  de  lEu- 
rope,  un  caractère  de  généralité  qui  en  fait  de  véritables  mala- 
dies endémiques.  Il  est  des  pays  où  l'alcoolisme  chronique  sévit 
avec  fureur,  où  l' eau-de-vie  devient  le  mal  dominant  et  presque 
exclusif.  Un  savant  médecin  suédois,  M.  Magnus  Huss,  a  écrit  sur 
cette  maladie  un  livre  curieux,  mais  attristant,  bien  fait  pour  nous 
inspirer  l'horreur  d'un  vice  dont  la  classe  pauvre  est  surtout  la  vic- 
time. Toutes  les  maladies  auxquelles  l'ivrognerie  donne  naissance 
tendent  à  modifier  d'une  manière  dangereuse  notre  économie  et 
aboutissent  presque  toujours  à  la  mort.  L'alcool  a  une  double  action, 
l'une  locale,  qui  se  fait  d'abord  sentir  et  qui  porte  l'irritation  dans 
l'organe  digestif,  l'autre,  plus  générale,  qui  trouble  la  nutrition, 
affaiblit  la  vitalité,  les  systèmes  nerveux  et  circulatoire.  Ainsi  dé- 
vasté par  l'ivrognerie,  le  corps  devient  une  proie  facile  pour  la  mort, 
et  tandis  que  chez  le  buveur  la  force  procréatrice  s'épuise,  les  causes 
de  destruction  se  multiplient.  On  ne  s'étonnera  donc  pas  que  dans 
certaines  villes  où  l'ivrognerie  est  un  vice  à  peu  près  universel  la  po- 
pulation décroisse  avec  une  effrayante  rapidité.  M.  Magnus  Huss 
nous  apprend  qu'à  Erkistuna,  en  Suède,  l'une  des  villes  où  se 
consomme  le  plus  d'eau-de-vie,  il  est  mort  annuellement,  de  1848 
à  1850,  un  individu  sur  33,  tandis  que  dans  les  provinces  de  la 
Suède  où  l'ivrognerie  est  moins  invétérée,  la  statistique  nous  donne 
un  décès  sur  49  individus.  Et  la  preuve  que  c'est  ici  l'alcool  qui 
élève  le  chiffre  de  la  mortalité,  c'est  que  la  proportion  des  décès 
est  notablement  plus  considérable  pour  les  hommes  que  pour  les 
femmes.  L'alcoolisme  chronique  est  non-seulement  un  état  patholo- 
gique, mais  une  cause  permanente,  active,  de  dégénérescence;  il 
abâtardit  la  race,  il  exerce  sur  le  type  humain  une  influence  qui 
frappe  les  yeux  au  premier  aspect.  Le  système  musculaire  est  chez 
le  buveur  dans  un  relâchement  continu;  le  corps  est  amaigri,  la 
peau  a  pris  une  teinte  gris  jaunâtre;  elle  est  sèche  et  rugueuse, 
etl'épiderme  s'écaille  facilement;  le  tissu  graisseux  et  le  tissu  cel- 
lulaire deviennent  le  siège  de  modifications  profondes  et  morbides, 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  sorte  que  le  corps  et  l'esprit  participent  de  la  même  dégradation. 
L'idiotie  congéniale  et  les  monstruosités  nous  apparaissent  comme 
les  types  les  plus  caractéristiques  des  dégénérescences  natives. 
L'homme  apporte  souvent  en  naissant  le  principe  de  la  dégradation 
qui  doit  l'atteindre  à  un  certain  âge.  En  vain  il  change  de  lieux,  en 
,vain  il  se  conforme  à  un  réginie  propre  à  maintenir  sa  santé;  le 
germe  du  mal  subsiste  toujours,  et  à  un  certain  moment  il  se  déve- 
loppe au  détriment  de  l'intelligence  et  de  l'économie.  L'enfant  était 
prédestinée  n'être  qu'une  créature  imparfaite  et  abâtardie;  une  crise 
se  manifeste,  et  il  est  comme  retranché  de  l'humanité. 

Qu'au  sein  de  la  mère  l'évolution  de  l'embryon  ne  s'opère  pas 
suivant  les  lois  normales,  que  la  femme  enceinte  soit  victime  d'un 
accident,  qu'elle  contracte  une  maladie  grave  ou  se  trouve  sous 
l'empire  d'un  trouble  plus  ou  moins  prolongé,  l'enfant  qu'elle  mettra 
au  monde  gardera  toute  sa  vie  l'empreinte  indélébile  de  la  pertur- 
bation produite  durant  la  grossesse.  Bien  qu'en  opposition  avec  la 
marche  ordinaire  de  la  nature,  la  formation  des  monstres  et  des 
êtres  imparfaits  s'opère  d'après  certaines  lois;  elle  est  dans  une  dé- 
pendance étroite  et  nécessaire  du  genre  d'accident  qui  l'amène. 
C'est  ce  qu'a  démontré  M.  Isidore  Geoffroy  Saint-Hilaire  dans  son 
excellente  Histoire  des  anomalies.  Les  lois  suivies  par  la  nature  jus- 
que dans  ses  aberrations  sont  si  fatales  que  l'on  peut  presque  à  vo- 
lonté produire  telle  ou  telle  anomalie,  en  faisant  varier  à  dessein 
les  conditions  défavorables  où  l'embryon  se  trouve  placé.  M.  I.  Geof- 
froy Saint-Hilaire  a  expérimenté  cette  loi  pour  les  oiseaux,  dont 
il  troublait  de  diverses  manières  le  développement  pendant  les  pre- 
miers jours  de  l'incubation. 

Le  sein  de  la  mère  devient  le  siège  de  véritables  métamorphoses 
d'autant  plus  complètes  que  la  période  intra-utérine  est  moins  avan- 
cée. Les  appareils,  les  organes  sont,  suivant  les  circonstances  per- 
turbatrices, retardés  dans  leur  développement,  ou  développés  d'une 
manière  anomale  et  excessive  ;  c'est  ainsi  que  le  cerveau,  les  os  du 
crâne  se  trouvent  parfois  dans  l'impossibilité  de  prendre  la  forme 
et  les  dimensions  nécessaires  au  jeu  régulier  de  l'intelligence,  que 
l'épine  dorsale  est  arrêtée  dans  sa  formation  et  sa  croissance.  L'en- 
•  fant  naît  idiot,  imbécile,  hydrocéphale  ou  rachitique,  et  dès  les 
premiers  jours,  dès  les  premiers  mois  de  l'existence,  il  donne  les 
signes  de  la  dégénérescence  qui  doit  l'atteindre.  Une  fois  le  cer- 
veau et  le  système  nerveux  étiolés,  contrariés  dans  leur  action, 
troublés  dans  leurs  relations  mutuelles,  des  désordres  souvent  plus 
graves  s'étendent  à  toute  l'économie,  et  l'idiotie  n'est  alors  que  le 
premier  symptôme  d'une  dégradation  qui  frappe  le  type  humain 
tout  entier.  L'idiot  au  dernier  degré  végète  et  meurt  prématurément. 
On  a  rapporté  des  cas  d'idiotie  dans  lesquels  les  instincts  les  plus 


DÉGÉNÉRESCENCES   DE   l' ESPÈCE   HUMAINE.  87 

spontanés  avaient  même  presque  totalement  disparu.  La  sensibilité 
physique  n'existait  plus,  les  muscles  flasques  et  relâchés  ne  pou- 
vaient soutenir  le  corps  assis  ou  debout;  l'odorat,  l'ouïe  semblaient 
à  peine  développés,  et  l'individu  n'avait  pas  même  l'instinct  com- 
mun à  tous  les  animaux  qui  les  porte  à  chercher  leur  nourriture 
et  à  choisir  celle  qui  leur  convient. 

Pour  être  congéniale,  une  maladie,  une  anomalie  n'a  pas  toujours 
besoin  d'apparaître  aux  premiers  momens  de  la  vie;  il  est  des  cas 
fréquens  où  l'idiotie  ne  se  déclare  qu'au  bout  de  cinq  ou  six  mois 
et  même  davantage;  jusque-là  l'enfant  n'annonçait  rien  qui  fît  pré- 
sager l'horrible  état  auquel  il  était  condamné.  Le  crétinisme  ne  se 
déclare  généralement  qu'à  un  certain  âge  qui  ne  dépasse  jamais 
sept  ans;  mais  l'enfant  qui  doit  en  être  atteint  offre  en  naissant  des 
signes  qui  ne  trompent  pas  les  gens  de  l'art. 

A  quoi  tient  cette  apparition  tardive  de  monstruosités  dont  le 
principe  est  communiqué  avec  la  vie  et  ne  résulte  pas  des  circon- 
stances premières  où  le  nouveau-né  a  été  placé?  C'est  qu'après  sa 
naissance  l'homme  est  loin  encore  d'avoir  atteint  le  terme  de  sa 
formation.  Il  se  développe  pendant  toute  l'enfance  et  la  jeunesse;  il 
se  décompose  dès  l'âge  du  retour,  mais  toujours  en  vertu  d'un  mou- 
vement initial  qui  n'est  autre  que  le  don  de  la  vie.  Les  cartilages 
et  les  os  s'épaississent;  les  viscères,  les  muscles,  s'étendent,  se 
fortifient  avant  d'arriver  à  une  période  de  décroissance  variable 
pour  chaque  individu.  Chez  l'enfant  qui  vient  de  naître,  l'ossifica- 
tion du  crâne  n'est  pas  complète;  elle  demande  pour  s'accomplir 
un  certain  temps.  Le  cerveau  a-t-il  pris  des  dimensions  exagérées, 
cette  ossification  est  retardée.  C'est  ce  que  l'on  observe  chez  les 
hydrocéphales.  Les  fontanelles  (1)  persistent  plus  longtemps,  les  su- 
tures demeurent  écartées,  les  os  sont  minces,  transparens  et  quel- 
quefois flexibles  comme  des  cartilages.  Le  cerveau  est-il  au  con- 
traire atrophié,  l'ossification  du  crâne  est  accélérée,  ainsi  que  l'a 
constaté  le  docteur  Baillarger.  Chez  plusieurs  idiots  même,  les  fon- 
tanelles n'existent  déjà  plus  à  la  naissance,  et  c'est  là  une  des  causes 
qui  contribuent  davantage  à  arrêter  le  développement  de  l'intelli- 
gence, car  chez  l'homme,  et  chez  l'homme  seul,  le  cerveau  croît  et 
se  développe  durant  la  vie.  Selon  l'anatomiste  allemand  Meckel,  cinq 
mois  après  la  naissance,  le  cerveau  de  l'enfant  a  presque  doublé  de 
poids  ;  ayant  pesé  d'abord  300  grammes,  il  en  pèse  alors  environ  600. 
Aussi  c'est  chez  l'homme  seulement  que  l'on  observe  des  fontanelles 
larges  persistant  pendant  plusieurs  années.  Chez  les  singes,  elles 
sont  très  petites  et  disparaissent  au  bout  de  peu  de  temps  ;  sur  le 

(1)  On  nomme  fontanelles  les  espaces  membraneux  que  présentent  les  os  du  crân« 
des  enfans  avant  une  complète  ossiflcation.  —  Les  sutures  sont  les  articulations  im- 
mobiles qui  réunissent  les  os  du  crâne  et  de  la  face. 


88  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

crâne  des  autres  animaux,  c'est  à  peine  si  l'on  en  trouve  quelques 
traces.  Un  fait  curieux  et  dont  on  doit  la  constatation  à  M.  Gratio- 
let,  c'est  que  les  nègres  rappellent  à  cet  égard  les  idiots  et  même 
les  singes.  Chez  eux,  l'ossification  complète  des  sutures  est  beau- 
coup plus  précoce  que  chez  les  blancs.  Et  tandis  que  certains 
hommes  de  notre  race  gardent  pendant  toute  leur  vie  les  pièces  os- 
seuses de  la  tête  distinctes  et  simplement  encastrées  les  unes  dans 
les  autres,  les  nègres  et  plusieurs  races  sauvages  n'atteignent  jamais 
la  vieillesse  avant  que  les  sutures  ne  se  soient  totalement  ossifiées. 
M.  Gratiolet  a  même  remarqué  un  ordre  différent  dans  les  oblitéra- 
tions successives  des  sutures,  en  étudiant  la  tête  des  individus  de 
race  européenne,  puis  celle  des  sauvages  et  des  nègres.  Chez  les 
nègres,  le  crâne  se  ferme  d'abord  dans  sa  partie  antérieure;  chez  les 
blancs,  c'est  la  partie  postérieure  qui  se  soude  la  première.  De  là 
dans  la  marche  de  l'intelligence  un  phénomène  très  différent;  le 
nègre,  comme  l'idiot,  comme  les  individus  dégénérés,  voit  promp- 
tement  le  développement  de  ses  facultés  arrêté  et  comme  empri- 
sonné par  l'enveloppe  osseuse  de  la  tête  ;  l'intelligence  de  certains 
blancs,  au  contraire,  peut  s'accroître  pendant  une  période  très  lon- 
gue de  la  vie,  puisque  les  sutures  ne  s'ossifient  souvent  qu'à  la 
vieillesse.  M.  Baillarger  a  rappelé  qu'à  l'autopsie  de  Pascal  on  avait 
reconnu  que  la  suture  frontale  était  demeurée  ouverte  pendant  toute 
l'enfance,  et  n'avait  pu  se  refermer  à  raison  du  prodigieux  dévelop- 
pement du  cerveau;  il  s'était  formé  un  calus  qui  avait  entièrement 
recouvert  cette  suture  et  que  l'on  sentait  aisément  au  doigt. 

Ce  qu'oii  vient  de  lire  achève  de  démontrer  que  la  dégénérescence 
qu'on  peut  appeler  congéniale  n'est  pas  tant  celle  qui  se  manifeste 
à  la  naissance  que  l'arrêt  de  développement  dont  sont  frappés  les 
organes  et  l'appareil  encéphalique  en  particulier,  par  suite  d'un 
principe  agissant  dans  l'organisme  et  qui  est  communiqué  avec  la 
vie.  L'idiot,  de  même  que  le  crétin  et  l'homme  de  race  inférieure, 
atteint  plus  tôt  que  nous  le  terme  de  son  évolution  intellectuelle; 
il  est  jusqu'à  un  certain  point  comme  le  chimpanzé  et  certaines 
grandes  espèces  de  singes  qui  ne  présentent  toute  leur  intelligence 
que  pendant  la  jeunesse,  et  deviennent  stupides  et  apathiques  dès 
qu'ils  ont  dépassé  l'âge  adulte.  La  vie  même  chez  quelques  idiots 
s'accomplit  et  s'épuise  dans  une  plus  courte  période;  le  crétin,  par 
exemple,  dépasse  rarement  quarante  ans. 

L'homme  en  naissant  est  conséquemment  prédestiné  à  monter  ou 
à  descendre  un  nombre  déterminé  de  degrés  sur  l'échelle  de  l'intel- 
ligence. Cette  échelle  est  comme  celle  que  Jacob  voyait  en  songe, 
et  le  long  de  laquelle  montaient  et  descendaient  des  anges;  mais  de 
même  qu'il  y  a  certains  échelons  élevés  que  les  esprits  les  mieux 
doués  et  les  plus  puissans  ne  sauraient  dépasser,  il  y  en  a  -d'autres 


I 


DÉGÉNÉRESCENCES    DE    l' ESPÈCE    HUMAINE.  89 

qui  constituent  la  limite  inférieure,  dernier  terme  de  la  dégradation 
possible.  Les  monstruosités,  les  aberrations  de  la  nature  ont  leurs 
bornes.  Précisément  parce  qu'elles  résultent  de  l'action  de  certaines 
causes  qui  tendent  à  déranger  l'évolution  régulière  de  l'individu, 
elles  ne  peuvent  totalement  eiTacer  le  type  dont  la  persistance  résiste 
pied  à  pied  à  l'action  perturbatrice.  Les  anciens  anatomistes,  écrit 
M.  L  Geoffroy  Saint-Hiïaire,  paraissent  n'avoir  pas  même  soupçonné 
que  les  anomalies  de  l'organisation  aient  des  limites,  et  à  plus  forte 
raison  qu'elles  soient  réductibles  à  des  lois  certaines  et  précises; 
c'est  ce  qui  explique  ce  que  l'on  a  rapporté  de  quelques  monstres, 
fantastiques  créations  d'une  imagination  qui  prêtait  à  la  nature  ses 
caprices  et  ses  conceptions  impossibles. 

Il  me 'reste  à  examiner,  pour  achever  de  passer  en  revue  les  di- 
verses causes  de  dégénérescences,  celles  que  j'ai  appelées  morales. 

L'observation  a  démontré  que  si  les  lésions  du  physique  produi- 
sent plus  ordinairement  le  délire,  l'aliénation  mentale  trouve  son 
origine  la  plus  fréquente  dans  un  trouble  profond  du  moral.  Quel- 
ques statistiques  dressées  en  France  et  en  Angleterre,  et  dans  les- 
quelles les  cas  de  folie  sont  rangés  par  causes,  ont  mis  le  fait  en 
évidence.  Les  passions  et  les  vices,  les  préoccupations  exclusives  et 
les  chagrins,  toutes  les  affections  profondes  de  l'âme  en  un  mot,  réa- 
gissent sur  le  cerveau  et  le  système  nerveux  et  peuvent  y  dévelop- 
per des  altérations^  aboutissant  à  une  dégénérescence  physique  et 
morale.  Chez  le  fou,  les  idées  ne  sont  pas  seulement  bouleversées; 
à  l'incohérence  de  la  pensée  s'associe  une  perversion  plus  ou  moins 
étendue  des  sentimens.  Des  croyances  chimériques,  des  opinions 
étranges  provoquent  des  passions  qui  ne  peuvent  se  contenir,  et  fa- 
talement la  surexcitation  nerveuse  imprime  à  tous  nos  sentimens 
une  violence  qui  en.  fait  des  passions.  L'intelligence  n'est  plus  le 
siège  d'opérations  régulières  qu'appelle  la  volonté  et  que  coordonne 
le  jugement,  c'est  l'instrument  passif  ou  plutôt  automatique  d'une 
foule  de  pensées  et  de  conceptions  se  produisant  à  la  façon  des 
rêves  et  se  présentant  avec  une  irrésistibilité  qui  enchaîne  la  volonté 
et  finit  par  l'anéantir.  C'est  assurément  le  dernier  terme  de  la  dé- 
générescence morale,  de  l'abrutissement  complet,  puisque  l'homme 
perd  alors  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  plus  noble  et  de  plus  élevé.  Quoique 
l'intelligence  soit  seule  attaquée,  le  type  physique  ne  peut  échapper 
à  la  dégradation  dont  le  moral  est  atteint.  Le  fou  ne  tarde  pas  à 
présenter  dans  ses  traits,  son  regard,  son  aspect,  ses  mouvemens, 
je  ne  sais  quoi  de  désordonné  et  d'étrange  qui  produit  sur  notre 
esprit  une  impression  pénible,  qui  peut  même  agir  assez  vivement 
pour  troubler  notre  raison  et  nous  communiquer  la  maladie  mentale 
que  nous  avoiis  trop  souvent  sous  les  yeux  ;  de  là  cette  contagion  de 


90  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  folie  plus  d'une  fois  observée  et  dont  le  danger  n'est  pas  un  des 
moindres  motifs  qui  nécessitent  la  séquestration  des  aliénés. 

Ainsi,  lorsque  l'intelligence  ne  peut  plus  réagir  contre  les  influen- 
ces qui  l'inquiètent  et  l'agitent,  lorsque  l'équilibre  est  rompu  entre 
les  passions  et  la  raison,  l'homme  se  dégrade  au  moral,  puis  au  phy- 
sique ;  la  folie  paralytique  et  la  démence  sont  le  dernier  terme  de 
cette  dégénérescence  maladive. 

Rarement  les  quatre  ordres  de  causes  que  je  viens  de  signaler 
agissent  d'une  manière  isolée;  d'ordinaire  elles  se  réunissent,  elles 
se  combinent  dans  des  proportions  diverses.  Les  écarts  du  régime 
et  l'insalubrité  des  lieux  déterminent  une  prédisposition  maladive, 
un  penchant  à  la  dégénérescence  qui  participe  du  caractère  phy- 
sique et  congénial.  C'est  ce  qui  a  lieu  pour  le  crétinisme.  La  pel- 
lagre se  confond  souvent  avec  certains  genres  de  folie  paralytique, 
et  l'étude  des  aliénés  a  fait  voir  que  c'est  de  préférence  chez  les 
individus  qui  apportent  en  naissant  un  germe  de  maladie  nerveuse 
que  les  causes  morales  amènent  la  folie.  Le  crétinisme  n'est  parfois 
que  de  l'idiotie,  et  l'idiotie  à  son  tour  est  le  produit  fréquent  de  ma- 
ladies qui  se  développent  sous  des  influences  climatologiques  et 
physico-morales.  La  folie  aussi  ne  semble  en  bien  des  cas  que  le 
résultat  d'une  perturbation  de  l'économie  chez  des  personnes  déjà 
prédisposées  à  l'aliénation  mentale.  Certaines  maladies  aiguës  ou 
chroniques,  telles  que  la  pneumonie,  la  fièvre  typhoïde ,  les  fièvres 
intermittentes,  les  affections  organiques  du  cœur,  entraînent  à  leur 
suite,  chez  des  individus  d'une  constitution  intellectuelle  délicate , 
un  délire  plus  ou  moins  prolongé.  En  un  mot,  tous  les  troubles  de 
l'organisme  sont  dans  une  étroite  relation,  et  dès  qu'une  cause 
pousse  l'homme  sur  la  pente  de  la  dégénérescence,  les  autres  causes 
agissent  pour  accélérer  sa  chute. 

II. 

Ces  causes  de  dégénérescence,  qu'on  vient  de  voir  réparties  en 
quatre  classes,  n'interviennent  pas  toujours  d'une  manière  directe, 
en  altérant  notre  économie  et  portant  le  trouble  dans  nos  fonctions; 
les  effets  qui  en  résultent  se  prolongent  bien  au-delà  de  la  vie  des 
individus,  ou,  pour  parler  avec  les  médecins,  ils  sont  non-seule- 
ment actuels,  mais  encore  consécutifs.  Le  principe  de  la  dégénéres- 
cence se  transmet  héréditairement,  et  s'aggrave  ou  s'atténue  suivant 
que  ceux  qui  le  reçoivent  sont  placés  dans  des  conditions  propres 
à  en  arrêter  ou  à  en  développer  les  effets.  De  là  la  possibilité  pour 
notre  espèce  d'une  dégénérescence  progressive  et  continue. 

^  La  médecine  contemporaine  a  reconnu  que  l'hérédité  physiolo- 
gique et  patliologique  est  un  fait  beaucoup  plus  général  et  plus 


DÉGÉNÉRESCENCES    DE    l'eSPÈCE    HUMAINE.  91 

étendu  qu'on  ne  l'avait  d'abord  supposé.  Les  statistiques  ont  dé- 
montré la  transmission  héréditaire  d'une  foule  d'affections  chez  ceux 
qui  n'ont  pas  pris  un  soin  particulier  et  de  tous  les  jours  pour  en 
arrêter  le  germe  :  la  phthisie ,  la  goutte ,  le  cancer,  passent  des 
parens  aux  enfans,  et  tout  donne  à^  penser  que,  si  l'on  tenait  un 
registre  plus  exact  des  maladies  dont  chaque  individu  est  atteint, 
on  constaterait  bien  des  transmissions  maladives  qui  ne  sautent 
point  encore  aux  yeux.  Le  fait  de  l'hérédité  nous  est  en  outre  ré- 
vélé par  l'apparition  chez  plusieurs  générations  successives  de  cer- 
taines anomalies  dans  l'organisation.  C'est  ainsi  que  l'on  a  vu  chez 
divers  individus  d'une  même  famille,  issus  les  uns  des  autres,  la 
main  présenter  six  doigts,  le  corps  offrir  certaines  difformités  par- 
ticulières ou  même  de  légers  signes  de  la  peau,  comme  le  pois  chiche 
[cirer]  que  Gicéron  tenait  de  son  père,  et  qui  lui  valut  son  surnom. 
Mais  ce  sont  avant  tout  les  maladies  du  cerveau  et  du  système  ner- 
veux qui  présentent  ce  caractère  de  transmisslbilité.  Les  statistiques 
sont  à  cet  égard  d'une  triste  éloquence  :  la  grande  majorité  des  alié- 
nés, des  idiots,  des  épileptiques,  des  individus  affectés  de  ce  dérè- 
glement des  mouvemens  qu'on  appelle  chorée,  descendent  de  per- 
sonnes qui  avaient  eu  de  semblables  maladies,  ou  chez  lesquelles  le 
système  nerveux  était  profondément  altéré.  L'hérédité  a  aussi  été 
reconnue  pour  la  pellagre ,  maladie  qui  se  transmet  surtout  par  la 
mère  en  suivant  le  sexe  féminin;  la  surdi- mutité  provient  le  plus 
souvent  de  la  constitution  scorbutique  des  parens,  et  le  docteur  Alli- 
bert  a  remarqué  que  la  cécité  de  naissance  apparaît  parfois  chez  les 
enfans  de  personnes  affectées  d'une  extrême  myopie. 

Cette  hérédité  des  maladies  du  cerveau  et  des  organes  de  la  sen- 
sation se  rattache  du  reste  à  un  fait  plus  général,  la  transmission 
plus  ou  moins  complète  de  la  constitution  intellectuelle ,  liée  elle- 
même  à  celle  de  l'encéphale.  Il  y  a  longtemps  qu'on  a  observé  chez 
les  enfans  la  tournure  d'esprit,  le  caractère,  les  penchans,  les  goûts 
et  même  les  manies  et  les  tics  de  leurs  parens.  Chacun  présente, 
associés  dans  des  proportions  variables ,  les  élémens  du  caractère 
de  son  père  et  de  sa  mère,  de  même  que  dans  notre  visage  on  dis- 
cerne presque  toujours  les  traits  des  auteurs  de  nos  jours;  ordinai- 
rement c'est  la  physionomie  de  l'un  qui  prédomine,  mais  il  est  rare 
qu'on  ne  découvre  pas,  même  chez  l'enfant  qui  ressemble  le  plus 
à  l'un  de  ses  ascendans,  quelques  détails  empruntés  à  la  figure  de 
l'autre,  et  de  là,  soit  dit  en  passant,  la  diversité  des  impressions 
que  fait  sur  autrui  la  vue  d'un  enfant  où  tel  reconnaît  la  physiono- 
mie du  père,  tandis  que  tel  autre  y  retrouve  les  traits  de  la  mère. 

Cette  hérédité  n'est  donc  pas  la  transmission  intégrale  et  absolue 
d'un  certain  patrimoine  physiologique.  Les  parens  atteints  d'une 
maladie  ne  la  lèguent  pas  nécessairement  à  tous  leurs  enfans.  Le 


92  REVUE    DES    DI'        MONDES. 

mal,  en  passant  d'une  génération  à  l'autre,  ne  fait  pas  seulement 
que  s'accroître  ou  s'atténuer;  il  se  modifie  et  se  transforme.  Comme 
les  maladies  ne  constituent  pas  des  types  définis  et  arrêtés,  qu'elles 
se  lient  les  unes  aux  autres  et  varient  dans  leurs  symptômes,  sui- 
vant les  milieux  au  sein  desquels  elles  se  développent,  l'héritage 
d'une  affection  morbide  ne  saurait  passer  des  ascendans  aux  enfans 
en  conservant  toujours  le  même  caractère  et  donnant  lieu  aux  mêmes 
phénomènes.  Ce  dont  on  hérite,  c'est  un  principe  de  maladie  et  de 
dégénérescence,  et  comme  un  canevas  sur  lequel  le  temps  étendra 
d'autres  fils  que  ceux  dont  l'existence  des  parens  a  été  tissue. 

Un  père,  une  mère  atteints  d'aliénation  mentale  donneront  nais- 
sance soit  à  un  fou,  soit  à  un  épileptique,  soit  à  un  paralytique,  en 
un  mot  à  un  individu  condamné  à  l'une  de  ces  affections  qui  sem- 
blent n'être  que  des  métamorphoses  d'un  même  principe  morbifique, 
et  réciproquement  l'une  de  ces  affections  pourra,  dans  la  généra- 
tion suivante,  engendrer  la  folie.  Ainsi  que  l'a  remarqué  le  docteur 
J.  Moreau  dans  son  intéressant  ouvrage  sur  la  Psychologie  morbide j 
c'est  l'ignorance  du  véritable  caractère  de  l'hérédité  pathologique 
qui  en  a  fait  souvent  contester  l'existence.  «  Ayant  toujours  la  loi 
des  ressemblances  devant  les  yeux  et  ne  voyant  dans  l'hérédité  que 
la  transmission  des  ascendans  aux  descendans  de  faits  organiques 
constamment  semblables  à  eux-mêmes,  l'on  n'a  eu  le  plus  souvent, 
écrit  ce  savant  médecin,  à  constater  que  des  résultats  opposés  à 
ceux  que  l'on  cherchait  :  c'est  ainsi  que  l'on  a  vu  des  hommes  doués 
des  plus  éminentes  qualités  de  l'esprit  et  du  cœur  donner  le  jour  à 
des  enfans  imbéciles  ou  presque  complètement  dénués  du  sens  mo- 
ral. ))  Mais  ces  antinomies  apparentes  disparaissent  lorsqu'au  lieu 
de  s'en  prendre  aux  phénomènes  extérieurs,  on  interroge  les  con- 
ditions mêmes  de  la  vie  et  que  l'on  cherche  le  véritable  état  physio- 
logique qui  a  donné  naissance  à  des  effets  au  premier  abord  opposés. 
La  folie,  l'idiotie,  c'est-à-dire  ce  qui  est  l'expression  des  plus  graves 
perturbations  de  la  vie  morale,  contiennent  en  puissance  ]es  qua- 
lités intellectuelles  les  plus  transcendantes.  L'hérédité,  entendue 
dans  son  véritable  sens,  implique  la  transmission  des  forces  ner- 
veuses ou  vitales  d'où  les  qualités  morales  tirent  leur  énergie  et 
leurs  aberrations. 

Le  docteur  P.  Lucas,  qui  a  écrit  sur  l'hérédité  naturelle  un  traité 
complet  dont  on  ne  saurait  trop  recommander  la  lecture,  observe 
que  la  métamorphose  des  maladies  héréditaires  est  d'une  double 
nature.  Tantôt  elle  ne  s'offre  que  comme  une  simple  transmutation 
des  formes  d'une  même  maladie,  tantôt  elle  constitue  une  transfor- 
mation de  l'espèce  morbide  même.  Dans  le  premier  cas,  qui  se  ren- 
contre surtout  pour  les  maladies  du  système  nerveux,  l'enfant  héçite 
de  la  névropathie  d'un  de  ses  parens;  dans  le  second,  les  ascendans 


DÉGÉNÉRESCENCES    DE    l/ ESPECE    HUMAINE.  95 

atteints  déjà  d'un  mal  profond  transmettent  à  leur  progéniture  une 
débilité  corporelle  qui  ouvre  la  porte  à  une  foule  de  maux.  Et  qu'on 
ne  croie  pas  que,  pour  être  transmis,  le  mal  chez  les  parens  doive 
toujours  être  invétéré  et  profond.  Qu'un  accident,  une  maladie  pas- 
sagère ait  frappé  les  auteurs  de  nos  jours  peu  avant  le  moment  où 
ils  nous  transmettaient  le  germe  de  la  vie,  à  ce  moment  même,  et 
nous  hériterons  des  imperfections  et  des  troubles  auxquels  ils  avaient 
été  passagèrement  soumis.  Hésiode  l'avait  déjà  observé  quand,  dans 
son  poème  des  Travaux  et  des  Jours ^  il  recommande  de  s'abstenir 
des  plaisirs  de  l'amour  au  retour  des  cérémonies  funèbres,  de  crainte 
de  transmettre  à  l'enfant  l'impression  de  mélancolie  qu'elles  lais- 
sent au  fond  de  l'âme.  Une  foule  de  physiologistes  ont  reconnu  que 
les  en  fans  conçus  dans  l'ivresse  présentent  une  intelligence  lourde  et 
hébétée.  Des  faits  de  ce  genre  ont  été  aussi  notés  pour  les  animaux. 
Les  vétérinaires  savent  que  les  défauts  que  font  naître  chez  les  che- 
vaux des  blessures  ou  des  coups  passent  souvent  aux  membres  de 
leurs  poulains.  Une  semblable  transmission  de  difformités  résultant 
d'accidens  n'est  pas  rare  dans  notre  espèce,  et  M.  Lucas  en  citedif- 
férenscas. 

Quant  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  monstruosités  morales,  les 
perversités  précoces,  les  penchans  instinctifs,  irrésistibles,  au  vol, 
au  meurtre,  au  suicide,  qui  se  manifestent  parfois  chez  de  très  jeu- 
nes enfans  auxquels  on  avait  pourtant  inculqué  d'excellens  princi- 
pes, monstruosités  dont  l'ouvrage  de  M.  J.  Moreau  et  les  Annales 
médico-psychologiques  nous  fournissent  de  nombreux  exemples,  il 
faut  en  chercher  le  plus  souvent  la  source  dans  l'état  de  désordre 
moral  où  se  trouvaient  les  parens  quand  ils  ont  engendré  ces  êtres 
déchus.  En  effet,  un  abattement  de  l'esprit,  une  fatigue  continue  du 
corps,  un  trouble  cérébral  même  momentané,  peuvent  suffire  pour 
amener  la  perversion  de  nos  sentimens  et  nous  conduire  aux  actes 
les  plus  contraires  à  notre  nature  et  à  notre  éducation.  C'est  ce  que 
nous  démontrent  la  calenture  et  ce  que  les  matelots  anglais  appel- 
lent the  liorrors,  transports  subits  qui  parfois,  sans  délire  préalable, 
s'emparent  de  marins  ou  de  soldats  exposés  à  l'ardeur  extrême  du 
soleil  ou  placés  dans  un  réduit  trop  fortement  chauffé  par  un  poêle, 
les  poussent  à  se  donner  la  mort,  à  se  précipiter  dans  les  flots.  Con- 
çus sous  l'empire  de  ces  désordres  passagers,  les  enfans  naissent 
avec  des  instincts  criminels,  vrais  types  de  dégénérescence  morale. 

Mais,  dira-t-on,  pourquoi  tant  d'irrégularité  dans  l'héritage?  Pour- 
quoi voit-on  tantôt  la  transmission  s'opérer  dans  un  enfant  ou  chez 
plusieurs,  tantôt  l'héritage  légué  comme  par  voie  de  substitution,  et 
la  folie  notamment  sauter  une  génération?  Ces  irrégularités  ne  sont 
qu'apparentes;  elles  tiennent  au  jeu  complexe  d'une  foule  de  phé- 
nomènes dont  nous  n'avons  pu  encore  suivre  la  marche  et  découvrir 


9A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

les  lois.  On  a,  il  est  vrai,  récemment  tenté  de  percer  les  ténèbres 
de  la  conception;  mais  les  observations  sont  encore  trop  impar- 
faites pour  qu'on  soit  assuré  des  résultats.  Un  médecin,  M.  Lhéri- 
tier,  a  proposé  des  vues  ingénieuses,  fondées  sur  une  étude  atten- 
tive d'un  assez  grand  nombre  de  faits.  Suivant  ce  physiologiste,  il 
faut,  pour  saisir  les  lois  de  la  transmission,  distinguer  les  organes 
en  trois  classes,  à  savoir  :  les  organes  locomoteurs,  ceu\  de  la  nu- 
trition, et  l'appareil  nerveux  central.  Celui-ci  se  subdivise  à  son 
tour  en  deux  parties  :  l'une  antérieure,  qui  comprend  le  cerveau  et 
le  cordon  antérieur  de  la  moelle  épinière,  l'autre  postérieure,  em- 
brassant le  cervelet  et  le  cordon  postérieur  de  la  moelle.  Ces  deux 
subdivisions  des  organes  de  la  troisième  classe  se  lient  respective- 
ment aux  deux  premières;  l'appareil  locomoteur  est  dans  une  dé- 
pendance directe  de  la  partie  postérieure  du  système  nerveux  cen- 
tral, et  l'appareil  nutritif  dans  la  dépendance  de  la  partie  antérieure 
de  ce  même  système. 

C'est  sur  cette  connexion  que  reposent,  selon  M.  Lhéritier,  les 
lois  de  la  ressemblance,  c'est-à-dire  le  mode  suivant  lequel  tel  ou 
tel  ascendant  transmet  à  sa  progéniture  telle  ou  telle  série  distincte 
d'organes.  Y  a-t-il  équilibre  entr^  parens  de  la  même  variété,  l'un 
des  deux  transmet  indifféremment  l'une  ou  l'autre  des  deux  séries 
organiques.  Si  les  parens  sont  de  variétés  différentes,  le  père  donne 
toujours  la  série  postérieure,  c'est-à-dire  le  cervelet  et  les  organes 
locomoteurs;  la  mère,  au  contraire,  donne  constamment  la  série 
antérieure,  c'est-à-dire  les  sens  et  le  système  nutritif.  Ces  lois,  le 
médecin  français  les  déduit  des  faits  reconnus  dans  le  croisement 
des  animaux,  et  il  croit  les  retrouver  dans  l'homme.  Avertis  des  prin- 
cipes posés  par  M.  Lhéritier,  c'est  au  public,  aux  physiologistes,  de 
les  vérifier  ou  de  les  infirmer.  Je  n'ai  point  d'ailleurs  à  traiter  ici 
de  l'hérédité  physiologique  proprement  dite;  ce  qui  me  préoccupe, 
c'est  la  question  des  dégénérescences,  et  par  conséquent  la  trans- 
mission des  maladies.  Le  docteur  P.  Lucas  remarque  qu'une  maladie 
peut  être  transmise  sous  trois  formes,  autrement  dit,  à  trois  degrés 
dilTérens  de  développement  :  d'abord  comme  simple  aptitude  idio- 
syncrasique,  c'est-à-dire  comme  une  disposition  organique  à  la- 
quelle il  ne  faut  que  des  circonstances  favorables  pour  se  traduire 
en  une  maladie  caractérisée;  puis  comme  état  rudimentaire,  c'est- 
à-dire  sous  une  forme  latente,  en  germe.  Ici  la  disposition  maladive 
tend  à  un  développement  déterminé.  Le  germe  morbide  renferme 
en  lui  une  force  spontanée  qui  donnera  naissance  au  mal,  si  elle 
n'est  combattue.  Enfin  la  maladie  même  peut  passer  des  parens  aux 
enfans,  avec  son  cortège  propre  de  formes,  de  symptômes  et  de  lé- 
sions. Et  dans  ce  dernier  cas  on  doit  dire  que  la  dégénérescence 
est  fatale  ;  dans  le  second,  on  peut  encore  en  éviter,  en  arrêter  le 


L 


DÉGÉNÉRESCENCES   DE   l'eSPÈCE    HUMAINE.  95 

développement.  Dans  le  premier,  elle  ne  se  produira  que  si  l'on 
s'entoure  des  circonstances  propres  à  la  faire  naître. 

Qu'on  se  reporte  maintenant  aux  quatre  grandes  classes  de  causes 
qui  amènent  la  dégénérescence,  qu'on  les  envisage  dans  leur  trans- 
mission héréditaire,  et  l'on  reconnaîtra  quel  vaste  réseau  d'actions 
morbides  tendent  à  nous  faire  dévier  de  l'organisme  normal.  Telle 
cause  physique  ou  physico-morale  devient  pour  le  descendant  de 
l'individu  qui  y  a  été  soumis  une  cause^morale  ou  congéniale.  L'in- 
fluence des  lieux  et  l'insalubrité  du  régime  ont-elles  altéré  et  déjà 
dégradé  la  constitution  d'un  individu,  l'enfant  .auquel  il  donne  le 
jour  en  subira  l'influence,  même  transporté  en  d'autres  climats  et 
soumis  à  un  genre  de  vie  difl'érent.  Des  idiots  naissent  ainsi  de  pa- 
rens  qui  ont  longtemps  vécu  dans  des  [cantons  où  règne  le  créti- 
nisme.  Nombre  de  fous  et  d'imbéciles  ont  eu  pour  pères  des  ivro- 
gnes. Un  père  et  une  mère  atteints,  bien  qu'à  un  faible  degré,  d'une 
de  ces  maladies  qui  épuisent  l'organisme  et  dévastent  l'économie, 
auront  pour  enfans  des  êtres  frappés  d'un  mal  plus  profond  ou  d'une 
infivmité  plus  incurable.  Ces  tristes  vérités  font  mieux  comprendre 
le  danger  des  alliances  entre  personnes  de  constitutions  maladives 
analogues,  ou  même  de  tempéramens  identiques,  car  les  tempéra- 
mens  sont  comme  les  formes  de  gouvernement,  ils  succombent  par 
l'exagération  de  leur  principe,  et  cependant  ils  sont  fatalement  en- 
traînés à  cette  exagération.  Chaque  terhpérament  porte  donc  en  soi 
le  germe  de  sa  destruction,  et  si  deux  tempéramens  semblables  se 
trouvent  associés,  ces  germes  s'ajoutent  chez  l'enfant. 

Les  dangers  des  unions  entre  personnes  du  même  sang  et  de 
même  famille  ont  été  signalés  par  plusieurs  médecins,  MM.  Morel, 
Burdel  et  F.  Devay.  Les  statistiques  en  mains,  ces  observateurs 
montrent  combien  d'êtres  dégénérés  naissent  d'unions  contractées 
entre  parens,  entre  personnes  atteintes  d'un  même  principe  mor- 
bifique.  Il  est  bon  de  rappeler  ici  leurs  éloquentes  plaintes;  puis- 
sent-elles monter  jusqu'à  ceux  qui  oublient  que  dans  les  mariages 
la  vraie  convenance  est  l'harmonie  des  constitutions,  et  la  fortune 
la  plus  sûre  la  santé  des  enfans  à  naître  ! 

La  dégénérescence  trouve  ses  bornes  dans  son  excès  même. 
L'individu  arrivé  au  dernier  terme  de  l'abâtardissement,  comme 
certains  crétins,  ou  afî'ecté  de  la  plus  énorme,  de  la  plus  complète 
des  monstruosités,  est  frappé  de  stérilité.  Au  bout  d'un  certain 
nombre  de  générations,  les  familles  de  crétineux,  de  phthisiques, 
d'aliénés,  d'idiots,  s'éteignent,  et  selon  que  la  dégénérescence  est 
plus  ou  moins  profonde,  il  faut  plus  ou  moins  de  temps  pour  que 
l'humanité  soit  purgée  de  ceux  qui  n'y  propagent  que  la  misère  phy- 
sique et  morale. .  Ces  familles  atteintes  de  dégénérescence  sont 
comme  les  races  sauvages  et  dégradées  auxquelles  la  Providence 


96  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

paraît  n'avoir  assigné  qu'une  durée  limitée,  et  qui  disparaissent  peu 
à  peu  devant  les  progrès  de  la  civilisation.  De  même  que  c'est  par 
le  croisement  des  races  qu'on  peut  arracher  les  descendans  de  ces 
tribus  dégénérées  à  la  destruction  qui  les  menace,  c'est  par  les 
unions  physiquement  bien  assorties,  par  le  balancement  des  tempé- 
ramens  contraires,  qu'on  peut  relever  les  générations  de  la  déchéance 
à  laquelle  les.  expose  l'héritage  de  leurs  pères. 

III. 

Les  causes  de  dégénérescence  une  fois  assignées  et  définies,  leur 
origine  reconnue,  se  pose  naturellement  une  question  :  tendent- 
elles  à  s'accroître  ou  à  diminuer,  et  la  civilisation  a-t-elle  pour 
effet  d'affaiblir  l'organisme,  de  favoriser  l'abâtardissement?  Pour 
répondre  à  cette  demande,  il  faut  reprendre  chacune  des  causes  que 
nous  avons  déjà  énoncées  et  rechercher  si  elles  sont  en  voie  d'ex- 
tension ou  de  décroissance. 

D'abord,  pour  ne  parler  que  des  lieux  et  du  régime,  il  est  évident 
que  les  causes  de  dégénérescence  tendent  à  diminuer.  Les  marais  sont 
desséchés,  les  terres  mises  en  culture,  les  habitations  aérées,  l'insa- 
lubrité des  alimens  corrigée,  les  vêtemens  mieux  conditionnés  et  les 
lois  de  l'hygiène  plus  généralement  observées.  Aussi  la  pellagre,  le 
crétinisme,  comme  les  fièvres  endémiques,  perdent-ils  tous  les 
jours  du  terrain  et  ont-ils  en  certains  cantons  presque  complète- 
ment disparu. 

Tandis  que  les  moyens  préventifs  sont  mis  en  usage,  la  science  et 
la  charité  ont  élevé  des  asiles  consacrés  au  traitement  des  malheu- 
reux atteints  d'un  mal  que  l'on  n'a  pu  encore  réussir  à  extirper.  Les 
idiots  ont  été  l'objet  d'une  sollicitude  toute  particulière,  et  sans  leur 
rendre  l'intelligence,  on  est  parvenu  cependant  à  tirer  de  leurs 
facultés  imparfaites  un  parti  qui  permet  de  les  rendre  à  la  société. 
Les  moins  stupides  ont  pu  recevoir  une  sorte  d'éducation  (1). 
M.  Niepce,  dans  un  ouvrage  sur  le  crétinisme,  cite  plusieurs  exem- 
ples d'invasion  de  ce  mal  arrêté  à  son  début.  On  a  fondé  en  vue 
de  son  traitement  des  établissemens  spéciaux.  Un  médecin  distin- 
gué, M.  Guggenbuhl,  dirige  avec  succès  à  l'Abendberg,  en  Suisse, 
un  de  ces  hospices.  Le  concours  de  moyens  physiques  et  moraux 
employés  avec  intelligence  a  relevé  quelques-uns  de  ces  infortunés 
d'une  dégradation  qui  semblait  incurable.  Les  causes  physiques  et 
les  causes  mixtes,  si  elles  ne  sauraient  être  complètement  effacées, 
trouvent  donc  dans  les  progrès  de  la  raison  et  de  la  science  un  re- 
mède de  plus  en  plus  efficace.  Cependant  le  progrès  est  loin  de  se 

(1)  Voyez  l'étude  de  M.  Alphonse  Esquiros  dans  la  Revue  du  45  avril  4847. 


I 


DÉGÉNÉRESCENCES   DE   l' ESPÈCE   HUMAINE.  97 

faire  sur  toute  la  ligne,  et  tandis  que  le  plus  grand  nombre  s'avance  " 
d'un  pas  assuré  vers  un  état  de  choses  meilleur,  quelques-uns  ré- 
trogradent et  trouvent  dans  les  conditions  nouvelles  une  cause  d'a- 
brutissement. L'ivrognerie,  l'abus  de  l'opium  et  des  narcotiques 
tendent  à  s'accroître  en  différens  pays,  en  Suède  notamment  pour  le 
premier  de  ces  vices,  dans  la  Chine  pour  le  second.  Le  grand  pro- 
blème du  paupérisme  est  intimement  lié  d'ailleurs  à  la  question  de 
la  dégénérescence;  les  statistiques  publiées  en  Angleterre  prouvent 
que  la  misère  est  l'une  des  sources  principales  de  l'aliénation  men- 
tale, et  que  là  où  elle  diminue,  cette  maladie  se  présente  moins 
fréquemment.  L'hygiène  elle-même,  que  l'on  observe  plus  volon- 
tiers chez  les  classes  éclairées,  soufire  encore  à  beaucoup  d'égards 
du  système  des  manufactures.  11  suffit  de  se  rendre  dans  nos  pre- 
mières cités  industrielles  pour  se  convaincre  que  l'agglomération 
des  individus  soumis  à  des  occupations  sédentaires  exerce  sur  leur 
constitution  physique  et  morale  les  plus  fâcheux  effets.  La  popula- 
tion ouvrière  de  Lyon,  de  Lille,  de  Saint-Étienne ,  comme  celle  de 
Manchester  et  de  Birmingham,  présente  un  cachet  d'abâtardisse- 
ment qui  n'échappe  pas  à  l'observateur  le  plus  superficiel.  L'homme 
vit  là  comme  dans  une  serre  chaude,  mais  une  serre  dont  Tair  est 
malsain  et  l'aménagement  vicieux.  M.  I.  Geoffroy  Saint-Hilaire  a  re- 
marqué que  les  œufs  couvés  artificiellement  donnent  fréquemment 
naissance  à  des  poussins  mal  conformés;  dans  la  vie  industrielle, 
l'intérêt  du  manufacturier  qui  veut  accélérer  la  production  fait  cou- 
ver en  quelque  sorte  artificiellement  l'humaine  activité  :  de  là  des 
monstruosités  morales  et  physiques  plus  fréquentes.  Et  puis  cette 
vie  des  manufactures  traîne  à  sa  suite  une  foule  de  vices  et  de  dés- 
ordres qui  deviennent  une  cause  encore  plus  funeste  de  dégradation. 
Un  des  effets  de  notre  civilisation,  c'est  le  développement  exces- 
sif de  certaines  facultés.  Pour  être  salutaire,  l'exercice  des  organes 
a  besoin  d'être  harmonique  et  pondéré.  S'exagère-t-elle,  l'activité 
passe  à  la  surexcitation,  et  cette  surexcitation  fait"  rentrer  par  la  voie 
des  causes  morales  les  maladies  qu'on  avait  chassées  par  celle  des 
causes  physiques.  Le  propre  de  l'excitation  nerveuse,  c'est  de  faire 
chercher  à  celui  qui  en  est  atteint  des  moyens  nouveaux  de  f  entre- 
tenir et  de  l'accroître.  On  court  après  les  émotions,  et  l'on  ne  trouve 
de  plaisir  que  dans  ce  qui  accroît  f  incendie  intérieur  qui  nous  con- 
sume. Si  la  misère  est  évitée,  et  avec  elle  tout  le  triste  cortège  de 
maux  qu'elle  entraîne,  les  excès  et  la  recherche  démesurée  des  ri- 
chesses ramènent  sous  une  autre  forme  les  maux  dont  on  se  croyait 
à  l'abri.  Les  médecins  dont  j'ai  parlé  dans  cette  étude* ont  constaté 
le  danger  de  cette  vie  surmenée  qui  rompt  l'équilibre  des  fonctions 
et  produit  la  faiblesse  par  l'exagération  même  du  travail. 

TOME  XXV.  7 


98  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

On  discute  beaucoup  dans  le  monde  médical  sur  la  question  de 
savoir  si  la  folie  tend  ou  non  à  devenir  plus  fréquente.  La  divergence 
d'opinions  tient  à  ce  qu'on  se  place  tour  à  tour  à  des  points  de  vue 
divers.  Les  formes  de  l'aliénation  mentale  changent  avec  l'état  social 
et  dépendent  des  idées  qui  préoccupent  les  esprits  ;  les  dégénéres- 
cences se  produisent  dans  une  direction  déterminée  par  la  nature  du 
vice  dont  la  société  est  infectée.  Les  organisations  faibles,  pour  em- 
ployer une  expression  médicale,  se  trouvent  toujours  dans  une  sorte 
de  diathèse  qui  les  fait  succomber  dès  qu'elles  ont  à  souffrir  d'une 
perturbation  physique  ou  morale,  et  la  forme  du  dérangement  de 
l'esprit  ou  du  trouble  de  l'économie  reflète  la  nature  de  cette  per- 
turbation. Ce  qui  est  ici  l'effet  de  la  misère,  des  mauvaises  condi- 
tions de  l'alimentation,  de  l'exaltation  des  croyances  religieuses, 
est  déterminé  ailleurs  par  les  anxiétés  et  les  chagrins  domestiques, 
les  revers  de  fortune,  les  agitations  politiques,  l'ambition  déçue  et 
la  trop  constante  application  à  un  projet  ou  à  une  idée.  Ainsi  peu 
importe  le  genre  de  trouble  qui  de  l'intelligence  réagit  sur  l'écono- 
mie, ou  de  l'économie  sur  l'intelligence;  la  propension  à  la  maladie, 
voilà  la  véritable  cause  des  dégénérescences  du  corps  et  de  l'esprit, 
et  cette  propension,  cette  aptitude,  elle  est  le  produit  composé  d'in- 
fluences continues,  dues  aux  diverses  causes  ci-dessus  examinées  et 
transmises  par  la  génération.  Pour  la  combattre,  il  faut  sans  cesse 
réagir  contre  ces  mêmes  causes  et  choisir  pour  chaque  individu  un 
genre  de  vie  et  d'habitation  qui  en  neutralise  les  effets.  A  ces  condi- 
ditions,  des  organisations  nées  faibles  ou  qu'ont  épuisées  de  longs 
écarts  du  régime  physique  et  moral,  commandé  par  leur  constitution 
particulière  se  fortifient  et  remontent  les  degrés  d'une  échelle  d'où 
une  commotion  subite,  des  perturbations  continues  les  précipite- 
raient infailliblement.  C'est  dans  ce  développement  harmonique  que 
réside  la  vraie  civilisation,  et  tant  que  nos  efforts  n'aboutiront  pas  à 
régler  sur  tous  les  points  le^  mouvemens  sociaux  et  à  équilibrer 
pour  chaque  individu  le  jeu  des  fonctions  et  des  facultés,  on  perdra 
•souvent  d'un  côté  le  terrain  qu'on  aura  gagné  de  l'autre. 

Il  ne  faudrait  pas  s'exagérer  le  danger  que  font  courir  à  l'huma- 
nité certains  écarts  qui  se  sont  jusqu'à  présent  montrés  inséparables 
du  progrès.  La  société  a  en  elle,  comme  la  constitution  des  indivi- 
dus, un  instinct  de  conservation  qui  l'amène  à  son  insu  à  rétablir 
l'équilibre  menacé;  les  remèdes  à  la  dégénérescence  se  présentent 
d'eux-mêmes,  et  le  sentiment  du  mal  dont  nous  souffrons  nous  sug- 
gère des  moyens  de  le  combattre,  sans  avoir  d'abord  conscience  de 
reflicacité  de  mos  expédiens.  «  Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans 
les  lois  qui  gouvernent  toutes  choses,  écrit  Cabanis,  c'est  qu'étant 
susceptibles  d'altération,  elles  ne  le  sont  pourtant  que  jusqu'à  un 


DÉGÉNÉRESCENCES   DE   L* ESPÈCE   HUMAINE.  99 

certain  point;  le  désordre  ne  peut  jamais  passer  certaines  bornes, 
qui  paraissent  avoir  été  fixées  par  la  nature  elle-même  ;  il  semble 
porter  toujours  en  soi  les  principes  du  retour  vers  l'ordre  ou  de  la 
reproduction  des  phénomènes  conservateurs.  » 

Les  causes  de  dégénérescence  non-seulement  disparaissent  par 
les  progrès  de  la  science  et  de  la  raison,  mais  elles  émoussent  sur 
nous  leurs  effets  par  l'habitude;  elles  n'agissent  pas  constamment 
avec  le  même  degré  d'intensité.  Les  efforts  que  fait  la  nature  pour 
adapter  la  constitution  des  individus  au  climat  dans  lequel  ils  sont 
destinés  à  vivre  amènent  chez  eux  une  aptitude  spéciale  désignée 
sous  le  nom  d'acclimatation.  Or  l'acclimatation  s'observe  aussi,  re- 
marque le  docteur  Morel,  chez  les  individus  soumis  à  tel  ou  tel  genre 
de  vie  en  soi-même  insalubre ,  voués  par  état  à  telle  ou  telle  indus- 
trie. On  a  constaté  que  l'hygiène  des  uns  ne  peut  être  suivie  impu- 
nément par  les  autres,  et  que  les  ouvriers  adaptés  organiquement 
par  un  effet  de  l'habitude  à  une  industrie  ne  sauraient  se  livrer  sans 
danger  à  une  autre  industrie,  quand  même  celle-ci  serait  moins 
nuisible  à  la  race  en  général. 

Les  variations  continuelles  de  milieux,  d'occupations  et  d'idées 
que  produit  notre  état  social,  si  complexe  dans  ses  rouages,  si  mo- 
bile dans  ses  mouvemens,  sont  un  puissant  antidote  contre  les  dan- 
gers de  ces  actions  constantes  et  répétées  qui  font  dévier  notre  espèce 
du  type  parfait  de  beauté  et  de  santé  pour  lequel  elle  a  été  créée. 
L'établissement  des  chemins  de  fer,  la  facilité  des  communications 
permettent  de  fréquens  changemens  de  lieux  qui  exercent  sur  notre 
économie  la  plus  salutaire  influence.  Les  climats  engendrent  par 
leurs  effets  excessifs  des  maladies  qui  ne  trouvent  leurs  remèdes 
que  sous  des  climats  contraires.  A  mesure  que  nos  cités  deviennent 
des  agglomérations  plus  populeuses  et  des  foyers  plus  puissans 
d'infection  et  de  démoralisation,  on  sent  davantage  la  nécessité  de 
les  assainir,  et  le  goût  des  champs  se  développe  davantage  chez 
ceux  qui  habitent  les  villes  ;  une  foule  de  gens  vont  chercher  pen- 
dant quelques  mois  à  la  campagne  un  air  plus  pur  et  une  vie  plus 
calme. 

Jadis  bien  des  professions  étaient  héréditaires  dans  les  familles  ; 
aujourd'hui  la  mobilité  des  positions  sociales  fait  sans  .cesse  embras- 
ser aux  enfans  des  occupations  différentes  de  celles  de  leurs  pères. 
C'est  là  un  heureux  changement,  car  il  produit  une  sorte  de  croise- 
ment intellectuel  qui  empêche  la  prépondérance  exagérée  de  cer- 
taines facultés.  Chaque  profession  exerce  une  influence  propre  sur 
l'économie;  elle  tend  à  fatiguer  tel  ou  tel  organe,  elle  réagit  sur  telle 
ou  telle  de  nos  fonctions  :  d'où  il  suit  que  les  individus  qui  exercent 
de  père  en  fds  le  même  métier,  le  même  état,  sont  de  plus  en  plus 


^00  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

exposés  à  la  maladie  que  cet  état  engendre.  C'est  ce  qu'on  a  observé 
chez  les  castes  hindoues.  Le  champ  intellectuel  est  comme  un  ter- 
rain labourable  :  il  a  besoin  d'être  assolé;  il  s'épuiserait  à  la  longue 
par  une  même  culture,  ce  que  produirait  la  continuité  indéfinie  des 
mômes  occupations. 

On  voit  donc  que  tout  ce  qui  tient  à  la  santé  publique  est  en  voie 
-de  progrès.  La  propagation  de  l'instruction,  quelque  lente  qu'elle 
paraisse  d'ailleurs,  est  cependant  constante;  la  richesse  intellec- 
tuelle s'augmente,  et,  une  fois  augmentée,  se  transmet  aux  géné- 
rations suivantes,  car  l'éducation  et  la  souplesse  de  l'esprit  sont  des 
i)ienfaits  qui  s'étendent  d'eux-mêmes  des  ascendans  aux  descen- 
-dans,  non  pas  seulement  parce  qu'elles  assurent  dans  la  famille  à 
i' enfant  des  soins  plus  assidus  pour  le  développement  de  son  intel- 
iigence,  mais  encore  par  suite  d'une  transmission  physiologique 
toute  semblable  à  celle  de  la  constitution  organique  et  des  formes 
du  corps.  Les  facultés  acquises  par  les  parens  passent  chez  leurs 
•enfans  par  le  seul  acte  de  la  génération,  et  s'y  manifestent  spon- 
tanément. On  a  déjà  plus  d'une  fois  remarqué  que  les  sauvages, 
transportés  même  dès  leurs  plus  jeunes  ans  au  sein  de  notre  civili- 
sation, se  plient  difficilement  à  ses  mœurs  et  à  ses  idées,  et  ne  mon- 
trent pas  pour  nos  sciences  autant  d'aptitude  que  les  enfans  des 
lEuropéens.  Nos  formes  sociales  leur  pèsent  comme  un  joug  auquel 
•ils  essaient  de  se  soustraire,  et  l'on  a  cité  plusieurs  exemples  de 
jeunes  Australiens  élevés  dans  la  colonie  de  la  Nouvelle-Galles,  et 
que  l'instinct  avait  ramenés  dans  le  désert.  Les  Anglais  ont  été 
frappés,  dans  les  écoles  de  l'Hindoustan,  de  la  différence  marquée 
de  dispositions  qu'offrent  les  enfans  des  brahmanes  et  ceux  des 
castes  inférieures.  Tandis  que  les  premiers,  issus  de  familles  où  l'in- 
telligence» est  cultivée  depuis  un  temps  immémorial ,  apprennent 
avec  facilité,  les  seconds  profitent  à  peine  de  l'enseignement  des 
Européens. 

Des  faits  analogues  ont  été  remarqués  pour  les  animaux  domes- 
tiques. Dès  la  naissance,  ils  se  distinguent  des  animaux  de  leur  es- 
pèce demeurés  sauvages;  ils  présentent  sous  forme  d'instincts  les 
.aptitudes  qu'une  éducation  attentive  avait  inculquées  à  leurs  ascen- 
dans. Leur  dociUté  est  ainsi  le  fait  d'une  transmission  héréditaire. 
•On  ne  dresse  qu'à  grand'peine  les  chevaux  nés  dans  des  haras 
libres,  et  même  après  avoir  été  assouplis,  ils  conservent  un  levain 
persistant  d'indocilité.  Ce  n'est  pas  seulement  l'éducation  donnée 
par  l'homme  qui  perfectionne  l'intelligence  de  certaines  races  ani- 
males; les  facultés  que  la  bête  acquiert  par  le  genre  de  vie  qu'elle 
mène  se  transmettent  héréditairement  aux  petits  qu'elle  engendre. 
Un  fin  observateur  des  animaux,  George  Leroy,  a  noté  que,  dans  les 


DÉGÉNÉRESCENCES   DE   l'eSPÈCE   HUMAINE.  101 

lieux  ou  l'on  fait  une  guerre  active  aux  renards,  les  renardeaux, 
avant  d'avoir  pu  acquérir  aucune  expérience,  se  montrent  dès  leur 
première  sortie  du  terrier  plus  précautionnés,  plus  rusés,  plus  dé- 
fians  que  ne  le  sont  les  vieux  renards  dans  les  cantons  où  on  ne  leur 
tend  pas  de  pièges. 

Ces  faits,  soit  dit  en  passant,  prouvent  que  les  animaux  ne  sont 
pas  aussi  stationnaires  qu'on  le  répète  souvent,  qu'il  y  a  pour  eux 
une  sorte  de  civilisation  et  un  progrès  qu'on  n'a  pas  assez  constatés. 
Rien  n'établit  que  les  animaux  domestiques  des  peuples  sauvages 
soient  aussi  intelligens  que  ceux  qui  vivent  près  des  hommes  les 
plus  civilisés.  Il  peut  y  avoir  une  sorte  de  perfectibilité  chez  l'ani- 
mal comme  chez  les  races  humaines  inférieures  ou  abâtardies;  mais 
de  même  que  pour  ces  races  le  mouvement  ascensionnel  est  extrê- 
mement lent  tant  que  l'homme  civilisé  ne  se  fait  pas  leur  éduca- 
teur, l'animal  ne  s'élève  qu'à  des  actes  fort  restreints  d'intelligence 
tant  qu'il  n'est  pas  placé  dans  la  domesticité. 

L'hérédité  assure  donc  aux  générations  futures  l'aptitude  intel- 
lectuelle que  nous  avons  acquise  comme  les  fruits  de  notre  travail 
et  de  notre  expérience.  Le  fonds  de  santé,  de  vertu  et  de  beauté 
amassé  par  nous  peut  passer  à  nos  descendans  et  s'accroître  encore 
entre  leurs  mains,  s'ils  savent  l'exploiter  avec  économie.  Nous  mar- 
chons toujours,  il  est  vrai,  sur  le  bord  du  précipice  ;  mais  la  dégé- 
nérescence morale  et  physique  est  un  moindre  danger  pour  l'huma- 
nité, quand  ceux  qui  l'ont  pour  ainsi  dire  en  leur  pouvoir  prennent 
le  soin  de  détourner  de  la  tête  de  leurs  enfans  les  effets  désastreux 
qu'elle  ne  manquerait  pas  d'avoir  par  suite  de  leur  imprévoyance  et 
de  leur  égoïsme.  Noblesse  ou  déchéance,  tels  sont  les  deux  termes 
entre  lesquels  oscille  l'humanité.  L'oscillation  continuera  encore 
longtemps;  mais,  contrairement  aux  lois  du  pendule,  tandis  que  la 
moitié  ascendante  de  la  trajectoire  s'allonge  tous  les  jours,  l'autre 
moitié  se  raccourcit.  Ne  calomnions  donc  pas  la  civilisation;  elle 
nous  a  déjà  sauvés  de  bien  des  causes  de  dégénérescence  et  de  mi- 
sère :  la  science,  qui  est  par  excellence  son  fruit,  nous  révèle  peu  à 
peu  les  conditions  nécessaires  pour  éviter  les  effets  de  celles  qui 
subsistent  encore;  elle  nous  montre  sur  quelles  pentes  l'homme 
roule  jusqu'à  la  dé^'adation,  quels  sommets  il  peut  atteindre  à 
force  de  sagesse  et  de  persévérance  ;  elle  fait  luire  à  notre  horizon 
un  avenir  plus  prospère,  vers  lequel  nous  ne  tendons  qu'en  lou- 
voyant, mais  qui  est  le  terme  marqué  de  notre  navigation. 

Alfred  Maury. 


L'ESPAGNE 


DEPUIS 


LE  MINISTÈRE  O'DONNELL 


L'UNION  LIBÉRALE,  LES  PARTIS  POLITIQUES  ET  LA  GUERRE  DU  MAROC. 


Un  de  ces  soufîles  qui  courent  aujourd'hui  en  Europe  jette  l'Es- 
pagne dans  une  guerre  contre  les  barbares  d'Afrique.  Pour  la  pre- 
mière fois  depuis  longtemps,  les  soldats  espagnols  vont  porter  le 
drapeau  de  Gastille  hors  des  frontières,  sur  d'autres  champs  de 
bataille  que  ceux  de  la  guerre  civile  ;  ils  vont  faire  ce  que  leurs 
ancêtres  du  xvi^  siècle  a^pelsàent  une  Jornada ^  quand  ils  allaient 
dans  cette  même  Afrique  ou  en  Amérique.  Un  des  plus  curieux  phé- 
nomènes est  la  commotion  électrique  qui  a  soulevé  la  Péninsule  à 
cette  perspective  d'une  campagne  dans  le  Maroc.  Qu'on  ne  s'y  trompe 
pas,  c'est  encore  la  guerre  contre  les  Maures,  et  c'est  ce  qui  a  fait  la 
popularité  de  l'expédition  du  Maroc,  comme  «i  sous  le  vernis  mo- 
derne l'âme  de  ce  peuple  n'était  vraiment  vivante  que  par  le  senti- 
ment de  son  passé,  de  ses  souvenirs  et  de  ses  traditions.  Le  jour  où 
le  président  du  conseil,  le  général  O'Donnell,  a  porté  aux  cortès  de 
Madrid  le  message  de  guerre,  toutes  les  opinions  ont  oublié  leurs 
griefs  et  leurs  ressentknens  pour  se  confondre  dans  une  pensée  de 
patriotisme.  La  presse  elle-même  a  promis  de  servir  en  volontaire. 
Une  trêve  s'est  faite  entre  le  gouvernement  et  les  partis. 


I 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  103 

C'est  la  fortune  du  général  O'Donnell,  dans  une  carrière  politique 
qui  n'a  point  été  sans  agitations  et  sans  incertitudes,  de  trouver 
l'affermissement  momentané  de  son  pouvoir  ministériel  dans  deux 
actes  qui  répondent  au  même  instant  à  des  intérêts  ou  à  des  senti- 
mens  d'une  nature  diverse,  et  qui  ne  sont  pas  entièrement  le  fruit 
du  hasard.  L'un  de  ces  actes  est  la  guerre  du  Maroc;  l'autre  est  le 
règlement  obtenu  dti  saint-siége  pour  toutes  les  questions  de  désa- 
mortissement  ecclésiastique.  Par  l'arrangement  avec  Rome,  le  ca- 
binet du  général  O'Donnell  met  fin  sans  violence  à  l'une  des  plus 
délicates  et  des  plus  épineuses  complications  nées  des  révolutions 
modernes  de  l'Espagne  ;  par  l'expédition  d'Afrique,  il  fait  vibrer  ce 
sentiment  patriotique  plus  fort  et  plus  éclatant  que  toutes  les  pas- 
sions des  partis;  il  crée  l'unanimité  des  opinions.  Merveilleuse  con- 
corde assurément  !  Est-ce  à  dire  pourtant  que  par  cette  unanimité 
tous  les  problèmes  soient  résolus,  que  tous  les  élémens  de  la  situa- 
tion intérieure  de  la  Péninsule  soient  subitement  transformés,  et 
que  ce  ministère  même,  qui  existe  depuis  plus  d'un  an  à  Madrid, 
sous  la  présidence  du  général  O'Donnell,  puisse  se  promettre  un 
avenir  sans  luttes,  assis  sur  un  ébranlement  de  l'opinion  ?  Toute  la 
vie  récente  de  l'Espagne  est  la  plus  claire  révélation  de  cet  ordre 
de  problèmes  intérieurs,  qu'une  nécessité  heureuse  de  patriotisme 
peut  momentanément  éclipser  sans  en  supprimer  le  caractère  per- 
manent et  essentiel. 

Tout  ce  qui  arrive  en  politique  depuis  quelque  temps  au-delà  des 
Pyrénées  découle  d'un  fait  dominant  qui  éclaire  tous  les  autres,  et 
qui  n'est  même  plus  aujourd'hui  particulier  à  l'Espagne  :  c'est  la 
dissolution  des  anciens  partis.  Depuis  que  le  régime  constitutionnel 
existe  à  Madrid,  deux  grandes  opinions,  on  le  sait,  se  sont  disputé 
la  prééminence  :  chacune  a  eu  son  jour;  l'une  et  l'autre  ont  péri, 
ou  du  moins  ont  vu  diminuer  notablement  leur  force  et  leur  prestige. 
Le  parti  modéré,  qu'on  pourrait  appeler  le  vrai  créateur  de  la  mo- 
narchie nouvelle  au-delà  des  Pyrénées,  a  été  puissant  tant  qu'il  est 
resté  animé  de  l'esprit  par  lequel  il  s'était  élevé  au  pouvoir;  la  dé- 
cadence a  commencé  pour  lui  le  jour  où  il  a  été  livré  à  des  dissen- 
sions intérieures  qui  laissaient  sans  garantie  le  principe  même  des 
institutions,  lorsqu'il  n'a  plus  eu  strictement  une  politique,  par- 
tagé qu'il  était  en  fractions  ennemies  qui  avaient  cessé  de  s'enten- 
dre sur  la  direction  essentielle  du  gouvernement.  11  a  succombé  par 
l'excès  des  passions  personnelles  et  des  divisions,  et  une  fatale  série 
de  déviations,  de  démembremens,  l'a  conduit  un  jour  en  face  de  la 
crise  de  185Zi,  dans  laquelle  il  a  disparu.  Le  parti  progressiste,  à 
son  tour,  a  eu  ses  périodes  de  règne  au-delà  des  Pyrénées,  en  1836, 
en  IS/iO,  en  1855.  Ses  victoires,  irrégulières  et  violentes,  dues  le 


10/i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

plus  souvent  aux  défaillances  de  ses  adversaires  encore  plus  qu'à 
ses  propres  forces,  ont  toujours  été  précaires.  La  durée  de  ses  do- 
minations a  eu  pour  limites  l'impuissance  de  ses  idées  et  son  incu- 
rable inaptitude  à  concilier  les  institutions  libres  avec  la  paix  inté- 
rieure, avec  le  sentiment  monarchique  du  pays.  Et  lui  aussi,  dans 
cette  carrière  pleine  de  victoires  éphémères  et  de  défaites  prolongées, 
il  a  eu  ses  divisions.  Les  uns  ont  voulu  marcher  toujours  en  avant 
dans  la  voie  d'un  libéralisme  indéfini  qui  allait  rejoindre  la  démo- 
cratie pure;  d'autres  ont  senti  la  nécessité  de  se  modérer,  de  devenir 
plus  pratiques,  de  telle  sorte  qu'en  présence  du  parti  modéré  qui 
périssait  de  ses  incohérences,  le  parti  progressiste  est  arrivé,  lui- 
même  divisé,  à  la  révolution  de  185/i,  héritant  à  l'improviste  d'un 
pouvoir  qu'il  n'était  pas  préparé  à  recueillir  et  dont  il  n'a  plus  su 
que  faire,  placé  entre  la  logique  perturbatrice  de  ses  idées  et  les 
velléités  à  demi  conservatrices  d' une  certaine  fraction  des  anciens 
exaltés.  C'est  ce  qui  a  fait  de  cette  révolution  le  modèle  des  con- 
vulsions inutiles,  un  mouvement  sans  avenir  qui  est  allé  se  perdre 
un  jour  dans  une  émeute,  au  mois  de  juillet  1856,  expirant  au  bout 
de  l'épée  du  général  O'Donnell. 

Je  ne  suis  pas  si  loin  qu'on  le  dirait  de  la  situation  présente;  elle 
est  là  au  contraire  en  germe,  cette  situation,  —  dans  cette  impuis- 
sance tour  à  tour  constatée  des  deux  opinions  à  vivre  de  leur  an- 
cienne vie,  dans  ce  fractionnement  qui  a  été  l'inévitable  origine  de 
combinaisons  nouvelles.  L'Espagne  a  offert  un  nouveau  spectacle. 
Tandis  qu'une  partie  des  anciens  modérés  se  laissait  entraîner  par 
ses  instincts  monarchiques  jusqu'aux  limites  de  l'absolutisme,  que 
les  progressistes  les  plus  ardens,  de  leur  côté,  allaient  jusqu'au 
radicalisme  démocratique,  il  se  formait  entre  les  deux  camps  ex- 
trêmes pour  ainsi  dire  un  terrain  vague  où  se  rencontraient  les  plus 
libéraux  parmi  les  conservateurs  et  les  plus  conservateurs  parmi 
les  progressistes.  C'est  à  travers  cette  série  de  métamorphoses 
qu'on  voit  poindre  une  idée  qui  a  eu  ses  orateurs  et  -ses  publi- 
cistes,  M.  Pacheco,  M.  Rios-Rosas,  M.  Pastor  Diaz,  qui  a  rapproché 
quelquefois  dans  des  alliances  passagères  des  hommes  venus  de 
bords  opposés,  mais  qui  n'était  apparue  au  premier  moment  que 
comme  une  aspiration  inquiète  ou  comme  un  thème  de  polémique. 
Elle  a  existé  et  elle  est  devenue  une  réalité  politique  le  jour  où  elle 
a  eu,  elle  aussi,  ce  qui  fait  vivre  tous  les  partis  en  Espagne,  une 
personnification  militaire.  Le  général  Narvaez  a  conduit  longtemps 
l'ancien  parti  modéré,  qui  lui  a  dû  un  règne  prolongé  et  dont  il  est 
peut-être  encore  l'espoir.  Le  parti  progressiste  s'est  personnifié 
dans  le  duc  de  la  Victoire,  qui  l'a  aidé  à  vivre  et  à  mourir.  O'Don- 
nell s'est  fait  à  son  tour  le  représentant  et  le  chef  du  parti  nouveau 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  105 

ou  de  cette  fusion  de  tous  les  partis  qu'on  a  appelée  Vimion  libé- 
rale. La  variété  même  de  sa  vie,  en  lui  suscitant  plus  d'un  obsta- 
cle, l'appelait  peut-être  aussi  à  ce  rôle.  Par  ses  traditions  premières 
et  par  son  instinct  monarchique,  il  tient  malgré  tout  au  parti  con- 
servateur; par  le  mouvement  d'insurrection  dont  il  prit  l'initiative 
en  185Zi  et  par  une  certaine  solidarité  avec  l'esprit  primitif  de  cette 
révolution,  il  reste  lié  au  libéralisme;  par  son  caractère  et,  si  l'on 
veut,  par  son  ambition  personnelle,  il  n'était  pas  homme  à  laisser 
fuir  l'occasion  de  se  créer  une  position  distincte  et  supérieure  en 
politique.  C'est  ainsi  que,  profitant  des  circonstances,  le  général 
O'Donnell  a  pu  devenir  l'homme  d'une  situation,  le  porte-drapeau 
d'une  politique  qui  n'était  ni  la  politique  du  parti  modéré,  ni  celle 
des  progressistes,  et  dont  le  moindre  mérite  à  ses  yeux  n'était  pas 
sans  doute  d'avoir  un  premier  poste  à  offrir,  de  n'exister  pour 
ainsi  dire  que  par  lui. 

Le  dernier  règne  du  parti  conservateur  est  peut-être  ce  qui  a  le 
plus  servi  cette  combinaison  nouvelle;  il  en  a  du  moins  aidé  l'avé- 
nement.  A  dater  du  12  octobre  1856,  jour  où  les  modérés  retrou- 
vent presque  miraculeusement  le  pouvoir,  quelle  est  en  effet  la  si- 
tuation de  l'Espagne?  Pendant  deux  ans,  on  voit  les  ministères 
conservateurs  se  succéder,  cherchant  partout  un  point  d'appui  et 
ne  le  trouvant  jamais  :  le  ministère  Narvaez  céd.ant  à  un  souffle  de 
réaction  et  disparaissant  devant  l'opinion,  dans  une  bourrasque 
d'impopularité  (15  octobre  1857);  le  ministère  Armero-Mon  es- 
sayant de  donner  une  couleur  plus  libérale  à  sa  politique  et  tombant 
devant  le  congrès  (IZi  janvier  1858);  le  ministère  Isturiz  s'effor- 
çant  de  concilier  toutes  les  divergences,  d'éviter  les  chocs  et  les 
luttes,  et  toujours  prêt  à  périr  de  faiblesse.  On  en  était  là  juste- 
ment en  1858.  La  politique  était  à  bout  de  voie  en  Espagne.  Le 
dernier  de  ces  pouvoirs  modérés,  le  ministère  Isturiz,  vacillait  entre 
toutes  les  influences  contraires,  héritier  impuissant  d'une  situation 
compromise.  S'il  se  laissait  aller  à  l'excès  des  entraînemens  conser- 
vateurs, il  perdait  le  prestige  et  la  force  morale  de  la  pensée  de 
conciliation  qui  avait  été  sa  raison  d'être  à  l'origine,  et  d'ailleurs 
M.  Isturiz  n'était  point  l'homme  d'une  politique  décidément  réac- 
tionnaire; s'il  faisait  un  pas  vers  le  libéralisme,  il  était  menacé  par 
le  congrès,  dont  il  recevait  un  appui  à  demi  protecteur,  tempéré  par 
la  méfiance  et  nullement  sympathique.  Il  pouvait  peut-être  ajour- 
ner encore  les  difficultés  en  se  mettant  pour  le  moment  à  l'abri  des 
querelles  parlementaires  par  la  clôture  de  la  session,  et  il  l'essayait 
en  effet  le  ili  mai  1858;  mais  c'était  là  un  expédient  qui  pouvait  tout 
au  plus  aider  à  gagner  quelques  mois,  ce  n'était  pas  une  solution.  Il 
y  a  mieux  :  par  le  fait  même  de  cette  clôture  précipitée  des  cham- 


106  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

bres,  le  ministère  avait  fait  un  pas  plus  décisif  qu'il  ne  le  pensait; 
il  s'était  créé  d'avance  à  lui-même  l'impossibilité  de  se  retrouver 
en  présence  d'une  majorité  froissée  et  irritée. 

C'est  alors  que  s'ouvrait  l'inévitable  crise.  Cette  crise  était  dans 
la  situation  sans  doute;  elle  était  précipitée  en  ce  moment  par  l'a- 
vénement  aux  affaires  d'un  nouveau  ministre  de  l'intérieur,  M.  Po- 
sada  Herrera,  qui  entrait  au  pouvoir  avec  l'idée  arrêtée  de  prendre 
entre  les  partis  une  attitude  plus  hardie.  M.  José  Posada  Herrera 
avait  été  progressiste  autrefois;  comme  bien  d'autres,  l'expérience 
venant,  il  n'avait  pas  tardé  à  se  rallier  au  parti  conservateur.  Sans 
être  un  homme  brillant  et  fécond  en  ressources,  il  avait  professé 
avec  talent  le  droit  administratif;  il  était  en  ce  moment  même  fiscal 
ou  procureur-général  au  conseil  d'état,  et  depuis  quelque  temps  il 
tendait  visiblement  à  prendre  un  rôle  plus  actif  dans  la  politique. 
C'était  un  Galicien  qui,  faute  de  qualités  brillantes,  avait  la  téna- 
cité et  l'esprit  pratique  de  son  pays  natal.  M.  Posada  Herrera  avait 
fait  de  la  suspension  des  chambres  la  condition  de  son  entrée  au 
ministère,  et  il  était  logique,  à  dire  vrai,  lorsque  peu  de  jours  après 
il  proposait  dans  le  conseil  deux  mesures  tendant  à  créer  une  situa- 
tion entièrement  nouvelle,  —  la  dissolution  du  congrès  et  la  recti- 
fication des  listes  électorales  pour  arriver  à  la  formation  d'un  nou- 
veau parlement.  Il  pensait,  non  sans  quelque  raison,  que  la  clôture 
précipitée  de  la  session  n'était  qu'une  inconséquence  mortelle  si  elle 
ne  conduisait  à  la  dissolution  du  congrès,  et  à  ses  yeux  la  première 
condition  d'un  appel  au  pays  était  la  révision  des  listes  électorales, 
composées  de  façon  à  ne  donner  qu'une  représentation  inexacte  ou 
incomplète  de  l'opinion  publique.  M.  Posada  Herrera  soutenait  ces 
idées  avec  la  hardiesse  d'un  homme  qui  voulait  marcher  en  avant 
sans  se  laisser  asservir  aux  prétentions  ou  aux  combinaisons  routi- 
nières des  partis,  sans  dissimuler  que  désormais  il  ne  voyait  pour 
la  reine  que  deux  sortes  d'ennemis,  les  radicaux  avec  leur  chimère 
de  république  et  les  absolutistes  avec  leur  rêve  de  restauration  du 
passé,  —  tous  les  autres,  modérés  ou  progressistes,  étant  des  con- 
stitutionnels de  nuances  différentes  qu'on  devait  s'efforcer  de  grou- 
per autour  du  trône  par  un  système  de  juste  et  tolérant  libéralisme. 

C'était  assez  pour  ébranler  le  cabinet  en  mettant  la  division  entre 
les  ministres.  Les  uns,  —  et  le  président  du  conseil,  M.  Isturiz,  était 
du  nombre,  —  eussent  peut-être  volontiers  suivi  le  ministre  de  l'in- 
térieur; les  autres  se  refusaient  à  sanctionner  des  actes  dans  les- 
quels ils  voyaient  le  désaveu  de  tout  ce  qu'avait  fait  le  parti  conser- 
vateur depuis  deux  ans.  On  ne  put  s'entendre,  et  le  cabinet  Isturiz 
disparaissait  après  moins  de  six  mois  d'existence.  Au  milieu  de  ces 
incertitudes,  la  reine,  prenant  un  parti  décisif,  donnait  gain  de 


l' ESPAGNE    ET. LE   MINISTERE    o'dONNELL.  107 

cause  à  la  politique  soutenue  par  M.  Posada  Herrera,  appuyée  par 
le  ministre  de  la  marine,  le  général  Quesada,  et  elle  appelait  au 
pouvoir  l'homme  le  plus  propre,  par  son  autorité  comme  par  sa 
position,  à  personnifier  cette  politique,  —  le  général  don  Leopoldo 
O'Donnell.  Ainsi  naissait  à  travers  toute  sorte  d'intimes  péripéties 
le  cabinet  du  30  juin  1858,  dont  le  comte  de  Lucena  devenait  le 
chef,  où  entraient  MM.  Saturnino  Galderon  Collantes,  Pedro  Sala- 
verria,  Santiago  Fernandez  Negrete,  le  marquis  de  Corvera,  et  où 
M.  Posada  Herrera  et  le  général  Quesada  restaient  comme  le  trait 
d'union  entre  le  ministère  Isturiz  et  la  combinaison  nouvelle.  Toutes 
les  conditions  politiques  de  l'Espagne  se  trouvaient  subitement  dé- 
placées, et  par  un  jeu  bizarre  des  choses,  O'Donnell  remontait  au 
pouvoir  l'anniversaire  du  jour  où  il  avait  livré  le  combat  de  Yical- 
varo  en  185/i,  à  la  tête  d'une  sédition  militaire. 

A  n'observer  que  l'apparente  situation  de  l'Espagne,  c'était  une 
péripétie  fort  inattendue.  Depuis  qu'il  avait  quitté  le  ministère,  trois 
mois  après  avoir  dompté  la  révolution  en  J856,  le  général  O'Don- 
nell semblait  plutôt  réduit  à  une  attitude  défensive.  On  l'avait  vu, 
dans  la  session  de  1857,  obligé  un  jour  de  faire  face  à  une  agres- 
sion directe  et  vive  d'un  membre  du  sénat,  le  général  Eusebio  Ca- 
longe,  qui  le  mettait  en  cause  pour  avoir  porté  la  main  sur  la  dis- 
cipline militaire,  en  faisant  de  l'armée  un  instrument  de  sédition.  Ce 
défi,  le  comte  de  Lucena  l'avait  relevé  avec  hardiesse  et  avec  hau- 
teur, rappelant  l'histoire  de  tous  les  partis  et  de  tous  les  hommes 
qui  s'étaient  alternativement  insurgés  depuis  vingt  ans,  ravivant  le 
souvenir  des  extrémités  où  était  arrivée  l'Espagne  en  185Zi,  se  jus- 
tifiant par  l'adhésion  secrète  ou  avouée  de  beaucoup  de  modérés,  et 
se  faisant  une  arme  de  la  complicité  du  général  Narvaez  lui-même 
dans  toute  cette  opposition  dont  l'insurrection  de  Vicalvaro  n'avait 
été  que  le  couronnement.  Puis  il  finissait  en  disant  fièrement  :  «  Ma 
reine  et  mon  pays  m'ont  jugé,  l'histoire  me  jugera.  »  Depuis  ce  mo- 
ment, il  s'était  tu,  restant  toujours  moins  un  chef  de  parti  qu'une 
personnalité  considérable,  entouré  de  quelques  amis  dévoués,  mais 
assez  antipathique  à  la  majorité  des  chambres.  Cette  antipathie 
était  d'ailleurs  si  réelle,  si  peu  dissimulée,  qu'au  commencement  de 
la  session  de  1858  le  général  Calonge,  le  même  qui  s'était  fait  l'ac- 
cusateur d' O'Donnell,  avait  été  élu,  par  une  sorte  de  distinction, 
secrétaire  du  sénat,  et  il  avait  suffi  au  ministère  du  général  Armero 
de  paraître  incliner  vers  V union  libérale  et  les  amis  du  comte  de 
Lucena  pour  être  renversé  par  un  vote  du  congrès.  Dans  cet  en- 
semble de  faits  et  de  symptômes  extérieurs,  rien  donc  ne  semblait 
conduire  à  un  ministère  O'Donnell,  comme  à  la  solution  naturelle 
des  difficultés  du  moment.  A  considérer  de  plus  près  les  événemens, 
cette  évolution  de  la  politique  espagnole  avait  cependant  pour  elle 


108  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

une  certaine  logique  des  choses;  elle  était  le  corollaire  de  tout  ce 
qui  arrivait  depuis  deux  ans,  de  l'impuissance  du  parti  conserva- 
teur à  se  reconstituer  dans  sa  force  et  dans  son  unité,  de  l'incohé- 
rence du  parlement,  de  cette  impossibilité  de  vivre  dont  tous  les 
ministères  semblaient  atteints.  Toutes  les  combinaisons  avaient 
échoué;  les  modérés  laissaient  échapper  le  pouvoir,  les  progres- 
sistes ne  pouvaient  y  aspirer.  L'avènement  de  Yunion  libérale  dans 
ces  conditions  n'était  qu'une  expérience  de  plus  dans  l'histoire  des 
expériences  contemporaines  de  l'Espagne. 

Offrir  à  toutes  les  nuances  constitutionnelles  une  juste  représen- 
tation dans  la  vie  publique,  rallier  modérés  et  progressistes,  sans 
distinction  d'origine,  à  un  système  de  libéralisme  monarchique  in- 
dépendant des  combinaisons  des  anciens  partis,  créer,  s'il  était  pos- 
sible, un  parti  nouveau  pour  une  situation  nouvelle,  en  faisant  appel 
au  pays  et  en  renouvelant  le  congrès  par  des  élections,  telle  était  la 
politique,  ou,  si  l'on  veut,  l'ambition  du  général  O'Donnell.  Le  plus 
difficile  pour  le  moment  était  d'assurer  cette  position,  un  peu  en 
Tair  entre  toutes  les  opinions,  et  dans  ce  système  de  fusion  uni- 
verselle, la  première,  la  plus  importante  affaire,  on  le  comprend, 
était  la  distribution  des  emplois.  Aussi,  dès  son  entrée  au  pouvoir, 
le  cabinet  du  30  juin  procédait-il  à  un  large  remaniement  de  l'ad- 
ministration, en  appelant  à  toutes  les  fonctions  des  hommes  de  tous 
les  partis.  Les  principales  positions  dans  l'armée  étaient  naturelle- 
ment dévolues  aux  chefs  militaires  qui  avaient  toujours  suivi  O'Don- 
nell depuis  185Zi,  —  aux  généraux  Ros  de  Olano,  Serrano,  Dulce, 
Echague.  Le  conseil  d'état  était  reconstitué,  et  comptait  parmi  ses 
'  nouveaux  membres  des  progressistes  comme  MM.  Luzurriaga,  In- 
fante, Lujan,  d'anciens  conservateurs  tels  que  MM.  Pidal,  Bertran 
de  Lis,  des  modérés  libéraux  comme  M.  Bermudez  de  Castro  et 
M.  Pacheco.  Un  ami  du  duc  de  la  Yictoire,  M.  Santa-Gruz,  deve- 
nait président  de  la  cour  des  comptes;  un  autre  progressiste,  écri- 
vain distingué  d'ailleurs,  M.  Modesto  Lafuente,  avait  la  direction 
.  des  bibliothèques,  et  M.  Miguel  Roda  passait  à  une  des  principales 
administrations  financières.  Dans  une  promotion  de  nouveaux  séna- 
teurs figuraient  M.  Gortina,  M.  Gomez  de  la  Serna,  M.  Gantero  et  le 
général  Prim,  à  côté  de  M.  Pacheco  et  de  M.  Pastor  Diaz.  La  fusion 
était  vraiment  complète  dans  les  hautes  sphères  comme  dans  les 
plus  obscures  régions  de  l'administration,  à  Madrid  comme  dans  le 
reste  du  pays,  et  elle  était  même  poussée  si  loin  qu'il  y  eut  un  mo- 
ment une  province  ayant  tout  à  la  fois  un  gouverneur  civil  progres- 
siste, un  secrétaire  du  gouvernement  modéré  et  un  commandant 
militaire  vicalvariste.   G'était  l'idéal  du  système,  et  la  fusion  ici 
touchait  presque  à  la  confusion. 

Distribuer  des  emplois  et  trouver  des  hommes  de  tous  les  partis 


l'espagre  et  le  ministère  o'donnell.  109 

empressés  à  les  recevoir,  ce  n'était  point  cependant  la  plus  grande 
difficulté.  La  politique  de  Vunion  libérale  avait  évidemment  à  se 
révéler  par  des  actes  plus  sérieux  et  plus  significatifs,  si  elle  vou- 
lait être  un  système  de  gouvernement.  Elle  se  manifestait  tout  d'a- 
bord par  l'adoption  de  cette  mesure  dont  M.  Posada  Herrera  s'était 
fait  le  promoteur,  qui  avait  hâté  la  dissolution  du  ministère  Isturiz, 
par  la  rectification  des  listes  électorales  (décret  du  6  juillet  1858). 
C'était  une  question  assez  simple  en  elle-même,  quoiqu'elle  ait  fait 
bien  du  bruit  et  qu'elle  ait  suscité  les  plus  vives  polémiques.  La  ré- 
vision des  listes  électorales  en  Espagne  doit  se  faire  tous  les  deux 
ans.  Lorsque  la  législation  de  18Zr5  reparaissait  tout  entière  à  l'is- 
sue de  la  dernière  révolution,  le  ministère  Narvaez,  ayant  à  convo- 
quer un  congrès,  se  trouvait  dans  un  singulier  embarras  :  les  der- 
nières listes  dataient  de  1853,  elles  n'avaient  pu  subir  la  révision 
légale  en  1855.  Telles  qu'elles  étaient,  elles  servaient  aux  élections 
nouvelles  d'où  sortait  le  congrès  existant  encore  en  1858,  et  ce  n'est 
qu'après  ces  élections  que  la  révision  prescrite  par  la  loi  pouvait 
être  opérée  par  les  municipalités,  recomposées  elles-mêmes.  Cette 
révision  datait  de  1857.  Décréter  une  rectification  nouvelle  en  1858, 
comme  le  faisait  le  cabinet  O'Donnell  à  son  avènement,  c'était,  di- 
sait-on, une  illégalité  flagrante.  C'était  illégal  sans  doute,  mais  pas 
beaucoup  plus  illégal  que  le  procédé  même  du  ministère  Narvaez, 
et  pas  beaucoup  plus  irrégulier  que  la  composition  des  listes  sou- 
mises à  la  révision,  ainsi  qu'on  l'a  vu  depuis.  Ce  qui  donnait  un  ca- 
ractère tout  particulier  de  gravité  à  cette  mesure,  c'est  le  sens  que 
le  cabinet  nouveau  y  attachait,  lorsqu'il  disait  dans  son  rapport  à 
la  reine  :  «  Par  malhçur,  et  par  une  suite  de  causes  dont  l'énu- 
mération  et  l'examen  seraient  inopportuns,  c'est  l'opinion  générale 
que,  depuis  l'introduction  du  système  représentatif  parmi  nous,  et 
quelles  que  soient  les  doctrines  politiques  des  partis  qui  se  sont 
succédé  au  pouvoir,  la  volonté  du  corps  électoral  a  subi  fréquem- 
ment de  funestes  restrictions,  et  les  élémens  qui,  d'après  la  loi,  de- 
vaient le  composer  ont  été  constamment  dénaturés.  Les  conseillers 
de  votre  majesté  croient  que  le  jour  est  venu  où  doit  disparaître  un 
abus  qui  mine  l'existence  des  institutions,  qui  tend  à  favoriser  l'u- 
surpation d'un  des  droits  les  plus  précieux  consacrés  par  la  consti- 
tution, et  à  fausser  dans  son  origine  l'expression  de  la  véritable 
opinion  publique...»  Pour  parler  ainsi,  le  cabinet  s'appuyait  sur 
des  faits  qui  ont  pu  être  expliqués  ou  atténués  sans  être  entière- 
ment contestés.  Ces  listes  soumises  à  une  rectification  étaient  com- 
posées de  telle  sorte  que,  dans  certaines  provinces,  à  Caceres  no- 
tamment, sur  2,733  électeurs  9Zil  l'étaient  sans  droit;  à  La  Corogne, 
sur  796  inscrits,  300  ne  payaient  pas  le  cens  fixé  par  la  loi.  Que  le 


lj[()  BEVUE   DES   DEUX  MONDESî 

ministère,  après  cela,  fût  mû  par  la  pensée  de  dégager  d'un  corps 
électoral  remanié  un  congrès  mieux  porté  à  goûter  sa  politique, 
c'est  ce  qui  n'est  point  douteux.  Il  est  bien  clair  que  là  devait  être 
la  véritable  expression  de  l'opinion  publique. 

Cette  rectification  des  listes  électorales,  accueillie  avec  joie  par 
les  progressistes,  vue  avec  une  méfiance  hostile  par  les  modérés,  ré- 
solvait évidemment  d'une  façon  implicite  la  question  de  l'existence 
du  congrès.  Le  ministère  dans  son  langage  faisait  trop  ouvertement 
le  procès  du  passé  pour  que  tout  ne  dût  pas  être  nouveau  dans  une 
situation  nouvelle.  C'était  même  une  condition  de  vie  ou  de  mort.  La 
dissolution  du  congrès  toutefois  se  trouvait  un  peu  ajournée.  D'abord 
la  reine  Isabelle  parcourait  en  ce  moment  les  provinces  des  Asturies 
et  de  la  Galice  avec  toute  sa  cour  et  quelques-uns  des  ministres. 
Elle  prenait  plaisir  à  conduire  par  la  main  le  jeune  prince  des  Astu- 
ries aux  rochers  de  Covadonga,  berceau  de  la  monarchie  espagnole. 
Pendant  plus  d'un  mois,  tout  était  aux  ovations  populaires,  aux 
fêtes  et  aux  pèlerinages.  La  reine  d'ailleurs  n'était  point  peut-être 
sans  quelque  perplexité.  Après  avoir  consenti  à  la  rectification  des 
listes  électorales,  elle  en  était  à  craindre  que  le  général  O'Donnell, 
dans  son  système  d'équilibre,  n'inclinât  trop  vers  les  progressistes, 
et  que  des  élections  accomplies  dans  ces  conditions  n'achavassent 
la  déroute  du  parti  modéré,  dont  elle  ne  pouvait  oublier  la  fidélité, 
les  services  et  l'intelligent  appui.  Ce  n'est  que  le  11  septembre  que 
la  reine,  cédant  aux  conseils  du  général  O'Donnell,  signait  à  La  Co- 
rogne  le  décret  qui  dissolvait  le  congrès,  ordonnait  les  élections  nou- 
velles, et  fixait  au  1"  décembre  la  réunion  des  prochaines  certes. 

Ce  n'étaient  là  toutefois  que  des  révélations  assez  peu  claires  en- 
core, assez  peu  significatives,  de  la  pensée  que  le  cabinet  du  30  juin 
portait  au  pouvoir.  Une  multitude  d'employés  étaient  déplacés,  les 
listes  électorales  subissaient  un  complet  remaniement,  le  congrès 
était  dissous;  mais  d'un  autre  côté  la  loi  sur  la  presse,  une  loi  ri- 
goureuse due  à  l'initiative  de  M.  Nocedal,  et  qui  avait  eu  à  essuyer 
les  plus  ardentes  et  les  plus  justes  censures,  demeurait  intacte.  La 
politique  du  ministère  commençait  à  se  dessiner  en  traits  un  peu 
plus  distincts  dans  deux  actes  presque  simultanés,  et  où  s'effaçait 
du  moins  le  caractère  tout  personnel  de  certaines  mesures  adoptées 
depuis  deux  mois.  L'un  de  ces  actes  était  un  décret  qui  faisait  re- 
vivre la  loi  de  1855  sur  le  désamortissement  civil  en  réservant  les 
-questions  de  désamortissement  ecclésiastique,  qui  devaient  être  l'ob- 
jet d'une  négociation  nouvelle  avec  le  saint-siége.  Un  autre  acte 
tout  politique  et  d'une  signification  plus  générale  était  la  circulaire 
adressée  le  21  septembre  par  M.  Posada  Herrera  aux  gouverneurs 
des  provinces  pour  guider  leur  marche  dans  les  élections  et  pour 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  111  * 

exposer  les  principes  du  gouvernement.  Si  quelquefois  on  avait  pu 
craindre  une  évolution  trop  décidément  progressiste  du  cabinet,  le 
langage  de  M.  Posada  Herrera  était  de  nature  à  rassurer  sur  ce 
point.  Le  cabinet,  par  l'organe  du  ministre  de  l'intérieur,  se  pro- 
nonçait nettement  et  péremptoirement  pour  la  constitution  telle 
qu'elle  existait  avec  les  réformes  récemment  accomplies,  en  se  ré- 
servant tout  bas,  il  est  vrai,  de  ne  point  présenter  la  loi  sur  les 
majorats,  qui  serait  une  conséquence  de  ces  réformes.  L'idée  de 
la  fusion  des  partis  ou  de  la  création  d'un  parti  nouveau  affranchi 
de  toute  solidarité  compromettante  avec  le  passé,  cette  idée  était 
du  reste  complaisamment  développée  de  façon  à  frapper  l'esprit  des 
électeurs. 

«  ...  Les  ministres  actuels,  disait  M.  Posada  Herrera,  ne  cesseront  de  se- 
conder les  bienfaisantes  intentions  de  sa  majesté  en  contribuant  pour  leur 
part  à  rétablir  Tancienne  grandeur  de  la  monarchie  sur  les  solides  fonde- 
Hiens  de  la  prospérité  publique,  d'une  moralité  incontestable  dans  la  ges- 
tion des  affaires  et  de  l'exercice  loyal  du  système  représentatif,  bien  inesti- 
mable que  l'Espagne  devra  à  la  dynastie  actuelle.  Le  gouvernement  ne  mé- 
connaît pas  les  difficultés  qu'il  pourra  rencontrer  dans  la  pratique;  mais 
ces  difficultés  ne  sont  pas  de  telle  sorte  qu'elles  ne  puissent  être  vaincues... 
Aux  préjugés  enracinés,  aux  dissensions  locales  et  personnelles  qui  se  dé- 
guisent sous  des  noms  politiques,  vous  pouvez  opposer  avec  avantage  les 
principes  du  gouvernement.  Celui-ci  ne  se  croit  pas  obligé  de  favoriser  des 
partis  qui  prétendent  fonder  la  monarchie,  chacun  sur  une  constitution 
différente,  qui  aspirent  à  établir  un  système  administratif,  chacun  suivant 
ses  vues  propres,  et  qui  voudraient  livrer  les  fonctions  de  l'état  à  un  per- 
sonnel exclusif.  Il  n'admet  pas  que  des  partis  de  cette  nature  puissent 
s'appeler  constitutionnels,  et  il  ne  croit  pas  que  la  nation  puisse  en  attendre 
d'autres  fruits  que  le  despotisme  ou  l'anarchie.  D'un  autre  côté,  vous  ne  fe- 
rez que  vous  conformer  aux  désirs  du  gouvernement  en  acceptant  l'appui 
de  tous  ceux  qui  veulent  s'associer  de  bonne  foi  à  une  politique  qui,  en  pre- 
nant pour  point  de  départ  les  institutions  actuelles,  a  pour  premier  objet 
d'en  consolider  l'exercice.  Vous  pouvez  faire  abstraction  des  dénominations, 
quand  ceux  qui  les  portent  n'ont  point  sur  la  dynastie,  sur  la  constitution 
et  sur  les  principales  questions  politiques  des  opinions  contraires  à  celles 
du  gouvernement.  Il  y  a  de  toutes  parts  des  hommes  honorables  qui  con- 
servent par  tradition  certaines  dénominations  qui  ne  signifient  plus  rien  de 
réel  dans  la  plupart  des  cas;  il  y  a  aussi  une  jeunesse  pleine  de  nobles  aspi- 
rations, obligée  jusqu'ici  de  s'éloigner  des  affaires  publiques  ou  de  se  fondre, 
en  abdiquant  toute  liberté,  dans  les  anciens  partis.  Quand  vous  aurez  obtenu 
l'appui  de  cette  classe  de  personnes,  vous  pourrez  défier  les  colères  intem- 
pestives des  factions  extrêmes...  » 

La  politique  de  Yunion  libérale  ou  du  cabinet  O'Donnell,  on  la 
pressentait  sans  doute;  elle  trouvait  ici  son  expression  adaptée  aux 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

circonstances.  On  remarquera  que,  dépouillé  de  l'artifice  du  lan- 
gage, ce  système  n'avait  rien  d'absolument  nouveau;  c'était  un  jeu 
d'équilibre.  Par  la  rectification  des  listes  électorales  et  par  la  dis- 
solution du  congrès  comme  par  l'appât  des  emplois  publics,  le  ca- 
binet s'efforçait  d'attirer  les  progressistes;  par  ses  déclarations  dé- 
cisives en  faveur  du  maintien  de  la  constitution  réformée,  il  voulait 
<îalmer  les  inquiétudes  et  les  défiances  des  modérés.  Le  ministère 
en  était-il  plus  fort?  Dans  ces  premiers  momens,  il  avait  à  subir 
plus  d'une  crise  intime,  que  ses  ennemis  grossissaient  en  mettant 
habilement  en  lumière  les  contradictions  de  cette  politique,  en  sup- 
posant des  antagonismes  dans  le  cabinet,  en  montrant  ce  faisceau 
de  volontés,  de  tendances,  d'intérêts  divers,  toujours  prêt  à  se  dis- 
soudre. Une  de  ces  crises  se  cténouait  par  la  retraite  du  général 
<)uesada,  ministre  de  la  marine,  qui,  à  l'insu  du  président  du  con- 
seil, avait  obtenu  de  la  reine  la  nomination  d'un  amiral.  Ce  n'était 
lien  en  apparence,  et  au  fond  l'existence  du  cabinet  ne  tint  peut- 
être  qu'à  un  fil.  Il  n'y  a  qu'un  amiral  de  la  flotte  en  Espagne,  et 
justement  parce  qu'il  est  seul,  il  a  une  grande  influence  dans  toutes 
les  affaires  de  la  marine.  Ce  haut  personnage  était  alors  et  est  en- 
core aujourd'hui  le  général  Armero,  que  ses  opinions  rattachent  à 
Yunion  libérale,  La  nomination  d'un  second  amiral,  qui  avait  peut- 
être  moins  de  goût  pour  la  politique  nouvelle,  était  comme  une  di- 
minution indirecte  de  la  position  du  général  Armero  et  une  atteinte 
aux  prérogatives  du  président  du  conseil.  Le  général  O'Donnell  prit 
fort  mal  cette  tentative  d'indépendance  d'un  de  ses  collègues.  Le 
ministre  de  la  marine  dut  se  retirer,  et  fut  remplacé  par  un  ami  dé- 
Toué  du  chef  du  cabinet,  par  le  général  Macrohon  (novembre  1858). 
tjuant  au  nouvel  amiral,  il  garda  son  grade,  puisque  la  signature 
xle  la  reine  était  engagée;  mais  il  ne  fut  plus  qu'un  amiral  hono- 
raire. Le  ministère  naviguait  à  travers  des  écueils  invisibles,  en 
même  temps  qu'il  avait  à  faire  face  aux  partis  prêts  à  se  retrouver 
autour  du  scrutin. 

Tout  résidait  en  effet  dans  le  degré  de  vitalité  et  de  résistance 
de  ces  partis,  que  le  général  O'Donnell  prétendait  supprimer  ou 
absorber.  Quelles  étaient  les  dispositions  et  l'attitude  réelle  des  di- 
verses fractions  des  anciennes  opinions?  Parmi  les  modérés,  il  en 
était  évidemment  qui  inclinaient  depuis  longtemps  vers  quelque 
transaction  semblable  à  celle  de  Yunion  libérale,  et  qui  n'éprou- 
vaient nulle  répugnance  d'opinion  à  s'associer  à  la  tentative  du 
comte  de  Lucena.  M.  Martinez  de  La  Rosa  acceptait  la  présidence 
du  conseil  d'état;  M.  Mon  se  laissait  volontiers  nommer  ambassa- 
deur à  Paris;  le  chef  du  dernier  cabinet,  M.  Isturiz  lui-même,  allait 
reprendre  à  Londres  le  poste  de  ministre  de  la  reine,  qu'il  avait 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  J13 

longtemps  occupé.  D'autres,  et  quelques-uns  des  chefs  les  plus 
éminens  du  parti,  tels  que  M.  Bravo  Murillo,  semblaient  se  retirer 
pour  le  moment  de  la  lutte,  non  sans  quelque  découragement,  et 
étaient  décidés  à  ne  point  livrer  leur  nom  aux  chances  du  scrutin. 
Certains  groupes  modérés  cependant  n'avaient  pu  dissimuler  leur 
surprise,  leur  mécompte  et  leur  irritation  à  l'avènement  du  cabinet 
du  30  juin.  S'il  y  eut  une  trêve  au  premier  instant,  cette  trêve  fut 
de  courte  durée.  Une  vigoureuse  et  ardente  opposition  conserva- 
trice s'était  organisée  aussitôt,  et  c'est  dans  la  presse,  —  à  demi 
libre  de  fait,  sinon  légalement,  puisque  la  loi  de  M.  Nocedal  sub- 
sistait toujours,  —  que  cette  opposition  allait  faire  la  guerre,  tantôt 
par  une  ironie  spirituelle  et  acérée,  comme  dans  le  journal  VEstado, 
tantôt  par  une  dialectique  implacable  et  animée,  comme  dans  r£'^- 
pana.  Ces  opposans  marchaient  avec  un  singulier  ensemble  :  ils 
accusaient  le  ministère  de  contribuer  plus  que  tout  autre  à  la  dé- 
composition du  parti  modéré,  d'avoir  fait  un  vrai  coup  d'état  par 
la  dissolution  du  congrès  et  la  rectification  illégale  des  listes  élec- 
torales, laissant  dans  l'histoire  un  précédent  que  toutes  les  factions 
pourraient  invoquer  à  leur  tour.  Le  général  O'Donnell  devenait  sur- 
tout le  point  de  mire  de  ces  hostilités.  Ce  n'était  plus  le  sauveur 
de  1856,  c'était  le  chef  révolté  de  ISbli,  le  factieux  de  Vicalvaro,  à 
qui  on  rappelait  toutes  les  contradictions  de  sa  vie,  un  ambitieux 
arrivé  au  pouvoir  en  déguisant  les  intérêts  d'une  coterie  semi-po- 
litique, semi-militaire,  sous  le  nom  d'union  libérale.  Après  le  pré- 
sident du  conseil,  M.  Posada  Herrera  était  le  ministre  le  plus  attaqué 
comme  principal  auteur  de  la  crise  qui  avait  amené  le  cabinet  du 
30  juin,  et  M.  Mon  lui-même  n'était  point  épargné  pour  son  alliance 
avec  le  général  O'Donnell.  Somme  toute,  il  restait  dans  le  parti  mo- 
déré un  groupe  peu  nombreux,  mais  ardent  d'opposition. 

Le  parti  progressiste  était  visiblement  celui  qui  avait  le  plus  ga- 
gné à  un  certain  point  de  vue  dans  cette  évolution  de  la  politique 
espagnole.  Il  retrouvait  une  certaine  importance,  il  rentrait  dans 
les  emplois  publics,  il  était  admis  à  participer  aux  affaires.  Aussi 
les  hommes  les  plus  sensés  du  parti  ou  les  plus  pressés  d'arriver 
s'étaient-ils  hâtés  de  répondre  aux  avances  du  ministère,  recevant 
les  demi-satisfactions  qui  leur  étaient  données  en  attendant  mieux, 
et  se  flattant  d'exercer  quelque  influence  sur  le  gouvernement  en  lui 
prêtant  leur  appui.  Ce  n'était  point  l'affaire  des  progressistes  d'opi- 
nions plus  exaltées,  qui  considéraient  cette  politique  comme  une  dé- 
fection et  n'avaient  que  d'ironiques  sévérités  pour  MM.  Santa-Cruz, 
Modesto  Lafuente,  Lujan,  Infante,  bien  d'autres  encore,  qui  avaient 
accepté  des  fonctions  publiques.  Si  pour  les  modérés  le  général  Léo- 
pold  O'Donnell  était  redevenu  le  factieux  de  185/i,  pour  les  fauteurs 

TOME  XXV.  8 


114  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

exaltés  du  progrès  c'était  l'homme  de  1856,  qui  avait  étouffé  la  ré- 
volution, dissous  par  les  armes  l'assemblée  constituante  et  la  milice 
nationale,— et  l'un  des  chefs  progressistes,  M.  Escosura,  n'avait  pas 
moins  d'invectives  contre  le  comte  de  Lucena  que  l'opposition  con- 
servatrice la  plus  vive.  «  Sans  discuter  longuement  ce  document  offi- 
ciel, disait-il  en  parlant  de  la  circulaire  de  M.  Posada  Herrera,  il 
est  facile  de  voir  que  c'est  une  déclaration  de  guerre  non-seule- 
ment au  parti  progressiste,  mais  encore  aux  modérés,  aux  démo- 
crates, aux  absolutistes,  à  tout  ce  qui  n'est  pas  le  général  O'Don- 
nell.  Voilà  la  vérité,  telle  est  la  situation.  Nous  autres  Espagnols, 
nous  sommes  arrivés  à  ce  point  qu'on  nous  dise  :  choisissez;  entre 
O'Donnelliste  et  factieux ^  il  n'y  a  point  de  milieu.  »  Dans  ce  camp 
du  progrès  avancé  se  trouvaient,  outre  M.  Escosura,  MM.  Olozaga, 
Madoz,  Gorradi,  Galvo  Asensio,  Salmeron,  Aguirre,  Sagasta,  tous  plus 
ou  moins  mêlés  à  la  révolution  de  185/i.  Aux  approches  de  l'ou- 
verture du  scrutin,  une  junte  progressiste  se  réunissait,  et  elle  rédi- 
geait, elle  aussi,  sa  circulaire,  qu'elle  adressait  aux  électeurs  pour 
leur  rappeler  les  principes  du  parti.  Les  progressistes,  à  vrai  dire, 
relevaient  le  drapeau  de  la  constitution  votée  en  1855  et  déchirée 
par  l'épée  du  général  O'Donnell,  de  telle  sorte  que  le  ministère  se 
trouvait  entre  deux  foyers  extrêmes  d'opposition.  Et  même  parmi 
les  hommes  des  deux  partis,  modérés  ou  progressistes,  dont  il  avait 
fait  ses  alliés,  était-il  sûr  de  trouver  toujours  un  appui  bien  solide? 
Tout  indiquait  au  contraire  que  progressistes  et  modérés  ministé- 
riels n'avaient  qu'une  foi  médiocre  en  Y  union  libérale ,  et  se  tenaient 
également  prêts  à  recueillir  l'héritage  d'une  situation  qu'ils  soute- 
naient dans  des  vues  différentes  ;  seulement  les  uns  et  les  autres  ne 
remarquaient  pas  que  cette  situation  avait  pour  garantie  la  volonté 
d'un  homme  d'un  caractère  difficile  à  déconcerter,  qui  avait  dit  un 
jour  qu'il  ne  mourrait  pas  d'une  apoplexie  de  légalité,  et  qui,  en 
remontant  au  pouvoir,  était  assurément  décidé  à  ne  rien  négliger 
pour  s'y  maintenir. 

On  n'a  jamais  vu  en  Espagne  des  élections  tournant  contre  les 
ministères  qui  les  faisaient.  Le  résultat  de  ce  mouvement  électoral, 
arrivé  à  son  terme  aux  derniers  jours  d'octobre,  reflétait  d'ailleurs 
fidèlement  les  complexités  de  la  situation  nouvelle  de  la  péninsule. 
L'opposition  conservatrice  était  assez  clair-semée.  M.  Nocedal,  qui 
sous  le  cabinet  Narvaez  avait  triomphalement  conduit  le  scrutin 
d'où  était  sorti  le  dernier  congrès,  avait  le  sort  réservé  à  tous  les 
ministres  de  l'intérieur  espagnols  dans  les  élections  qu'ils  ne  diri- 
gent plus  :  il  ne  parvenait  pas  même  à  se  faire  élire  à  Tolède.  L'op- 
position modérée  ne  comptait  pas  plus  de  trente  membres,  parmi 
lesquels  étaient  le  comte  de  San-Luis,  le  marquis  de  Pidal,  MM.  Gon- 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  115 

zalez  Bravo,  Egana,  Moyano.  Les  progressistes  j!??/r5,  plus  heureux 
que  dans  les  précédentes  élections,  formaient  dans  le  nouveau  con- 
grès une  petite  phalange  de  vingt  membres,  dont  les  principaux 
étaient  MM.  Olozaga,  Madoz,  Calvo  Asensio,  Sanchez  Silva,  Sagasta, 
Aguirre.  Le  reste  appartenait  au  ministère  ou  était  revendiqué  par 
lui.  Il  était  aisé  de  voir  toutefois  que  cette  majorité,  si  grande  en 
apparence,  se  composait  des  élémens  les  plus  hétérogènes.  Il  y  avait 
des  amis  particuliers  du  général  O'Donnell,  le  groupe  distinct  de 
Yîuiion  lihéraley  des  progressistes  et  des  conservateurs  ralliés,  sur- 
tout beaucoup  d'inconnus  et  déjeunes  gens  entrant  pour  la  première 
fois  dans  la  vie  publique. 

Le  ministère  ne  triomphait  pas  moins.  La  difficulté  pour  lui,  après 
avoir  franchi  le  défilé,  des  élections,  était  de  maintenir  un  certain 
ordre  dans  cette  majorité  bariolée,  passablement  incohérente,  dont 
il  était  censé  représenter  les  aspirations  encore  plus  que  les  opi- 
nions, et  qu'un  accident  parlementaire  pouvait  dissoudre  à  tout  in- 
stant, si  l'on  ne  mettait  un  grand  art  à  la  conduire.  C'est  ainsi  que 
partis  et  ministère  arrivaient  à  l'ouverture  du  congrès,  fixée  au 
1"  décembre  1858.  Le  cabinet  du  30  juin  n'avait  point  assurément 
accompli  de  grandes  œuvres  en  politique  depuis  son  avènement.  Il 
avait  vécu,  il  avait  mis  tous  ses  efforts  à  transformer  une  situation 
qu'il  voulait  marquer  de  son  empreinte;  il  ayait  levé  l'état  de  siège 
dans  les  dernières  provinces  soumises  au  régime  militaire;  il  an- 
nonçait l'exécution  définitive  du  désamortissement  civil,  des  négo- 
ciations nouvelles  avec  Rome  pour  le  désamortissement  des  pro- 
priétés religieuses,  une  loi  sur  la  presse  destinée  à  régler  la  libre 
discussion  des  intérêts  publics  u  sous  la  garantie  du  jugement  par 
le  jury,  »  des  mesures  financières,  un  grand  projet  d'améliorations 
matérielles  ;  c'était  là  le  résumé  du  discours  par  lequel  la  reine  ou- 
vrait la  session  et  où  revenait  la  pensée  favorite  du  ministère,  a  Une 
politique  prévoyante,  disait  la  harangue  royale,  qui  améliore  le  pré- 
sent sans  détixiire,  qui  réalise  un  progrès  sûr,  quoique  lent,  dans 
toutes  les  parties  du  gouvernement  de  l'état,  conciliera  enfin  les  es- 
prits de  tous  les  Espagnols,  et  leur  permettra  de  travailler  ensemble 
à  l'affermissement  de  la  prospérité  de  la  nation  et  de  la  pratique 
sincère  du  régime  constitutionnel.  » 

Une  parole  de  conciliation  inaugurait  heureusement  sans  nul 
doute  un  parlement  nouveau  plein  de  dissonances,  où  le  gouverne- 
ment devait  être  obligé  de  rallier  sans  cesse  une  majorité  vivant  de 
perpétuels  compromis.  Au  fond,  cette  session,  qui  commençait  le 
l^""  décembre,  était  une  épreuve  sérieuse  pour  Viinion  libérale^  elle 
ne  pouvait  que  dessiner  d'une  façon  plus  nette  la  situation  en  met- 
tant en  lumière  l'attitude  du  ministère,  le  mouvement  des  partis, 


415  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  caractère  des  différentes  politiques  qui  s'agitaient,  et  en  deve- 
nant l'occasion  naturelle  de  toutes  les  explications.  On  s'expliqua, 
on  s'irrita,  et  le  cabinet  restait  victorieux  à  l'issue  de  cette  première 
mêlée  du  débat  de  l'adresse.  Le  résultat  d'ailleurs  était  moins  cu- 
rieux que  la  discussion  elle-même ,  où  se  dévoilaient  les  vrais  rap- 
ports, les  tendances  et  les  forces  respectives  des  opinions. 

L'opposition  modérée  s'armait  la  première  de  tous  ses  griefs 
contre  le  ministère.  Par  l'organe  du  marquis  de  Molins  et  du  duc 
de  Rivas  dans  le  sénat,  de  M.  Gonzalez  Bravo  et  de  M.  Moyano  dans 
le  congrès,  elle  lui  reprochait  ses  versatilités,  ses  inconséquences, 
les  innombrables  destitutions  par  lesquelles  .il  s'était  signalé,  le 
trouble  qu'il  avait  jeté  dans  toutes  les  situations,  l'incohérence  qu'il 
avait  érigée  en  système;  elle  lui  faisait  un  crime  d'avoir  rectifié 
sans  droit  les  listes  d'élections  et  arbitrairement  recomposé  le  corps 
électoral,  d'être  irrespectueux  pour  le  concordat,  qu'il  semblait  évi- 
ter systématiquement  de  mentionner  en  parlant  de  ses  négociations 
avec  Rome,  d'acheminer  sans  le  vouloir  ou  sans  le  savoir  la  poli- 
tique de  l'Espagne  vers  les  progressistes.  Les  modérés  de  l'oppo- 
sition tenaient  surtout  à  faire  acte  de  vie,  à  protester  contre  l'arrêt 
de  déchéance  si  souvent  lancé  par  le  général  O'Donnell  contre  l'an- 
cien parti  conservateur.  Les  progressistes  purs,  de  leur  côté,  n'é- 
taient point  éloignés  de  tenir  un  langage  analogue  dans  un  sens 
entièrement  différent.  Eux  aussi,  ils  refusaient  de  se  considérer 
comme  morts,  et  à  leur  tour  ils  accusaient  le  cabinet  de  faire  toiit 
ce  qu'avaient  fait  les  autres  ministres  modérés,  d'être  aussi  arbi- 
traire, aussi  violent,  aussi  restrictif,  en  ajoutant  aux  actes  quelques 
promesses  illusoires.  «  Vunion  libérale,  disait  M.  Galvo  Asensio  le 
23  décembre  1858,  a  la  mission  de  détruire;  elle  n'a  rien  créé,  et 
elle  ne  peut  rien  créer;  elle  ne  sert  qu'à  alimenter  des  espérances 
chez  les  plus  candides,  à  offrir  un  refuge  aux  fatigués  et  la  pâture 
aux  plus  avides.  Vunion  libérale  n'a  ni  traditions,  ni  histoire,  ni 
principes,  et  elle  ne  peut  avoir  d'avenir.  »  Il  n'en  arrivait  pas  moins 
que  ces  accusations,  venant  d'oppositions  contraires,  antipathiques, 
se  détruisaient  elles-mêmes,  et  tournaient  au  profit  du  ministère. 
Lorsque  M.  Moyano,  au  nom  des  modérés,  présentait  un  amende- 
ment pour  rappeler  le  concordat  de  1851,  passé  sous  silence  dans  le 
discours  royal,  l'opposition  progressiste  votait  avec  les  amis  du 
cabinet.  Lorsque  M.  Galvo  Asensio,  au  nom  des  progressistes,  pré- 
sentait de  son  côté  un  amendement  pour  réclamer  l'extension  du 
droit  électoral,  et  mettait  ainsi  en  cause  toute  la  législation  consti- 
tutionnelle, l'opposition  modérée  se  retrouvait  auprès  du  ministère; 
M.  Pidal  votait  avec  là  majorité.  G'était  une  sorte  d'équilibre;  l'op- 
position modérée  préférait  encore  le  ministère  aux  progressistes. 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  117 

et  les  progressistes  préféraient  le  général  O'Donnell  et  V union  libé- 
rale aux  modérés. 

Le  général  O'Donnell  avait-il  donc  absolument  tort  lorsqu'il  pro- 
clamait incessamment  la  dissolution  des  anciens  partis?  Était-il 
dénué  de,  perspicacité  lorsqu'il  comptait  justement  sur  l'impuis- 
sance inhérente  à  cette  dissolution  des  opinions  d'autrefois?  Sans 
doute,  il  pouvait  s'exagérer  à  lui-même  ce  qu'il  désirait,  ce  qui 
entrait  dans  ses  vues;  il  se  montrait  surtout  plus  homme  d'expé- 
dient qu'homme  d'état,  en  pensant  qu'avec  des  débris  de  partis  il 
pourrait  faire  un  parti  nouveau.  La  décomposition  n'était  pas  moins 
réelle;  elle  se  découvrait  naïvement  dans  ces  discussions  parlemen- 
taires, et  le  général  O'Donnell  déployait  toutes  les  ressources  d'une 
stratégie  assez  monotone,  bien  que  le  plus  souvent  heureuse,  pour 
prendre  sur  le  fait,  pour  provoquer  même  ces  explosions  d'incohé- 
rence, en  mettant  aux  prises  ceux  qui  accusaient  l'ambiguïté  de  sa 
politique  et  ceux  qui  lui  reprochaient  sa  témérité.  Un  jour,  vive- 
ment attaqué  dans  le  sénat  par  le  duc  de  Rivas,  le  général  O'Don- 
nell se  tournait  vers  son  adversaire,  mettant  l'opposition  en  de- 
meure de  dévoiler  à  son  tour  ses  idées,  et  il  s'écriait  :  «  Le  duc  de 
Rivas  approuve -t- il  le  programme  de  gouyernément  que  nous  ex- 
posa il  y  a  un  an  M.  Bravo  Murillo?  Sa  seigneurie  me  dit  que  non, 
je  n'ai  plus  rien  à  ajouter.  A  côté  de  cette  dénégation,  mes  paro- 
les sembleraient  pâles.  Entre  le  duc  de  Rivas  modéré  et  M.  Bravo 
Murillo  également  modéré,  il  n'y  a  donc  point  conformité  de  vues.  » 
Un  autre  jour,  pressé  dans  le  congrès  par  M.  Olozaga,  le  comte  de 
Lucena,  sortant  brusquement  de  la  politique,  s'adressait  à  son  an- 
tagoniste et  lui  rappelait  qu'il  n'aurait  pas  refusé  de  servir  comme 
ambassadeur  à  Londres,  tandis  que  lui  O'Donnell  devenait  prési- 
dent du  conseil  à  Madrid  le  lli  juillet  1856;  puis,  se  tournant  vers 
un  autre  progressiste  de  l'opposition,  le  chef  du  cabinet  disait  : 
(A  M.  Galvo  Asensio  accepterait-il  des  fonctions  que  je  lui  offrirais-? 
—  Non,  répondait  le  député  interpellé.  —  Et  voilà  justement  la 
contradiction  entre  M.  Olozaga  et  M.  Galvo  Asensio,  »  ajoutait 
O'Donnell. 

Ainsi  le  duc  de  Rivas  était  un  modéré,  et  il  différait  d'opinion 
avec  M.  Bravo  Murillo,  dont  la  politique  n'était  point  assurément 
celle  du  comte  de  San-Luis  ou  de  M.  Pidal.  Entre  M.  Galvo  Asen- 
sio et  M.  Olozaga,  tous  deux  progressistes  opposans,  il  y  avait  les 
mêmes  divergences,  sans  compter  que  les  opinions  de  l'un  et  de 
l'autre  étaient  incompatibles  avec  l'ordre  constitutionnel  existant. 
Ges  dissidences  ou  ces  incompatibilités,  le  général  O'Donnell  les 
constatait,  il  les  exagérait  même  pour  en  tirer  la  justification  de  la 
politique  du  ministère.  G' était  naturellement  pour  lui  la  moralité 


118  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  la  situation.  «  Ces  débats,  disait-il,  n'ont-ils  pas  mis  pleinement 
en  lumière  le  fractionnement  des  partis?  N'en  résulte-t-il  pas  cette 
vérité,  qu'aucun  d'eux  n'est  à  lui  seul  dans  les  conditions  néces- 
saires pour  former  un  gouvernement  capable  de  maintenir  l'ordre, 
la  légalité,  le  trône  de  la  reine  et  le  régime  constitutionnel?  »  Quel- 
quefois aussi  ces  vivacités  parlementaires,  qui  dégénèrent  si  sou- 
vent en  personnalités  violentes  et  en  confusion,  servaient  merveil- 
leusement le  général  O'Donnell.  Dans  une  circonstance,  un  de  ces 
souvenirs  irritans  qui  mettent  les  partis  auX  prises  en  ravivant  toutes 
les  antipathies  du  passé  traversait  subitement  la  discussion.  Il  s'a- 
gissait de  la  statue  de  M.  Mendizabal,  et  M.  Mendizabal  ramenait 
aux  vieilles  luttes  entre  modérés  et  progressistes.  Le  tumulte  enva- 
hissait le  congrès,  et  le  président  du  conseil,  saisissant  l'à-propos, 
se  hâtait  d'intervenir  en  pacificateur  un  peu  sévère.  «  Qu'on  rap- 
pelle à  l'ordre  tous  les  députés,  disait-il,  nous  discréditons  le  gou- 
vernement représentatif.  Une  telle  scène  est  un  triomphe  pour  les 
ennemis  du  régime  constitutionnel.  Je  prie  M.  le  président  et  le 
congrès  de  mettre  un  terme  à  cette  discussion,  afin  que  nous  ne 
donnions  pas  aux  ennemis  du  gouvernement  représentatif  le  droit 
de  dire  que  ce  régime  qst  impossible  en  Espagne.  »  Et  ce  tumulte 
avait  de  plus  pour  le  ministère  l'avantage  de  faire  disparaître  cette 
question  de  la  statue  de  Mendizabal,  qui  était  un  véritable  embar- 
ras. C'est  ainsi  que  le  général  O'Donnell  manœuvrait  sur  le  champ 
de  bataille  parlementaire,  portant  le  plus  souvent  la  guerre  chez  ses 
adversaires,  profitant  habilement  des  circonstances,  s' armant  à  tout 
instant  de  cette  dissolution  des  partis,  à  laquelle  il  n'était  point 
étranger,  et  finissant  par  représenter  sa  politique  comme  la  der- 
nière et  unique  garantie  du  régime  constitutionnel  en  Espagne.  Ce 
n'était  pas,  quoi  qu'on  en  dise,  d'un  médiocre  tacticien,  à  ne  con- 
sidérer que  la  situation  personnelle  du  premier  ministre. 

Une  autre  difficulté,  à  vrai  dire,  était  à  vaincre  pour  le  général 
O'Donnell:  c'était  d'éviter  les  divisions  dans  son  propre  camp.  Les 
amis  du  ministère,  modérés  ou  progressistes  ralliés  à  Vunion  libé- 
rale, avaient  tenu,  eux  aussi,  à  s'expliquer,  à  préciser  leur  posi- 
tion et  la  mesure  de  l'appui  qu'ils  prêtaient  au  gouvernement.  Les 
progressistes  surtout,  dont  l'évolution  un  peu  subite  n'avait  point 
échappé  à  la  raillerie,  se  sentaient  pressés  de  ne  plus  rester  dans 
le  rôle  de  ministériels  silencieux.  Deux  hommes  notamment,  M.  Lu- 
zurriaga  dans  le  sénat,  M.  Modesto  Lafuente  dans  le  congrès,  se 
chargeaient  de  ces  explications  délicates,  et  leur  langage  pouvait  se 
résumer  à  peu  près  en  ces  termes  :  «  Nous  croyons  que  la  société 
n'est  pas  dans  ses  conditions  normales,  et  quand  nous  voyons  un 
gouvernement  disposé  à  soutenir  l'ordre,  le  système  parlementaire, 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  119 

les  droits  des  chambres,  nous  nous  plaçons  à  ses  côtés  pour  empê- 
cher de  plus  grands  désastres,  afin  de  l'aider  à  établir  un  régime 
libéral;  mais  nous  ne  renonçons  pas  pour  cela  à  nos  idées,  qui  au- 
ront leur  jour  par  le  progrès  régulier  de  la  raison  publique,  non  par 
la  force  matérielle  des  révolutions.  Nous  soutenons  aujourd'hui  le 
cabinet  parce  que  dans  notre  pensée  c'est  l'unique  moyen  d'assurer 
l'avenir  des  idées  libérales  elles-mêmes  et  d'échapper  à  l'anarchie 
d'un  côté,  au  despotisme  de  l'autre.  »  Cette  juxtaposition  d'élémens 
si  divers  imposait  d'ailleurs  au  gouvernement  une  singulière  réserve. 
Le  ministère  sentait  bien  que  s'il  élevait  des  questions  de  principe 
touchant  à  l'ordre  politique,  cette  majorité  complexe  et  fragile  pou- 
vait à  tout  instant  voler  en  éclats,  modérés  et  progressistes  retour- 
nant à  leurs  affinités  naturelles.  Aussi  mettait-il  tout  son  art  à  éviter 
les  périlleuses  questions  où  on  ne  pouvait  s'entendre,  et  par  le  fait 
cette  session,  qui  commençait  par  toutes  les  vivacités  des  débats 
de  l'adresse,  continuait  par  la  discussion  de  projets  d'un  ordre  tout 
spécial  ou  économique,  tels  que  le  budget,  une  loi  affectant  un  cré- 
dit extraordinaire  de  deux  milliards  de  réaux  à  de  grands  travaux 
publics,  d'autres  lois  sur  la  compétence  du  conseil  d'état  ou  sur  le 
recrutement.  Une  loi  sur  la,  presse  était  présentée,  et  on  se  hâtait 
prudemment  de  l'ensevelir  dans  le  mystère  d'une  commission  d'où 
elle  n'est  point  encore  sortie.  Ainsi  ménagemens  infinis  pour  une 
majorité  artificielle  et  équivoque,  attitude  passionnée,  militante, 
agressive  vis-à-vis  des  oppositions ,  telle  était  sous  sa  double  face 
la  politique  du  gouvernement. 

L'antipathie  entre  le  ministère  et  l'opposition  conservatrice  était 
surtout  très  vive  et  arrivait  à  un  degré  d'irritation  extrême;  c'était 
au  fond  une  vieille  et  implacable  querelle.  Les  modérés  poursui- 
vaient toujours  dans  le  général  O'Donnell  le  chef  de  la  révolte  mili- 
taire du  28  juin  1854,  et  le  comte  de  Lucena  à  son  tour,  sans  vouloir 
rentrer  dans  la  discussion  du  passé ,  ne  résistait  pas  à  la  tentation 
de  réveiller  des  souvenirs  irritans,  comme  pour  créer  à  sa  prise 
d'armes  une  sorte  de  légitimité  rétrospective  par  l'indignité  des 
admxinistrations  modérées  qui  avaient  précédé  la  révolution.  De  là 
un  épisode  qui  surgissait  tout  à  coup,  et  où,  sous  l'apparence  d'une 
question  de  moralité,  se  déguisaient  assez  peu  les  haines  person- 
nelles. Le  mot  de  moralité  joue  un  grand  rôle  dans  les  affaires  de 
l'Espagne  depuis  dix  ans;  il  a  été  un  programme  de  gouvernement, 
il  est  devenu  le  prétexte  d'une  révolution.  Les  cortès  constituantes, 
issues  de  cette  révolution,  allaient  fouiller  tous  les  actes  des  cabi- 
nets conservateurs  depuis  18Zi3  pour  y  découvrir  des  traces  d'im- 
probité  et  de  vénalité.  Cet  orage  d'accusations  avait  semblé  s'apai- 
ser, lorsque  le  général  O'Donnell,  cédant  à  un  dangereux  désir  de 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

représailles,  le  laissait  éclater  de  nouveau  par  deux  procès  engagés 
coup  sur  coup  contre  un  membre  du  sénat  et  contre  un  ancien  mi- 
nistre; puis,  par  une  coïncidence  au  moins  malheureuse,  le  ministère 
prenait  l'initiative  de  la  première  de  ces  poursuites  trois  jours  après 
une  discussion  où  le  sénateur  mis  en  cause,  M.  Manuel  Lopez  San- 
taella,  avait  fait  acte  d'hostilité  par  son  vote. 

Deux  fois  ainsi  en  peu  de  temps  le  sénat  se  trouvait  transformé 
en  cour  de  justice.  M.  Lopez  Santaella  était  accusé  comme  ancien 
commissaire  de  la  cruzada^  et  le  sénat  se  déclarait  incompétent  (1). 
M.  Esteban  Collantes  était  poursuivi  comme  ancien  ministre  des 
travaux  publics,  au  sujet  d'une  somme  de  près  de  neuf  cent  mille 
réaux  payée  par  l'état  pour  des  fournitures  qui  n'avaient  point  été 
faites,  et  il  fut  absous,  parce  qu'il  n'y  eut  pas  une  majorité  légale 
suffisante  pour  le  condamner.  Tristes  affaires  où  perçait  trop  l'irri- 
tation politique  !  On  avait  évidemment  voulu,  par  le  procès  fait  à 
M.  Esteban  Collantes,  atteindre  un  parti  ou  une  opposition,  et  c'est 
peut-être  la  tendance  donnée  à  une  accusation  de  ce  genre  qui  avait 
le  mieux  servi  à  préserver  l'ancien  ministre.  Au  fond,  le  verdict  du 
sénat  qui  absolvait  M.  Collantes  avait  un  peu  l'air  d'un  avertissement, 
et  en  fin  de  compte  ces  procès  répétés,  qui  ressemblaient  à  des  em- 
portemens  d'humeur  ou  à  des  représailles,  qui  faisaient  revivre  tous 
les  souvenirs  des  divisions  passées,  n'étaient  propres  qu'à  rendre 
plus  irréconciliables  le  ministère  de  ['union  libérale  et  ses  adver- 
saires de  l'ancien  parti  modéré.  Il  en  résultait  qu'à  la  fin  de  la  ses- 
sion, après  six  mois  de  luttes  parlementaires,  le  général  O'Donnell 
se  retrouvait  dans  la  même  position  de  combat  et  d'incertitude, 
ayant  vécu  sans  avoir  moralement  gagné,  rencontrant  en  face  de 
lui  des  oppositions  plus  vives  et  plus  ardentes,  soutenu  par  une  ma- 
jorité qui  ne  l'avait  point  abandonné,  mais  qui  n'était  point  devenue 
un  parti  nouveau,  et  dont  l'incohérence  restait  toujours  le  premier 
caractère. 

Un  certain  accord  ne  s'était  manifesté  entre  les  partis  durant  cette 
longue  session  que  dans  les  questions  qui  intéressaient  et  mettaient 
en  jeu  le  sentiment  national,  dans  quelques  affaires  extérieures. 
Lorsqu'au  commencement  de  1859  on  connut  à  Madrid  le  message 
présidentiel  des  États-Unis,  où  M.  Buchanan,  avec  la  tranquille 
hardiesse  d'un  spéculateur  accoutumé  aux  opérations  heureuses, 
proposait  de  tenter  de  nouveau  des  négociations  pour  acheter  l'île 

(1)  La  commission  de  la  cruzadà,  supprimée  on  1851,  était  une  institution  d'origine 
pontificale  char^çée  d'administrer  les  fonds  provenant  du  placement  des  bulles  du  pape 
en  Espagne  et  des  droits  payés  par  les  fidèles  pour  la  dispense  du  maigre.  Le  commis- 
saire, par  la  nature  do  ses  fonctions,  ne  relevait  que  de  Rome;  le  sénat  l'a  jugé  ainsi 
par  son  arrôt  d'incompétence. 


I 


l' ESPAGNE    ET   LE    MINISTÈRE    o'dONNELL.  121 

de  Cuba,  et  laissait  entrevoir  dans  le  lointain  la  possibilité  d'un  ap- 
pel à  la  loi  omnipotente  de  la  force,  l'instinct  espagnol  se  soulevait 
d'un  élan  spontané  et  unanime  dans  le  sénat  et  dans  le  congrès; 
toutes  les  opinions,  toutes  les  fractions  d'opinions  se  serraient  au- 
tour du  gouvernement  pour  opposer  le  faisceau  de  tous  les  patrio- 
tismes  aux  audacieux  calculs  de  la  république  américaine.  C'était 
aux  premiers  jours  de  janvier  1859.  Lorsque  la  guerre  d'Italie  com- 
mençait et  obligeait  les  peuples  les  plus  désintéressés  dans  la  lutte 
à  augmenter  leurs  forces,  à  prendre  une  attitude  d'observation  et 
d'attente,  tous  les  partis  se  rallièrent  aussi  à  la  politique  du  cabi- 
net, qui  consistait  dans  une  neutralité  appuyée  sur  un  accroisse- 
ment du  matériel  de  guerre  et  de  l'armée  jusqu'au  chiffre  de  cent 
mille  hommes. 

Ici  cependant,  sous  cette  neutralité  admise  comme  un  principe  de 
politique,  on  aurait  pu  distinguer  une  singulière  diversité  d'impres- 
sions tenant  aux  affinités  naturelles  des  opinions.  Tous  les  partis 
étaient  d'accord  avec  le  gouvernement  sur  la  nécessité  de  s'armer 
et  de  prendre  une  position  de  prévoyance;  mais  ils  ne  pensaient  pas 
tous  de  même  sur  la  cause  essentielle  de  la  guerre.  Le  parti  pro- 
gressiste était  le  plus  favorable  à  l'émancipation  de  l'Italie.  A  ses 
yeux,  c'était  la  révolution  se  réveillant  tout  à  coup  et  retrouvant  des 
forces  pour  se  répandre  dans  tous  les  pays.  Ce  n'était  pas  de  quoi 
faire  aimer  l'indépendance  italienne  en  Espagne.  Les  progressistes 
cependant  ne  confondaient  pas  dans  leurs  sympathies  la  cause  de 
l'Italie  et  la  politique  impériale  française.  Les  modérés  avaient 
d'extrêmes  méfiances  à  l'égard  de  la  cause  italienne,  dans  laquelle 
ils  ne  voyaient  qu'une  machine  de  guerre  préparée  et  dirigée  dans 
des  desseins  inconnus...  Le  sens  libéral  des  affaires  d'Italie  leur 
échappait  entièrement.  Pour  tout  dire,  ils  se  plaçaient,  sans  le 
vouloir  peut-être,  au  point  de  vue  absolutiste  et  autrichien  dans 
leur  manière  d'envisager  la  marche  des  événemens,  et  pendant 
quelques  mois  on  a  eu  l'étrange  spectacle  de  tout  un  groupe  de 
journaux  conservateurs  espagnols  mettant  le  zèle  le  plus  curieux  à 
débrouiller  les  énigmes  du  télégraphe  au  profit  des  anciens  maîtres 
du  nord  de  l'Italie,  exagérant  les  forces  de  l'Autriche,  déguisant 
ses  revers,  diminuant  les  succès  des  armées  alliées,  donnant  une 
couleur  purement  révolutionnaire  aux  plus  légitimes  revendica- 
tions des  Italiens,  poursuivant  dans  leurs  polémiques  le  Piémont 
et  son  roi.  Entre  ces  deux  camps  opposés,  le  ministère  et  ses  dé- 
fenseurs tenaient  en  quelque  sorte  la  balance.  Moralement  ils  n'a- 
vaient que  des  sympathies  pour  l'émancipation  de  l'Italie;  mais  en 
même  temps  ils  s'inquiétaient  de  l'extension  possible  d'une  guerre 
qui  pouvait  si  gravement  altérer  l'ordre  européen,   en  affaiblis- 


122  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sant  trop  l'Autriche  au  centre  de  l'Europe  et  en  créant  indirecte- 
ment un  péril  pour  l'Espagne  elle-même.  Cette  double  pensée, 
M.  Pacheco  la  résumait  dans  la  discussion  du  sénat  en  disant:  «  Je 
ne  cherche  pas  à  le  cacher,  mon  désir  est  que  l'Italie  soit  indépen- 
dante, qu'il  y  ait  une  puissance  italienne,  et  je  ne  conçois  pas  qu'il 
y  ait  un  Espagnol  qui  n'ait  le  même  désir.  Je  souhaite  qu'un  pays 
qui  nous  est  uni  par  tant  de  souvenirs  historiques,  par  la  ressem- 
blance des  institutions,  —  je  parle  ici  de  la  Sardaigne,  —  et  par 
tant  d'autres  raisons,  je  souhaite,  dis-je,  que  ce  pays  sorte  victo- 
rieux de  la  lutte;  mais  je  souhaite  aussi  que  l'Autriche  reste  grande 
et  forte,  parce  qu'il  est  nécessaire  qu'il  y  ait  au  centre  de  l'Europe 
une  grande  puissance  réunissant  des  conditions  de  stabilité  et  de 
force  (11  mai  1859).  » 

Le  gouvernement  espagnol  avait  lui-même  des  devoirs  particuliers. 
Gomme  représentant  d'une  monarchie  catholique,  il  ne  pouvait  voir 
avec  indifférence  des  événemens  où  allaient  s'agiter  peut-être  les 
destinées  temporelles  du  saint-siége:  D'un  autre  côté,  on  ne  pouvait 
oublier  au-delà  des  Pyrénées  que  les  souverains  espagnols  sont  les 
chefs  de  la  maison  de  Bourbon  d'Italie,  que  les  ambassadeurs  de 
la  reine  Isabelle  étaient  récemment  encore  les  ambassadeurs  des 
ducs  de  Parme.  De  là  une  protestation  du  cabinet  de  Madrid  pour 
sauvegarder  diplomatiquement  les  droits  du  duc  de  Parme.  Au  fond, 
si  on  cherchait  à  analyser  toutes  les  impressions  diverses  qui  s'agi- 
taient en  Espagne  au  spectacle  de  la  crise  italienne,  on  y  saisirait 
peut-être  bien  des  nuances, — une  certaine  sympathie  naturelle  pour 
r affranchissement  de  l'Italie,  une  crainte  instinctive  de  l'esprit  ca- 
tholique, un  sentiment  vague  de  ce  que  fut  la  puissance  espagnole 
autrefois  au-delà  des  Alpes  et  de  ce  qu'elle  n'est  plus,  une  confiance 
très  limitée  dans  la  politique  de  la  France  impériale,  et  par  instans 
une  sorte  d'inquiétude  née  des  souvenirs  de  1808  ou  de  quelques 
autres  petits  faits  plus  récens.  En  tous  les  cas,  la  guerre  d'Italie 
avait,  pour  le  général  O'Donnell,  le  suprême  avantage  de  créer  une 
grande  préoccupation  au  moment  de  la  "clôture  des  certes,  et  de  le 
laisser  armé  d'une  force  nouvelle  au  milieu  de  partis  qui  se  voyaient 
obligés  de  lui  accorder  une  certaine  liberté  d'action  dans  la  crise 
européenne,  sans  renoncer,  il  est  vrai,  à  leur  opposition  dans  les 
affaires  intérieures. 

Six  mois  sont  passés.  Une  autre  session  s'est  ouverte  au  mois 
d'octobre,  et  elle  a  trouvé  encore  debout  le  cabinet  du  30  juin  1858, 
dont  l'existence  s'est  prolongée  assurément  au-delà  des  prévisions 
ou  des  espérances  de  ceux  qui  n'ont  voulu,  chercher  la  mesure  de 
sa  durée  que  dans  la  valeur  propre  de  sa  politique.  Deux  choses 
ont  fait  vivre  le  ministère,  personnifié  dans  le  général  O'Donnell, 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  123 

durant  cette  période  qui  vient  de  s'écouler  :  c'est  d'abord  l'état  des 
partis,  et  surtout  cette  crise  profonde  que  traverse  depuis  long- 
temps le  parti  conservateur,  le  seul  qui,  dans  les  conditions  ac- 
tuelles, puisse  aspirer  à  recueillir  l'héritage  du  pouvoir.  Entre  le  mi- 
nistère et  toute  une  fraction  conservatrice,  la  guerre  a  commencé 
depuis  le  premier  jour,  et  elle  continue  encore.  Les  modérés  ont 
fait  au  comte  de  Lucena  un  crime  de  son  avènement  à  la  prési- 
dence du  conseil,  sans  remarquer  qu'ils  l'avaient  préparé  en  ne 
parvenant  pas  même  à  soutenir  trois  ministères  sortis  de  leurs 
rangs,  en  les  laissant  tomber  l'un  sur  l'autre,  et  ils  n'ont  pas  vu 
depuis  que  toutes  les  fois  qu'ils  livraient  bataille  au  chef  du  cabi- 
net sans  avoir  à  lui  opposer  un  parti  homogène,  compacte,  uni  par 
des  doctrines  précises,  ils  lui  préparaient  une  facile  victoire.  C'est 
l'éparpillement  de  toutes  les  forces  de  l'ancien  parti  conservateur 
qui  a  été  jusqu'ici  la  plus  efficace  garantie  du  ministère,  comme 
elle  a  été  sa  raison  d'être  à  l'origine,  outre  que  les  modérés,  cédant, 
eux  aussi,  à  ce  souffle  de  réaction  qui  a  emporté  l'Europe,  ont  mis 
trop  peu  de  soins  depuis  longtemps  à  rassurer  les  instincts  libéraux 
de  l'Espagne,  laissant  de  la  sorte  le  drapeau  du  libéralisme  monar- 
chique aux  mains  de  qui  voudrait  le  prendre. 

Les  modérés  eux-mêmes  n'ignorent  pas  que  là  est  leur  faiblesse; 
aussi  depuis  quelque  temps  cherchent-ils  à  se  rallier,  à  recomposer 
l'ancien  parti.  Il  y  a  eu  notamment  dans  ces  derniers  mois  des  réu- 
nions à  Madrid  et  même  à  Paris,  sous  l'influence  conciliatrice  de  la 
reine  Christine,  pour  arriver  à  une  fusion  des  principaux  élémens 
conservateurs  d'autrefois.  Ce  n'est  point  malheureusement  une  pe- 
tite difficulté  d'avoir  à  rapprocher  des  personnalités  discordantes, 
à  concilier  des  rivalités,  des  ambitions,  des  antipathies,  qui  sont 
nées  au  sein  du  pouvoir,  que  les  défaites  ont  irritées  plus  qu'elles 
ne  les  ont  adoucies,  et  qui  survivent  aux  fautes  mêmes  dont  elles 
ont  été  la  cause  essentielle,  toujours  prêtes  à  se  réveiller  au  moindre 
prétexte.  Entre  ces  fractions  diverses  qui  se  groupent  sous  les  noms 
du  général  Narvaez,  de  M.  Bravo  Murillo  ou  du  comte  de  San-Luis, 
les  froissemens  naissent  à  chaque  pas.  Tous  les  ministères  conser- 
vateurs ont  laissé  des  germes  de  désunion.  Or,  tant  que  la  trace  de 
ces  divisions  subsistera  et  même  tant  qu'on  n'aura  pour  remédier  à 
ce  mal  profond  que  des  réconciliations  artificielles  et  précaires, 
l'ancien  parti  modéré  manquera  d'une  force  propre  pour  reprendre 
le  pouvoir  :  il  restera  ce  qu'il  a  été  depuis  un  an  pour  le  ministère 
du  comte  de  Lucena,  une  opposition  sérieuse,  mais  inefficace.  Il  aura 
raison  souvent  contre  le  gouvernement  qu'il  combat;  mais  son 
passé,  ses  fautes,  ses  incohérences  se  relèveront  contre  lui. 

Une  autre  circonstance  a  fait  vivre  le  cabinet  du  30  juin  1858, 


12ii  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

c'est  la  présence  à  la  tête  du  conseil  d'un  homme  de  volonté  éner- 
gique et  résolue.  V union  libérale  est  une  idée,  cela  est  possible; 
mais  jusqu'à  ce  moment  elle  a  été  surtout  un  homme,  rien  n'est  plus 
certain.  Otez  le  général  O'Donnell,  tous  ces  fragmens  de  partis  si 
laborieusement  assemblés  et  retenus  en  faisceau  par  une  main  ferme 
se  disjoignent  aussitôt.  C'est  O'Donnell  qui  a  créé  la  situation  ac- 
tuelle et  qui  la  soutient  par  ses  combinaisons,  par  ses  interventions 
incessantes,  par  son  autorité.  Il  s'ensuit  seulement  que  tout  dans  la 
politique  tend  à  prendre  un  caractère  personnel.  Ce  n*est  pas  que 
les  individualités  vigoureuses,  avec  leur  caractère  ou  leurs  pas- 
sions, n'aient  une  place  légitime  et  même  quelquefois  une  place  né- 
cessaire dans  le  mouvement  des  institutions  libres.  Il  est  des  mo- 
mens  où  ces  individualités ,  avec  leurs  emportemens  et  leur  manie 
de  prépondérance  jalouse,  ne  laissent  pas  d'être  la  garantie  des  in- 
stitutions et  de  devenir  utiles  à  la  liberté  elle-même.  L'erreur  du 
général  O'Donnell  n'est  point  d'avoir  élevé  un  drapeau  nouveau 
dans  la  politique  espagnole,  fût-ce  avec  une  arrière-pensée  d'am- 
bition. Rien  n'est  plus  simple  au  contraire  dans  la  condition  de  la 
Péninsule  telle  que  les  bouleversemens  contemporains  l'ont  faite. 
Depuis  vingt  ans,  l'Espagne  flotte  entre  tous  les  excès,  tantôt  rame- 
née au  libéralisme  par  la  peur  des  réactions  outrées,  tantôt  rejetée 
vers  les  principes  conservateurs  par  la  crainte  de  la  révolution,  et 
ne  cessant  de  nourrir  à  travers  tout  un  certain  idéal  de  gouverne- 
ment constitutionnel  conciliant  et  sensé. 

C'est  justement  à  cet  idéal,  à  cet  instinct  que  répond  Yunion  libé- 
rale. Le  comte  de  Lucena  n'a  donc  été  que  simplement  habile  en 
s' emparant  à  propos  d'une  idée  née  de  la  situation  même  du  pays. 
Son  erreur  est  de  songer  moins  à  la  réalisation  politique  de  cette 
idée  qu'à  tout  ce  qui  peut  fortifier  son  ascendant  personnel  à  l'abri 
de  ce  drapeau  nouveau  arboré  au  milieu  des  partis  décomposés. 
Nous  ne  citerons  qu'un  exemple  :  le  cabinet  du  80  juin  1858  arri- 
vait au  pouvoir  avec  de  merveilleuses  promesses  de  libérahsme  ;  le 
régime  de  la  presse  notamment  devait  être  amélioré.  La  loi  si  dure 
faite  il  y  a  deux  ans  par  M.  Nocedal  subsiste  encore  cependant;  elle 
est  incessamment  appliquée  dans  toute  sa  rigueur.  Les  journaux  de 
Madrid  sont  soumis  à  un  système  de  saisies  régulières  et  de  con- 
damnations périodiques  dont  ils  reproduisent  le  triste  bulletin.  La 
loi  sur  la  presse  est  à  faire,  et  d'un  autre  côté  la  politique  ministé- 
rielle a  semblé  par  instans  se  résumer  dans  un  remaniement  d'em- 
plois publics  où  se  laissent  trop  apercevoir  les  combinaisons  per- 
sonnelles et  les  intérêts  de  coterie.  O'Donnell,  dit-on  ironiquement, 
a  sa  brigade  irlandaise,  comme  il  y  avait  autrefois  les  polacos  du 
comte  de  San-Luis.  L'Espagne  est-elle  divisée  en  cinq  districts  mi- 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  125 

litaires,  comme  cela  a  été  fait  récemment  un  peu  à  l'exemple  de  la 
France  :  ce  sont  les  généraux  les  plus  dévoués  à  la  fortune  du  prési- 
dent du  conseil,  ceux  de  Yicalvaro,  qui  ont  le  privilège  de  ces  grands 
commandemens.  C'est  le  comte  de  Lucena  qui  est  aujourd'hui  gé- 
néral en  chef  de  l'armée  d'Afrique  sans  cesser  d'être  chef  du  cabinet, 
et  ce  sont  ses  aniis  qui  sont  à  la  tête  des  divisions  espagnoles.  Le 
mouvement  naturel  des  institutions  s'elFace  un  peu,  et  la  personna- 
lité d'un  homme  domine  trop  sous  le  voile  d'une  combinaison  dé- 
corée d'un  nom  brillant.  En  un  mot,  à  ne  considérer  que  certains 
actes,  le  général  O'Donnell  semble  se  préoccuper  bien  moins  de  re- 
nouveler sérieusement  le  cadre  et  les  conditions  de  la  politique 
espagnole  que  de  créer  une  situation  où  seul  il  puisse  gouverner, 
une  de  ces  situations  toujours  risquées  dont  lui-même  il  révélait 
tout  à  la  fois  la  force  et  la  faiblesse,  en  disant  un  jour  devant  le 
parlement  :  «  Le  fait  est  qu'après  nous  je  ne  sais  ce  qui  viendra.  » 

La  condition  première  d'une  telle  politique,  c'est  de  réussir,  de 
frapper  l'attention,  d'agir  sans  cesse  sur  ses  amis  et  sur  ses  ennemis 
par  ce  qu'elle  fait  ou- ce  qu'elle  promeî,  quelquefois  par  des  diver- 
sions heureuses.  C'est  ainsi  que  le  général  O'Doiinell,  qui  n'ignore 
pas  les  nécessités  de  sa  situation,  arrivait  à  la  dernière  session  du 
mois  d'octobre  en  ayant  à  soumettre  au  parlement  le  résultat  favo- 
rable d'une  négociation  nouvelle  avec  Rome,  comme  il  était  conduit 
par  les  circonstances  à  faire  un  appel  au  sentiment  national  espa- 
gnol pour  une  guerre  contre  le  Maroc  :  deux  faits  qui  sont  jusqu'à 
ce  moment  le  dernier  mot  de  la  politique  du  cabinet  de  Madrid.  Ce 
n'est  pas  la  première  fois,  on  le  sait,  que  les  ministères  de  l'Es- 
pagne ont  eu  à  négocier  avec  le  saint-siége  au  sujet  des  propriétés 
du  clergé.  Cette  question  qu'on  croyait  résolue  par  le  concordat  de 
1851,  et  qui  était  remise  en  doute  par  les  lois  de  1855,  a  été  la 
source  de  mille  difficultés.  Le  cabinet  O'Donnell ,  dès  son  avène- 
ment, faisait  de  la  vente  des  biens  du  clergé  et  de  l'exécution  défi- 
nitive du  désamortissement  civil  et  ecclésiastique  un  des  points  de 
sa  politique.  Quant  aux  propriétés  religieuses,  il  subordonnait  seu- 
lement la  réalisation  de  sa  pensée  à  une  entente  avec  Rome  ;  mais 
là  était  la  difficulté.  On  se  trouvait  en  présence  d'un  arrangement 
tout  récent  qui  validait  les  ventes  opérées  en  vertu  de  la  loi  de 
désamortissement  de  1855,  et  qui  assurait  au  clergé,  en  compensa- 
tion, d'autres  biens  qui  ne  lui  avaient  pas  appartenu  jusque-là.  Cet 
arrangement,  préparé  par  le  ministère  du  général  Narvaez,  datait 
à  peine  des  premiers  jours  de  1858. 

Demander  à  la  cour  de  Rome  de  défaire  le  lendemain  ce  qu'elle 
avait  fait  la  veille  était  délicat.  Le  nonce  du  pape  à  Madrid,  M^^'"  Ra- 
rilli,  refusait  nettement  d'entrer  dans  cette  négociation.  C'est  alors 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  l'un  des  hommes  les  plus  éminens  de  Vunion  libérale^  M.  Rios 
Rosas,  était  choisi  pour  aller  à  Rome  comme  ambas-sadeur.  Par  le 
caractère,  par  le  talent,  par  son  dévouement  au  catholicisme  en 
même  temps  que  par  le  libéralisme  éclairé  et  intelligent  de  ses  opi- 
nions, M.  Rios  Rosas  offrait  toute  garantie  à  la  cour  romaine  aussi 
bien  qu'au  ministère  qui  l'envoyait.  Il  a  été  plus  heureux  qu'on  ne 
le  lui  prédisait  avant  son  départ  de  Madrid,  et  à  travers  bien  des 
difficultés,  il  est  vrai,  il  est  arrivé  à  préparer  une  transaction  nou- 
velle, que  le  gouvernement  s'est  fait  autoriser  à  sanctionner  défi- 
nitivement. Par  suite  du  traité  nouveau,  l'église  transmet  à  l'état 
toutes  les  propriétés,  et  reçoit  en  échange  des  inscriptions  de  rente 
qui  ne  pourront  être  transférées.  L'état,  devenu  propriétaire,  vend 
tous  les  biens  ecclésiastiques,  et  s'engage  à  porter  de  170  millions 
à  200  millions  de  réaux  le  chiffre  inscrit  au  budget  pour  le  clergé. 
La  forme,  on  le  voit,  est  une  cession  consentie  par  l'église.  L'église 
cède  ses  biens  à  l'état,  qui  en  fera  ce  qu'il  voudra,  à  peu  près 
comme  l'empereur  d'Autriche  cède  la  Lombardie  à  la  France,  di- 
sait-on assez  spirituellement  à  Madrid.  De  cette  façon,  le  saint- siège 
évite  de  livrer  ostensiblement  le  principe  du  droit  de  propriété  pour 
l'église,  et  l'Espagne  obtient  en  fait  ce  qu'on  demande  depuis  si 
longtemps,  ce  qui  a  fini  par  être  accepté  de  tous  les  partis,  la  vente 
d'une  masse  de  biens  dont  la  valeur  ne  s'élève  pas  à  moins  de 
Il  milliards  de  réaux.  La  guerre  d' Italie  n'a  peut-être  point  été  in- 
utile à  cet  arrangement  en  faisant  sentir  au  saiht-'siége  la  nécessité 
de  se  ménager  l'appui  d'un  état  catholique.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'é- 
tait un  succès  pour  M.  Rios  Rosas,  l'habile  négociateur,  et  c'était 
aussi  un  succès  pour  le  gouvernement,  qui  résolvait  le  problème  de 
désarmer  tout  à  la  fois  les  progressistes  par  le  désarmortissement 
réel  et  les  modérés  par  un  accord  avec  Rome. 

C'est  au  moment  où  le  gouvernement  espagnol  venait  à  bout  de 
cette  épineuse  affaire  qu'il  se  trouvait  engagé  dans  une  guerre  avec 
l'empire  du  Maroc,  une  vraie  guerre,  qui  touche  à  tout  ce  que  le 
sentiment  national  a  de  plus  intime  et  de  plus  ardent,  aussi  bien 
qu'aux  intérêts  diplomatiques  les  plus  divers,  et  qui  a  été  un  mo- 
ment sur  le  point  de  prendre  dès  le  début  une  importance  euro- 
péenne. Si  le  général  O'Donnell  n'est  point  allé  au-devant  de  cette 
guerre,  on  pourrait  dire  du  moins  qu'il  l'a  vue  naître  sans  peine, 
comme  une  grande  diversion  d'opinion  qui  lui  assurait  à  lui-même 
la  possibilité  d'aller  chercher  le  prestige  d'un  nouvel  éclat  militaire. 
Il  n'a  pas  laissé  fuir  l'occasion  de  parler  à  l'imagination  d'un  peuple 
qui  a  été  grand,  qui  s'en  souvient,  et  à  qui  de  ses  possessions  d'au- 
trefois, de  ses  tentatives  de  conquête  en  Afrique  notamment,  il  ne 
reste  que  quelques  points  du  littoral  méditerranéen,  Melilla,  Alhu- 


l' ESPAGNE    ET   LE    MINISTÈRE    0*DONNELL.  127 

cernas,  Penon  de  la  Gomera  et  Geuta,  poste  avancé  en  terre  maure. 
Cette  occasion  a  été  une  attaque  nouvelle  dirigée  contre  le  terri- 
toire espagnol  qui  environne  Geuta  par  les  tribus  kabyles  de  l'An- 
ghera.  L'Espagne  venait  justement  de  signer  avec  le  Maroc  un  traité 
assurant  autant  que  possible  la  défense  de  la  place  de  Melilla  et  la 
répression  de  la  piraterie  des  Maures  du  Riff,  lorsque  les  Kabyles 
de  l'Anghera  violaient  le  territoire  de  Geuta,  détruisaient  un  petit 
ouvrage  avancé  et  abattaient  les  armes  espagnoles  placées  à  la  fron- 
tière. Les  armes  de  l'Espagne  furent  aussitôt  relevées  et  désormais 
défendues  par  la  garnison.  Geci  se  passait  au  mois  d'août  1859.  A 
partir  de  ce  moment  commençait  toute  une  série  d'escarmouches, 
d'hostilités*  entre  les  tribus  marocaines  et  la  garnison  espagnole. 
G'est  alors  qu'on  voit  poindre  l'idée  de  la  guerre.  Les  préparatifs 
militaires  faits  à  l'occasion  des  affaires  d'Italie  allaient  trouver  une 
destination.  Le  gouvernement  de  la  reine  Isabelle  formait  un  corps 
d'observation  à  Algésiras,  et  en  même  temps  le  représentant  de  l'Es- 
pagne à  Tanger, *M.  Blanco  del  Yalle,  recevait  la  mission  de  réclamer 
du  Maroc  des  satisfactions  et  des  garanties  nouvelles  de  sécurité. 
On  négociait  donc  appuyé  sur  les  forces  déjà  peu  à  peu  concentrées 
à  Algésiras. 

Négociation  singulière,  pleine  de  subterfuges  évasifs  et  de  réti- 
cences, où  les  prétentions  de  l'Espagne  semblent  grandir,  se  dévoi- 
lent pour  mieux  dire,  à  mesure  que  les  dépêches  se  succèdent,  et 
où  les  concessions,  en  apparence  décisives,  faites  à  l'origine  par 
le  Maroc  diminuent  d'importance  à  mesure  qu'on  les  serre  de  plus 
près.  M.  Blanco  del  Valle  demandait  d'abord  que  les  armes  de  l'Es- 
pagne fussent  solennellement  replacées  là  où  elles  avaient  été  abat- 
tues et  saluées  par  les  soldats  du  sultan  marocain,  que  les  coupables 
de  l'insulte  commise  fussent  exemplairement  punis,  que  le  droit  de 
l'Espagne  à  élever  des  fortifications  pour  la  défense  du  territoire 
de  Geuta  fût  reconnu,  et  que  des  mesures  fussent  adoptées  en  com- 
mun pour  prévenir  le  renouvellement  de  ces  actes  d'agression.  Le 
plénipotentiaire  de  l'empereur  du  Maroc  à  Tanger  accédait  à  ces 
quatre  demandes.  Tout  semblait  terminé  par  le  fait  même  de  cette 
acceptation  des  conditions  de  l'Espagne;  rien  n'était  fmi  au  con- 
traire. D'abord  l'empereur  du  Maroc  mourait  sur  ces  entrefaites,  et 
une  solution  définitive  était  nécessairement  ajournée;  puis  lorsque 
la  négociation  se  renouait,  M.  Blanco  del  Valle  en  venait  à  préciser 
la  nature  des  garanties  réclamées  par  l'Espagne;  ces  garanties  con- 
sistaient dans  la  possession  des  hauteurs  avancées  qui  assurent  la 
défense  de  la  ligne  de  Geuta.  Le  plénipotentiaire  marocain  souscri- 
vait encore  à  cette  proposition,  bien  qu'il  feignît  de  n'en  pas  saisir 
la  portée.  Quelles  étaient  en  effet  ces  hauteurs  avancées  dont  on  par- 


128  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lait?  La  diplomatie  espagnole,  faisant  alors  un  pas  de  plus,  dési- 
gnait comme  point  extrême  de  la  frontière  nouvelle  à  tracer  la  ligne 
de  la  sierra  de  Bullones,  qui  est  à  quelques  lieues  en  avant  de 
Ceuta,  et  alors  aussi  le  représentant  de  l'empereur  da  Maroc,  mal- 
gré les  pleins  pouvoirs  qu'il  avait  reçus,  se  déclarait  sans  instruc- 
tions suffisantes  ^our  cette  cession  de  territoire.  De  là,  après  des 
délais  successivement  prorogés  jusqu'au  15  octobre,  la  rupture  di- 
plomatique, suivie  immédiatement  de  la  déclaration  de  guerre,  qui 
est  allée  retentir  en  Espagne.  On  le  remarquera,  le  cabinet  de  Ma- 
drid aurait  pu,  sans  nul  doute,  s'arrêter  dès  le  premier  moment, 
après  les  concessions  qui  lui  étaient  faites,  à  la  condition  toutefois 
de  n'être  point  difficile  sur  l'exécution  de  ce  qu'on  lui  accordait.  Il 
se  trouvait  placé  entre  des  promesses  probablement  fort  illusoires, 
peu  efficaces,  et  la  nécessité  d'aller  chercher  lui-même  par  les  armes 
les  réparations  et  les  garanties  qu'il  réclamait  :  il  a  choisi  ce  der- 
nier parti;  mais  quelle  était  sa  pensée  et  quel  est  encore  le  but 
"qu'il  poursuit?  Ici  la  question  apparaît  sous  un  double  aspect,  dans 
ses  rapports  avec  l'intérêt  ou  plutôt  le  sentiment  national  espagnol 
et  avec  les  intérêts  étrangers,  prompts  à  s'émouvoir  de  tout  conflit 
naissant  aux  portes  de  la  Méditerranée,  dans  le  détroit  de  Gibraltar. 
Cette  guerre  du  Maroc  a  produit  évidemment  au-delà  des  Pyré- 
nées une  vive  commotion  d'opinion;  elle  est  apparue  entourée  du 
prestige  des  vieux  souvenirs,  comme  Ja  réalisation  lointaine  de  la 
pensée  d'Isabelle  la  Catholique.  Dès  qu'on  ne  se  contentait  plus  de 
concessions  modestes  qui  auraient  peut-être  pu  maintenir  la  paix 
sans  compromettre  la  dignité  du  nom  espagnol,  l'esprit  public  a  dû 
s'attacher  à  cette  idée  qu'il  allait  chercher  des  compensations  plus 
larges  comme  prix  de  la  lutte,  qu'il  allait  à  son  tour  servir  un  inté- 
rêt de  civilisation  en  plaçant  la  sécurité  de  ces  côtes  africaines  sous 
la  protection  de  la  puissance  espagnole,  et  il  s'est  ému  à  la  pensée 
qu'il  allait  servir  ces  intérêts  sous  la  forme  populaire  d'une  guerre 
contre  les  Arabes. 

Ce  n'est  point  d'aujourd'hui  que  l'Espagne  voit  dans  ces  contrées 
du  nord  de  l'Afrique  un  des  champs  naturels  ouverts  à  son  ambition 
et  à  son  activité.  Elle  n'a  pas  seulement  pour  guide  son  vieil  instinct 
d'antipathie  contre  le  Maure,  elle  se  retrouve  en  présence  de  ses 
plus  sérieuses  traditions.  Une  instruction  secrète,  rédigée  par  le 
ministre  Florida  Blanca,  sous  l'inspiration  du  roi  Charles  III,  pour 
la  innied' cstado  ou  des  affaires  étrangères,  révèle  l'incessante  pré- 
occupation de  la  politique  espagnole,  et  il  est  curieux  de  retrouver 
ces  souvenirs  d'un  autre  temps.  «  Si  l'empire  turc  périt  dans  la 
grande  révolution  qui  menace  tout  le  Levant,  —  disait-on  il  y  a  près 
d'un  siècle  à  Madrid,  —  nous  devons  penser  à  acquérir  la  côte 


L*ESPAGNE    ET    LE    .MINISTÈRE    o'dONNELL.  J29 

d'Afrique  qui  fait  face  à  l'Espagne  dans  la  Méditerranée,  avant  que 
d'autres  ne  le  fassent  au  préjudice  de  notre  repos,  de  notre  navi- 
gation et  de  notre  commerce.  Ceci  est  un  point  inséparable  de  nos 
intérêts,  et  sur  lequel  il  faut  toujours  avoir  l'œil  fixé...  Les  pv'océdés 
utiles  et  généreux  du  roi  de  Maroc  pendant  la  guerre  avec  l'Angle- 
terre exigent  de  notre  part  de  la  gratitude  et  de  la  réciprocité.  Nous 
devons  tâcher  de  vivre  en  bonne  amitié  avec  le  prince  maure  et 
avec  son  successeur,  s'il  veut  s'y  prêter.  Si,  par  malheur,  cela  ne  se 
peut,  nous  devons  aussi  nous  rendre  maîtres  de  cette  côte  en  pre- 
nant et  fortifiant  Tanger.  Faute  de  cela,  nous  n'aurons  jamais  de 
sécurité  dans  le  détroit;  notre  commerce  et  notre  navigation  ne 
pourront  fleurir  dans  la  Méditerranée...  »  C'était  encore  le  temps 
des  longues  pensées  en  politique.  L'Espagne  s'est  laissé  devancer 
dans  cette  œuvre  de  prise  de  possession  du  nord  de  l'Afrique;  elle 
n'a  jamais  renoncé  entièrement  à  d'anciennes  traditions.  Il  y  a  douze 
ans  à  peu  près,  dans  une  de  ces  discussions  sérieuses  et  élevées 
comme  il  y  en  a  eu  quelquefois  au  sein  du  parlement  espagnol,  un 
esprit  aussi  brillant  que  hardi,  Donoso  Cortès,  traçait  le  programme 
de  ce  qu'il  appelait  la  politique  des  intérêts  permanens  pour  l'Es- 
pagne. 

Aux  yeux  de  Donoso  Cortès,  il  y  avait  deux  intérêts  essentiels, 
permanens  pour  la  Péninsule,  puisque  sa  position  entre  les  Pyré- 
nées et  la  mer  ne  lui  permettait  pas  d'autres  espoirs  :  il  ne  devait  y 
avoir  à  Lisbonne,  à  l'entrée  du  Tage,  d'autre  majesté  que  la  majesté 
portugaise;  «la  domination  exclusive  de  l'Angleterre  en  Portugal 
était  un  opprobre  »  pour  tout  gouvernement  vivant  à  Madrid.  Et 
d'un  autre  côté  l'Espagne  devait  avoir  sa  part  dans  la  civilisation 
du  nord  de  l'Afrique;  c'était  une  question  d'honneur,  de  sécurité, 
d'avenir.  Il  y  a  mieux  :  la  France  elle-même  ne  pouvait,  sans  la 
coopération  active  de  l'Espagne,  s'assimiler  sérieusement  l'Afrique, 
et  Donoso  Cortès  en  donnait  les  plus  curieuses  raisons,  (}ont  la  pre- 
mière était  l'incompatibilité  des  génies  et  des  caractères.  «  Entre  la 
civilisation  française  et  la  civilisation  africaine,  disait-il,  il  n'y  a 
aucun  point  de  contact,  et  il  y  a  toutes  les  solutions  de  continuité 
possibles  :  solution  de  continuité  géographique,  puisque  entre  la 
France  et  l'Afrique  est  l'Espagne;  solution  de  continuité  physique, 
car  le  soleil  espagnol  brille  entre  le  soleil  français  et  le  soleil  afri- 
cain; solution  de  continuité  morale,  car  entre  les  mœurs  raffinées, 
cultivées,  de  la  France  et  les  mœurs  barbares,  primitives,  de  l'A- 
fricain, il  y  a  les  mœurs  espagnoles,  à  la  fois  primitives  et  culti- 
vées; solution  de  continuité  militaire,  parce  qu'entre  le  général  fran- 
çais et  le  chef  africain  il  y  a  cette  espèce  qui  sert  de  trait  d'union, 
\t  guérillero  d'Espagne;  enfin  solution  de  continuité  religieuse,  car 

TOME  XXV.  9 


430  '        REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

entre  le  catholicisme  philosophique  français  et  le  mahométisme  fa- 
taliste de  l'Africain  il  y  a  le  catholicisme  esf^agnol  avec  ses  tendances 
fatalistes  et  ses  reflets  orientaux...  »  Et  l'orateur  espagnol  ajoutait  : 
«  L'Europe  croira-t-elle  que  c'est  beaucoup  exiger  de  demander  une 
influence  sur  des  côtes  barbares  que  nous  touchons  de  la  main  et 
dans  un  pays  qui  fait  en  quelque  sorte  partie  de  notre  territoire... 
Il  est  temps  enfin  d* appliquer  cette  politique  aux  afl"aires  de  l'état. 
De  grands  événemens  se  préparent;  le  monde  marche  à  la  réunion 
d'un  congrès  général  ou  à  la  guerre...  Il  faut  que  nous  soyons 
prêts.  »  Ainsi  parlait  Donoso  Gortès  en  1847. 

L'opinion  publique  en  Espagne  a  donné  instinctivement  à  la 
guerre  actuelle  ce  caractère  d'une  revendication  d'influence.  Aussi, 
lorsque  le  général  O'Donnell  se  présentait  devant  les  chambres  por- 
tant cette  déclaration  d'hostilité  contre  le  Maroc,  tous  les  partis  se 
sont  associés  dans  un  même  sentiment  pour  offrir  leur  concours  au 
gouvernement.  Les  actes  d'adhésion  se  sont  succédé  sous  toutes 
les  formes.  Les  provinces  basques,  qui  ont  toujours  le  privilège  d'un 
régime  spécial  pour  la  conscription  et  les  contributions,  et  qui 
n'en  sont  que  plus  florissantes  sans  être  moins  patriotiques,  ont 
voté  des  fonds,  pris  l'initiative  de  la  formation  d'une  légion.  En  un 
mot,  la  guerre  contre  le  Maure  selon  l'ordre  du  jour  d'un  des  gé- 
néraux de  l'armée  expéditionnaire,  la  guerre  dans  une  pensée  de 
civilisation,  d'action  indépendante  et  de  grandeur,  sans  autres  limi- 
tes que  l'intérêt  et  l'honneur  de  l'Espagne,  c'est  là  ce  que  l'opinion 
publique  a  saisi  d'abord  et  ce  qui  l'a  entraînée.  Est-ce  là  cependant 
la  guerre  telle  que  le  gouvernement  a  pu  l'entendre,  telle  qu'il  la 
fera?  11  faut  reconnaître  que  le  ministère,  en  s' appuyant  sur  le  sen- 
timent national,  oii  il  puisait  une  force  pour  marcher  en  avant,  se 
trouvait  en  même  temps  limité  par  d'autres  conditions,  d'autres 
intérêts  et  d'autres  politiques  qui  ne  sont  pas  à  Madrid. 

La  France,  quant  à  elle,  ne  pouvait  voir  d'un  œil  jaloux  ni  la  ré- 
surrection militaire  de  l'Espagne,  ni  ses  tentatives  pour  s'asseoir 
dans  cette  partie  du  nord  de  l'Afrique  où  ses  soldats  campent  au- 
jourd'hui. La  plupart  des  autres  puissances  de  l'Europe  ont  un  égal 
intérêt  à  voir  le  littoral  africain  gardé,  délivré  de  la  piraterie  bar- 
baresque,  qui  menace  encore  leurs  navires  et  leur  commerce.  Il  n'en 
est  pas  absolument  de  même  de  l'Angleterre,  maîtresse  de  Gibraltar, 
intéressée  ou  se  croyant  intéressée  à  préférer  sur  la  côte  du  Maroc 
une  domination  barbare  à  une  domination  civilisée,  et  toujours 
portée  à  s'inquiéter  des  établissemens  qui  pourraient  se  former  en 
face  de  ses  positions.  L'Angleterre  s'est  émue  dès  le  premier  instant, 
et  elle  a  multiplié  ses  efforts  pour  retenir  l'épée  de  l'Espagne  d'a- 
bord, puis  pour  circonscrire  son  cercle  d'action,  enfin  pour  placer 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  131 

sous  sa  propre  sauvegarde  Tindépendance  du  littoral  africain.  Pour 
ttout  dire,  l'Angleterre  a  pris  un  peu  envers  l'Espagne  en  cette  affaire 
l'attitude  d'un  créancier  dur  et  inflexible  qui  lie  son  débiteur  et  lui 
impose  des  conditions.  Que  dit  l'Angleterre  par  l'organe  de  lord 
John  Russell  parlant  au  représentant  britannique  à  Madrid?  «  Vous 
êtes  chargé  de  demander  une  déclaration  écrite  portant  que,  si  dans 
le  cours  des  hostilités  les  troupes  espagnoles  occupent  Tanger,  cette 
occupation  sera  temporaire  et  ne  se  prolongera  pas  au-delà  de  la 
ratification  d'un  traité  de  paix  entre  l'Espagne  et  le  Maroc,  parce 
que,  si  l'occupation  devait  durer  jusqu'au  paiement  d'une  indem- 
nité, elle  pourrait  arriver  à  être  permanente,  et  aux  yeux  du  gou- 
vernement de  sa  majesté,  une  occupation  permanente  serait  incom- 
patible avec  la  sécurité  de  Gibraltar  (22  septembre  1859).  »  Et 
quelques  jours  plus  tard,  le  15  octobre  :  «  Vous  direz  au  ministre 
des  affaires  étrangères  que  le  gouvernement  de  sa  majesté  désire 
ardemment  qu'il  n'y  ait  aucun  changement  de  possession  territo- 
riale sur  la  côte  mauresque  du  détroit.  L'importance  qu'il  donne  à 
cet  objet  n*est  nullement  douteuse,  et  il  lui  serait  impossible,  de 
même  qu'à  toute  autre  puissance  maritime,  de  voir  avec  indifférence 
l'occupation  permanente  par  l'Espagne  d'une  semblable  position 
sur  cette  côte,  position  qui  permettrait  de  troubler  dans  le  détroit 
le  passage  des  navires  qui*  fréquentent  la  Méditerranée  pour  les 
opérations  commerciales.  » 

Et  que  répond  le  cabinet  de  Madrid  à  ces  significations  assez  im- 
péi'ieuses?  Le  ministre  des  affaires  étrangères,  M.  Calderon  Collan- 
tes, écrit  en  effet  que  si  Tanger  est  occupé,  il  ne  le  sera  que  tem- 
porairement, jusqu'à  la  ratification  de  la  paix.  En  réservant  une 
certaine  indépendance  générale  d'action  et  le  choix  des  garanties 
qui  seront  réclamées,  il  déclare  néanmoins  que  «l'Espagne  ne 
prendra  dans  le  détroit  aucun  point  dont  la  position  pourrait  lui 
assurer  une  supériorité  périlleuse  pour  la  navigation.  »  L'Angleterre 
ne  pouvait  exiger  mieux  et  plus.  On  a  pu  croire,  on  a  supposé  que 
l'Espagne  n'avait  contracté  ces  obligations  qu'après  avoir  pris  le 
conseil  de  la  France,  après  avoir  acquis  la  certitude  qu'elle  ne  serait 
point  appuyée.  Sans  prétendre  scruter  ces  mystères,  on  pourrait 
peut-être  dire  tout  le  contraire,  et  de  là  est  née  l'importance  pres- 
que européenne  qu'a  paru  prendre  un  moment  la  guerre  du  Maroc. 

Le  cabinet  de  Madrid,  si  nous  ne  nous  trompons,  s'est  donc  lié  en 
pleine  connaissance  de  cause,  lorsqu'il  n'eût  tenu  qu'à  lui  de  pré- 
sumer qu'il  pourrait  marcher  en  avant,  et  s'il  a  pris  ce  parti,  c'est  vrai- 
semblablement après  avoir  consulté  la  situation  générale  de  l'Eu- 
rope, en  songeant  que  l'intérêt  espagnol  pourrait  bien  à  un  jour 
donné  ne  pas  prévaloir  sur  d'autres  nécessités.  Or  ces  engagemens. 


J32  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ces  limitations  imposées  à  Taction  de  l'Espagne,  toute  cette  partie 
officielle  et  intime  de  la  question  africaine,  c'est  là  ce  que  ne  savait 
pas  l'opinion  publique,  et  lorsque  le  jour  s'est  fait  sur  ces  négocia- 
tions, l'opinion  et  le  gouvernement  ont  paru  suivre  des  voies  diffé- 
rentes. Le  mécompte  de  l'esprit  public  a  éclaté  ;  il  a  redoublé  lors- 
que le  cabinet  est  allé  demander  aux  cortès  l'aggravation  de  toutes 
les  contributions,  car  l'importance  des  appareils  militaires  et  des 
sacrifices  financiers  semblait  dès  lors  disproportionnée  avec  le  but 
qu'on  poursuivait. 

On  l'a  dit  avec  raison  à  Madrid  dans  une  brochure  qui  a  paru 
sous  le  titre  de  Aspecto  diplomatico  de  la  cuestion  de  Marruecos,  et 
dont  la  circulation  a  été  interdite.  Le  principe  même  de  la  guerre 
admis,  il  y  avait  deux  politiques  possibles  pour  le  gouvernement  de 
la  reine  Isabelle;  l'Espagne  pouvait  agir  rapidement,  vigoureuse- 
ment, sans  laisser  au  Maroc  le  temps  de  se  réfugier  dans  les  sub- 
terfuges, en  n'allant  point  au-delà  d'un  acte  de  justice  sommaire, 
d'une  vengeance  exemplaire  tirée  de  l'outrage  fait  à  son  pavillon. 
Par  ce  système,  de  grands  sacrifices  étaient  épargnés  au  pays,  la 
diplomatie  étrangère  n'avait  pas  le  temps  d'intervenir,  et  l'Espagne 
montrait  par  un  coup  de  vigueur  et  d'éclat  qu'elle  savait  au  besoin 
sauvegarder  son  honneur.  Il  y  avait  une  autre  politique,  celle  d'une 
guerre  acceptée  avec  toutes  ses  chances  et  ses  sacrifices  dans  une 
vue  de  civilisation  et  d'agrandissement  moral  et  territorial;  mais 
alors  il  ne  fallait  pas  se  laisser  lier  par  des  engagemens  dont  la 
dignité  même  du  pays  avait  à  souffrir.  Chose  étrange,  le  cabinet  de 
Madrid  n'a  exclusivement  adopté  aucune  de  ces  politiques;  mais  il 
les  a  mêlées,  et  en  élevant  ses  forces  et  ses  préparatifs  au  niveau 
des  plus  grands  desseins,  il  s'est  laissé  imposer  d'avance  un  résultat 
diplomatiquement  restreint,  ramené  à  une  simple  réparation  d'in- 
jure :  dételle  façon  que  le  général  O'Donnell  s'est  trouvé  subitement 
dans  l'alternative  de  perdre  pour  sa  position  personnelle  le  prix  de 
la  diversion  patriotique  qu'il  avait  recherchée,  ou  de  suivre  l'im- 
pulsion du  sentiment  national  en  confiant  l'interprétation  de  ses  en- 
gagemens à  l'imprévu  de  la  guerre  et  de  la  victoire,  au  risque  de 
renouveler  une  crise  européenne  dont  le  cabinet  de  Madrid  avait 
refusé  de  prendre  la  responsabilité  à  l'origine.  Lorsque  la  France, 
en  1830,  allait  à  Alger,  elle  marchait  aussi  vers  l'inconnu,  elle  ne 
savait  pas  en  partant  ce  qu'elle  ferait;  mais  elle  avait  refusé  de  se 
lier,  et  en  suivant  sa  fortune,  elle  a  pu  quelquefois  mécontenter  l'An- 
gleterre sans  manquer  à  des  engagemens  comme  ceux  qui  fixent  en 
ce  moment  une  limite  à  l'épée  de  l'Espagne. 

Voilà  donc  où  l'Espagne  se  trouve  conduite  à  travers  une  série 
de  luttes  ou  d'évolutions  plus  intimes  qu'éclatantes,  et  dont  le  der- 


l'espagne  et  le  ministère  o'donnell.  13â 

nier  mot  n'est  pas  dit  encore.  La  guerre  du  Maroc  est  venue  tout 
effacer  :  elle  a  été  et  elle  ne  cesse  d'être  une  émouvante  diversion 
dans  un  pays  depuis  si  longtemps  replié  en  lui-même;  elle  ne  change 
pas  l'essence  de  la  politique  espagnole,  elle  ne  fait  que  jeter  mo- 
mentanément un  voile  sur  une  situation  intérieure  dont  le  princi- 
pal caractère  est  l'indécision  et  la  confusion.  Le  système  du  général 
O'Donnell,  ce  système  dont  les  circonstances  expliquent  l'avènement 
et  le  succès  jusqu'ici,  avait  l'avantage  d'apparaître  comme  un  re- 
mède à  ce  mal  profond  et  chronique,  comme  un  moyen  de  consti- 
tuer une  situation  nouvelle.  En  elle-même,  l'idée  du  comte  de  Lu- 
cena  eât  évidemment  une  idée  heureuse  qui  a  fait  la  force  de  celui 
qui  l'a  adoptée  comme  un  drapeau.  Par  le  fait,  elle  s'est  trop  sou- 
vent égarée  dans  des  considérations  d'intérêt  personnel  qui  ont 
paru  quelquefois  en  atténuer  les  résultats,  et  si  elle  devait  rester 
avec  ce  caractère  dominant  d'une  personnalité  trop  absorbante,  elle 
finirait  à  la  longue  par  déguiser  sous  un  air  libéral  une  idée  assez 
absolutiste,  celle  de  l'arbitrage  d'un  pouvoir  supérieur  à  tous  les 
partis,  indépendant  des  opinions  organisées,  se  fortifiant  ou  croyant 
se  fortifier  des  divisions  et  des  faiblesses  de  tous.  Ceux  qui  préten- 
dent gouverner  sans  les  partis  et  ceux  qui  prétendent  les  amalga- 
mer tous  méconnaissent  également  les  conditions  de  la  liberté  et  du 
système  constitutionnel.  Les  partis  sont  un  organisme  essentiel  de 
ce  régime  ;  ils  sont  la  représentation  vivante  et  légitime  des  tradi- 
tions, des  vœux,  des  instincts  divers  d'un  pays;  ce  sont  des  forces 
collectives  qui,  par  leur  contradiction  même,  empêchent  toutes  les 
usurpations.  C'est  le  jour  où  les  partis  ont  commencé  de  se  décom- 
poser au-delà  des  Pyrénées,  que  le  système  constitutionnel  a  été 
menacé  par  ceux  qui  voulaient  le  ramener  vers  l'absolutisme  et  par 
ceux  qui  voulaient  le  pousser  vers  l'anarchie.  C'est  par  les  divisions 
que  le  parti  modéré,  le  plus  vraiment  constitutionnel  de  la  Pénin- 
sule, s'est  affaibli;  c'est  en  se  reconstituant,  en  se  ralliant  sous  le 
drapeau  d'une  pensée  sincère  de  libéralisme  conservateur,  qu'il 
peut  retrouver  son  ascendant,  et  alors  une  guerre  comme  celle  du 
Maroc  ne  sera  plus  seulement  un  épisode  accidentel  et  heureux  : 
elle  sera  l'acte  de  vie  d'une  nation  qui  n'a  besoin  que  d'avoir  des 
institutions  stables  et  d'être  conduite  pour  retrouver  des  destinées 
nouvelles. 

Charles  de  Mazade. 


LA 


MARINE  FRANÇAISE 

DANS  LA  GUERRE  D'ITALIE 


l'escadre  de  L'ADRIATIQUE.    —   LA  FLOTTILLE  DU  LAC   DE   GARDE. 


La  marine  française  n'a  point  combattu  dans  la  dernière  guerre; 
mais  si  l'occasion  de  la  lutte  lui  a  manqué,  il  a  suffi  de  quelques  opé- 
rations brusquement  interrompues  pour  montrer  ce  qu'on  pourrait 
attendre  de  nos  escadres  devant  l'ennemi.  La  flotte  de  l'Adriatique, 
la  flottille  du  lac  de  Garde,  ont  traversé  des  épreuves  chaque  jour 
renouvelées,  avec  une  énergie,  une  persévérance,  qui  ne  sont  pas 
entièrement  restées  stériles,  et  dont  il  est  permis  peut-être  de  rap-- 
peler  le  souvenir,  quand  on  a  été  mêlé  pour  une  part,  si  modeste 
qu'elle  soit,  aux  événemens  de  la  dernière  campagne.  ' 

Comme  auxiliaire  de  l'armée  de  terre,  la  marine  française  avait 
à  remplir  dans  les  mers  et  les  lacs  d'Italie  une  tâche  considérable. 
Le  but  de  nos  eflbrts  était  la  chute  du  quadrilatère.  La  victoire  de 
Solferino  permettait  de  faire  le  siège  de  Peschiera  et  le  blocus  de 
Mantoue,  double  entreprise  qui  réclamait  impérieusement  le  con- 
cours de  la  marine.  Un  dernier  point  d'attaque  était  Vérone,  et  ici 
encore  les  mouvemens  de  la  flotte  devaient  s'unir  étroitement  à 
ceux  de  l'armée  de  terre.  L'expédition  maritime  de  l'Adriatique  de- 
vait nous  livrer  Venise  et  assurer  l'occupation  d'un  point  quelconque 


f 


LA   FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  135 

de  la  terre  ferme ,  Ghioggia  par  exemple ,  destiné  à  recevoir  des 
troupes  qui,  reliées  avec  l'armée,  auraient  aisément  refoulé  les 
Autrichiens  derrière  la  Brenta  et  tourné  enfin  Vérone.  L'expédition 
de  l'Adriatique  était  mieux  qu'une  simple  diversion,  c'était  une  at- 
taque sérieuse,  qui  pouvait  nous  donner  la  Yénétie  en  faisant  tom- 
ber dans  nos  mains  la  plus  importante  des  redoutables  forteresses 
regardées  à  juste  titre  comme  la  clé  du  pays.    . 

Dans  la  dernière  guerre  d'Italie,  notre  armée  de  terre  formait 
donc  le  centre,  et  l'escadre  les  deux  ailes  extrêmes  de  l'attaque.  La 
marine  coupait  les  grandes  lignes  de  communication  de  l'ennemi 
avec  le  reste  de  l'empire  par  les  voies  rapides  :  d'un  côté  par  Trieste, 
Yenise  et  Trévise,  de  l'autre  par  Botzen,  Roveredo  et  Riva.  Les  flancs 
et  les  derrières  de  l'armée  se  trouvaient  ainsi  complètement  cou- 
Yerts.  On  suivait  une  tactique  analogue  à  celle  dont  les  résultats 
avaient  été  si  heureux  dans  la  guerre  de  Crimée.  En  s' emparant  de 
Kertch,  de  lenikalé  et  des  villes  du  littoral  de  la  mer  d'Azof,  en  brû- 
lant les  approvisionnemens  des  Russes,  en  interceptant  la  route  des 
renforts  par  le  Don,  et  plus  tard  par  le  Dnieper,  en  démantelant 
Kinburn,  la  marine  avait  alors  resserré  la  guerre  dans  une  presqu'île 
qu'elle  isolait  du  reste  de  la  Russie.  Le  rôle  si  utile  que  la  marine 
avait  rempli  dans  la  guerre  d'Orient,  elle  pouvait  le  reprendre  avec 
plus  d'éclat  encore  dans  la  guerre  d'Italie,  soit  en  assurant  la  pré- 
sence à  temps  de  nos  troupes  sur  les  champs  de  bataille  par  des 
transports  multipliés,  soit  en  protégeant,  en  secondant  même  leurs 
manœuvres  par  de  puissantes  diversions. 

Si  l'on  veut  maintenant  voir  dans  la  marine  non  plus  seulement 
l'auxiliaire  de  l'armée  de  terre,  mais  un  instrument  de  combat  servi 
par  ses  propres  ressources,  les  travaux  accomplis  par  la  flottille  dn 
lac  de  Garde  ne  sont  pas  moins  dignes  d'attention,  comme  témoi- 
gnage d'un  emploi  nouveau  de  la  force  navale.  Devant  Venise,  on  a 
pu  reconnaître  combien  il  importe  d'avoir  toujours  à  la  mer  un  ma- 
tériel blindé  et  cuirassé,  en  prévision  d'une  attaque  contre  une  place 
forte  maritime.  Dans  le  lac  de  Garde,  on  a  pressenti  ce  que  pourrait 
faire,  si  elle  était  jamais  mise  à  l'œuvre,  une  marine  de  création 
toute  récente,  appelée  à  porter  des  coups  non  moins  redoutables 
dans  l'intérieur  des  terres  que  sur  les  côtes.  Observés  sur  ces  deux 
théâtres  d'action,  d'abord  dans  l'Adriatique,  puis  sur  le  lac  de 
Garde,  nos  marins  ont  été,  on  s'en  convaincra  sans  peine,  les  dignes 
émules  de  nos  soldats. 


136  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 


Dès  le  commencement  de  la  guerre,  la  marine  autrichienne  avait 
renoncé  à  toute  idée  de  lutte  de  bâtimens  à  bâtimens  contre  la  ma- 
rine française.  L'ennemi  s'enferma  dans  ses  ports,  coula  une  partie 
de  ses  navires  à  l'entrée  des  passes,  ou  les  désarma  complètement 
pour  transporter  les  canons  et  les  équipages  dans  les  forts  de  la 
terre  ferme;  il  nous  livra  la  mer,  et  nous  permit  ainsi  de  choisir 
sûrement  notre  point  d'attaque.  En  détruisant  de  leurs  propres 
mains  un  matériel  assez  considérable  sans  le  faire  combattre,  les  Au- 
trichiens se  mettaient  dans  une  position  des  plus  désavantageuses. 
Les  Américains  en  1812,  dans  la  guerre  qu'ils  soutinrent  contre 
l'Angleterre,  avaient  donné  un  plus  noble  exemple  de  ce  que  peut 
une  marine  décidée  à  racheter,  en  présence  de  l'ennemi,  l'infériorité 
du  nombre  par  la  -  rapidité  des  mouvçmens.  Avec  un  petit  nombre 
de  frégates  à  voiles  d'une  grande  vitesse  et  armées  d'une  artil- 

.  lerie  formidabk,  ils  battirent  la  mer,  s' attaquant  à  leurs  égaux  en 
force,  tombant  sur  les  faibles,  et  croisèrent  jusque  dans  la  Man- 
che. Aidés  de  la  vapeur,  les  Autrichiens  pouvaient  imiter  cette  tac- 
tique. Profitant  des  nombreux  refuges  qu'offrent  les  archipels  de 
l'Adriatique  et  de  la  Méditerranée,  ils  pouvaient  jeter  le  trouble 
dans  nos  convois,  causer  des  pertes  énormes  à  notre  commerce,  et 
nous  empêcher  d'agir  en  quelque  sorte  à  coup  sûr.  Dans  leur  ma- 
rine naissante,  ils  créaient  ainsi  une  brillante  tradition  qui  lui  man- 
que encore.  Rien  ne  doit  affaiblir  l'énergie  morale  d'un  corps  d'of- 
ficiers comme  le  suicide  complet  de  toute  une  marine. 

Servi  par  la  maladroite  attitude  de  l'Autriche,  le  contre-amiral 
Jurien  de  La  Gravière  put  donc  partir  avec  une  escadre  réduite  à 
deux  vaisseaux,  une  frégate  et  un  aviso,  pour  croiser  dans  l'Adria- 
tique. Il  appareilla  de  Toulon  le  20  mai  1859,  et  notifia  le  l'^''  juin, 
à  son  arrivée  devant  Venise,  le  blocus  effectif  de  tous  les  ports  de 
guerre  de  l'Autriche.  L'escadre  de  blocus,  comme  elle  s'appela, 
trouva  Venise  dans  un  état  formidable  de  défense.  Les  Autrichiens 
avaient  encore  augmenté  par  des  forts  redoutables  toutes  les  difîi- 

*  cultes  que  présentent  les  lagunes  à  l'attaque  de  cette  place.  Deux 
îles,  espèces  de  langues  de  terre  très  basses  et  très  minces,  forment 
par  leurs  extrémités  trois  passes  étroites.  Ce  sont,  à  commencer  par 
le  nord,  celles  du  Lido,  de  Malamocco  et  de  Chioggia.  Chacune  de 
ces  îles  était  bornée  par  une  ligne  d'estacade  et  une  rangée  de  na- 
vires coulés.  La  première  était  défendue  en  outre  par  le  fort  du 
Lido,  la  seconde  par  ceux  d'Alberoni,  de  San-Pietro  et  la  jetée  de 
Malamocco,  la  troisième  par  le  fort  et  le  bastion  Caraman ,  le  fort 


LA   FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  137 

San-Felice  et  la  ville  de  Ghioggia.  Enfin ,  pour  se  rendre  maître  de 
la  route  de  Padoue,  il  fallait  éteindre  le  feu  du  bastion  et  du  pont 
de  Maderno  et  bombarder  Brandolo.  Tout  ce  système  de  défense 
était  complété  par  de  nombreuses  batteries  disséminées  de  chaque 
côté  des  lagunes.  On  était  convaincu  d'ailleurs  que  l'ennemi  avait 
remplacé  ses  canons  de  18  et  de  12  par  des  pièces  de  30  venant  de 
sa  flotte. 

Pour  triompher  de  tous  ces  obstacles,  nos  ports  du  nord  armèrent 
non-seulement  la  plupart  de  leurs  navires,  mais  encore  les  canon- 
nières de  première  et  de  deuxième  classe  qui  s'y  trouvaient  depuis 
la  paix  avec  la  Russie.  Toulon  prépara  en  outre  les  trois  batteries 
flottantes  dont  les  services  à  Kinburn  avaient  été  si  bien  appré- 
ciés (1).  On  décréta  le  23  mai  la  composition  de  l'escadre  de  guerre 
proprement  dite,  qui  fut  divisée  en  deux  catégories  bien  distinctes, 
sous  les  ordres  du  vice -amiral  Romain-Desfossés.  La  première  se 
composa  de  quatre  vaisseaux  à  vapeur  et  de  deux  frégates  à  hélice.  La 
deuxième,  la  véritable  escadre  de  siège,  sous  les  ordres  du  contre- 
amiral  Bouët-Willaumez,  renfermait  deux  divisions  :  la  première 
comprenant  trois  groupes,  quatre  frégates  à  roues,  trois  batteries 
flottantes  et  cinq  chaloupes  canonnières;  la  deuxième,  sous  les  or- 
dres du  capitaine  de  vaisseau  Laroncière  Le  Noury,  forte  de  qua- 
torze canonnières  de  première  et  de  deuxième  classe,  et  de  quatre 
corvettes  à  vapeur  à  roues.  Une  division  navale  sarde  de  deux  fré- 
gates et  de  trois  corvettes  et  avisos  à  vapeur  devait  se  joindre  à 
l'escadre  française.  Un  détachement  d'artillerie  de  marine  avec  huit 
mortiers  à  plaques,  quatre  compagnies  d'infanterie  de  marine  et  au- 
tant de  matelots  fusiliers,  fortes  de  cent  hommes  chacune,  furent 
désignés  pour  être  embarqués  sur  ces  difl'érens  bâtimens,  comme 
têtes  de  colonnes  d'assaut,  et  fournir  une  garnison  dans  les  îles  et 
les  forts  dont  l'armée  navale  pouvait  s'emparer.  La  flotte  combinée 
se  trouvait  ainsi  portée  au  chiffre  de  cinquante-quatre  bâtimens  de 
guerre  de  tous  rangs,  armés  de  plus  de  huit  cents  pièces  de  30,  50, 
80,  de  canons  rayés,  et  montés  par  douze  mille  matelots.  Yingt  et  un 
transports  de  commerce  chargés  de  vivres,  munitions  et  charbon, 
devaient  suivre  la  flotte  et  pourvoir  à  son  ravitaillement.  L'escadre 
du  contre-amiral  Jehenne,  de  quatre  vaisseaux  et  de  deux  frégates  à 
hélice,  restait  en  réserve  à  Toulon,  pour  faire  face  aux  éventualités 
et  aux  transports  de  troupes  d'Algérie  à  Venise.  Brest  arma  encore 
quatre  vaisseaux ,  qui  furent  placés  sous  les  ordres  du  vice-amiral 
Fourichon. 


(1)  Voyez,  sur  les  batteries  flottantes  dar-s  la  guerre  d'Orient,  la  Eevue  du  i"  et  du 
15  février  1858. 


138  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Avant  l'ouverture  des  hostilités,  toutes  les  canonnières  de  pre- 
mière et  de  deuxième  classe  avaient  été  transformées  en  bâtimens 
de  guerre  ordinaires.  Après  leur  retour  de  la  Baltique  et  de  la  Mer- 
Noire,  on  leur  avait  enlevé  leur  masque  en  bois  avec  son  blindage, 
composé  de  plaques  en  fer  de  10  centimètres  d'épaisseur;  la  mâture 
avait  été  aussi  augmentée.  Cette  opération  avait  été  motivée  par  l'en- 
voi probable  de  ces  canonnières  en  Chine,  en  remplacement  de  celles 
qui  y  sont  depuis  plus  de  trois  ans.  Dans  une  aussi  longue  traversée, 
quoique  les  canonnières  soient  toujours  remorquées  ou  convoyées, 
il  pouvait  arriver  des  circonstances  de  mer  qui  leur  eussent  fait  per- 
dre leurs  remorqueurs;  l'on  dut  prévoir  ce  contre- temps  et  les  ren- 
dre capables  de  naviguer  seules  avec  le  secours  de  leurs  voiles  et 
de  leur  machine.  Aussi,  dès  leur  arrivée  à  Toulon,  on  leur  fit  su- 
bir une  nouvelle  transformation  en  vue  d'une  mission  nouvelle.  Le 
mât  de  misaine  fut  augmenté,  celui  de  beaupré  enlevé  et  remplacé 
par  un  plus  faible,  l'avant  fut  coupé,  et  l'on  y  contruisit  un  nouveau 
masque  blindé,  percé  de  deux  sabords,  pour  mettre  en  batterie  deux 
canons  de  50.  Ce  travail,  qu'on  eut  à  faire  lorsque  déjà  tous  ces 
petits  bâtimens  étaient  armés  et  prêts  à  partir,  prit  de  la  fm  de  mai 
jusqu'au  milieu  de  juin. 

Le  12,  les  qiiatre  frégates- à  roues,  remorquant  les  trois  batteries 
flottantes,  que  le  mode  de  construction  et  la  faiblesse  de  la  machine 
empêchent  de  naviguer  seules,  appareillèrent  de  Toulon.  Les  canon- 
nières, par  groupes  de  trois  ou  quatre,  et  les  transports  partirent 
du  12  au  18  juin  à  la  remorque  des  vaisseaux.  Le  rendez-vous  gé- 
néral de  l'escadre,  passant  par  les  bouches  de  Bonifacio  et  le  détroit 
de  Messine,  était  Antivari,  rade  foraine  sur  les  côtes  du  Monténé- 
gro. Ce  point  de  ralliement  à  l'entrée  de  la  mer  Adriatique  était  in- 
dispensable à  toute  cette  flotte,  qui  marchait  lentement  et  par  pe- 
tites fractions.  Malgré  la  grosseur  de  la  mer  et  les  mouvemens  de 
roulis  qu'elle  causait  à  tous  les  navires,  on  accosta  les  transports 
comme  les  canonnières  le  long  des  vaisseaux,  et  l'on  remplaça  le 
charbon  consommé.  Quatre  jours  furent  employés  à  cette  opération 
longue,  difficile  et  dangereuse  pour  des  bâtimens  mouillés  en  pleine 
côte.  Le  30  juin,  à  cinq  heures  du  soir,  l'amiral  donna  le  signal 
du  départ.  L'escadre  avec  ses  transports  fut  divisée  encore  en  trois 
groupes,  dont  le  dernier  devait  appareiller  quinze  heures  après  le 
départ  du  premier.  Le  second  point  de  relâche  était  l'île  de  Lossini. 

Personne  n'ignore  que  la  mer  Adriatique  est  sujette  à  des  coups  de 
vent  de  nord-est  qu'on  appelle  hora  dans  le  pays,  et  dont  la  vio- 
lence, proverbiale  chez  les  marins,  bouleverse  tellement  les  eaux 
du  golfe  qu'un  bâtiment,  même  au  mouillage,  peut  sombrer  sur  ses 
ancres.  Avec  cet  immense  convoi,  avec  des  bâtimens  très  petits 


,LA    FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  139 

comme  les  chaloupes  canonnières,  ou  naviguant  mal  comme  les  bat- 
teries flottantes,  avec  un  grand  nombre  de  transports  de  guerre  et 
du  commerce  lourdement  chargés  de  vivres  et  de  charbon,  il  était 
de  la  dernière  imprudence  d'aller  croiser  et  mouiller  en.  pleine  côte 
devant  Venise.  Un  désastre  comme  celui  de  Charles-Quint  près  d'Al- 
ger, un  ouragan  comme  celui  du  lA  ilovembre  1854  à  Sébastopol, 
étaient  deux  dangers  à  éviter.  Il  fallait  donc  à  nos  vaisseaux  un  abri 
contre  la  tempête,  une  retraite  assurée,  des  magasins,  des  hôpitaux, 
une  base  d'opération;  en  un  mot,  il  nous  fallait  un  Kamiesh.  Le  chok 
de  l'amiral  se  porta  sur  l'île  de  Lossini,  une  des  plus  grandes  de 
l'archipel  de  la  côte  de  Dalmatie.  Lossini  a  un  port  spacieux  nommé 
Augusto,  parfaitement  sûr,  d'un  abord  facile  et  d'une  défense  aisée. 
La  position  de  cette  île,  à  vingt  lieues  de  Venise,  très  près  de  Pola, 
en  face  d'Ancône  et  de  Rimini,  qui  était  alors  la  tête  du  télégraphe 
franco-italien,  permettait  à  l'escadre  de  surveiller  les  points  les  plus 
intéressans  de  la  côte,  de  resserrer  son  blocus,  et  plus  tard  de 
prendre  son  élan,  loin  des  regards  de  l'ennemi.  L'importance  stra- 
tégique d'un  pareil  point  était  tellement  évidente  que  tout  le  monde 
croyait  y  trouver  une  résistance  des  plus  énergiques. 

Le  premier  groupe,  parti  d'Ântivari,  sous  les  ordres  de  Tamiral 
Desfossés,  était  composé  des  vaisseaux  la  Bretagne^  le  Redoutable, 
de  la  frégate  à  roues  le  Mogador  remorquant  la  batterie  flottante  la 
Lai')e,  de  huit  canonnières,  de  la  frégate  sarde  le  Victor-Emmanuel , 
de  deux  avisos  et  du  transport  YAriége.  Il  se  trouva  le  3  juillet  au 
matin  devant  le  port  Augusto.  L'escadre  fit  son  entrée  dans  la  passe 
en  ordre  de  bataille  et  en  branle-bas  de  combat;  mais  il  n'y  avait 
nul  indice  de  défense,  et  l'on  mouilla  tranquillement  à  300  mètres 
de  la  ville,  située  au  fond  et  au  sud  de  cette  magnifique  rade  fer- 
mée. Les  Autrichiens  avaient  tout  évacué,  oubliant  ainsi  qu'avec  la 
vapeur  cette  île  devenait  entre  nos  mains  comme  la  première  paral- 
lèle creusée  devant  Venise. 

Le  3  au  soir,  les  huit  compagnies  formant  les  colonnes  d'assaut  fu- 
rent débarquées.  En  attendant  que  l'ordre  d'attaquer  vînt  à  la  flotte, 
on  employa  les  journées  du  4,  du  5  et  du  6  à  s'établir  fortement 
dans  l'île  et  à  compléter  le  charbon  des  bàtimens.  On  mit  à  terre 
plus  de  300  tonneaux  de  vivres,  des  munitions  de  toute  espèce,  des 
outils  et  les  appareils  distillatoires  pour  faire  de  l'eau  douce,  dont 
Lossini  manque  totalement.  Les  bàtimens  de  la  flotte  de  siège,  armés 
à  la  hâte  à  Toulon,  mais  pourvus  d'excellens  matelots  canonniers, 
firent  des  exercices  à  feu.  Les  batteries  flottantes,  qui  ne  vont  au 
combat  qu'avec  leur  coque,  furent  démâtées.  Les  vaisseaux  se  dé- 
barrassèrent des  cordes,  des  voiles  et  des  mâts  de  perroquet,  inu- 
tiles dans  un  combat  sous  vapeur  et  à  l'ancre,  et  dont  la  chute  sur 


£^0  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  pont  augmente  les  ravages  des  boulets  et  gêne  le  tir  de  l'artille- 
rie. Sur  vingt  et  un  petits  bâtimens  du  pays,  appelés  trahacoU,  pris 
pendant  le  blocus  ou  trouvés  au  port  Augusto,  on  construisit  des 
plates -formes  pour  recevoir  les  mortiers  et  les  canons -obusiers 
de  0",16  des  chaloupes.  En  un  mot,  par  des  travaux  incessans  de 
jour  et  de  nuit.  Ton  se  prépara  pour  une  lutte  prochaine,  et  qui 
devait  être  sérieuse. 

L'attaque  contre  Venise  et  Ghioggia  avait  pour  but,  on  le  sait,  de 
nous  relier  à  l'armée  de  terre;  la  présence  d'un  corps  nombreux 
de  débarquement  à  bord  des  vaisseaux  était  donc  absolument  néces- 
saire. Les  marins  de  l'escadre  pouvaient  bien,  après  que  le  feu  des 
forts  eût  été  éteint,  tenter  un  coup  de  main  hardi,  occuper  des  bas- 
tions; mais  ils  n'étaient  pas  assez  nombreux  pour  enlever  à  l'abor- 
dage et  garder  une  ville  de  25,000  habitans  comme  Ghioggia.  Ils 
eussent  été  assiégés  après  leur  victoire,  et  le  but  que  l'on  se  propo- 
sait n'eût  pas  été  atteint.  Aussi,  dès  que  la  victoire  de  Solferino  nous 
eut  assuré  la  ligne  du  Mincio,  l'ordre  fut  expédié  à  une  des  divisions 
de  Paris  de  partir  pour  Toulon,  de  s'embarquer  sur  deux  transports, 
éi  de  former,  sous  le  commandement  du  général  Wimpfen,  l'a- 
vant-garde  d'un  corps  d'armée  qui  devait  venir  plus  tard  d'Algérie 
sur  les  bâtimens  de  l'escadre  de  l'amiral  Jéhenne. 

Le  5  juillet,  trois  mille  hommes  d'infanterie  arrivèrent  devant 
Venise,  où  ils  ne  trouvèrent  que  l'escadre  de  blocus.  Ils  revinrent 
aussitôt  à  Lossini,  oii  on  les  attendait  avec  une  grande  impatience, 
car  l'ordre  d'attaquer  pouvait  venir  d'un  moment  à  l'autre,  et  sans 
l'infanterie  le  rôle  de  la  marine  devant  Venise  se  bornait  à  une 
simple  canonnade  comme  celle  du  17  octobre  devant  Sébastopol. 
Les  soldats  entassés  sur  les  transports  furent  répartis  sur  ces  vais- 
seaux; on  voulait  ainsi  rendre  leur  débarquement  plus  prompt  lors- 
que le  moment  serait  venu.  Enfin,  le  7  juillet  au  matin,  une  dé- 
pêche de  l'empereur  datée  du  6  donnait  l'ordre  de  marcher  sur 
Venise,  et  mettait  un  terme  à  l'impatience  de  tous  ces  braves  gens. 
L'activité  redoubla;  cette  fièvre  de  gloire  qui  saisit  tous  les  hommes 
à  l'approche  d'un  combat  faisait  oublier  les  fatigues.  Quand  le  8 
au  matin  le  signal  d'appareiller  fut  hissé  en  tête  du  grand  mât  du 
vaisseau  amiral,  tout  le  monde  était  prêt  à  faire  joyeusement  son 
devoir. 

Personne  alors  ne  doutait  du  succès;  les  dispositions  des  Véni- 
tiens en  notre  faveur  étaient  connues,  et  deux  jours  suffisaient  à  la 
marine  française  pour  triompher  des  obstacles  longtemps  amassés 
par  r ennemi.  Tout  le  poids  du  combat  devait  porter  principalement 
sur  les  bâtimens  blindés  composant  l'escadre  dite  de  siège.  Les 
huit  compagnies  venues  de  Toulon,  les  fusiliers  des  vaisseaux,  trois 


I 
I 

I 


LA   FLOTTILLE    DU    LAC    DE   GARDE.  lÙÎ 

cents  gabiers  armés  de  revolvers]  et  les  troupes  du  général  Wimpfen 
devaient  enlever  les  forts  à  mesure  qu'ils  eussent  été  éteints  et  dé- 
mantelés. Les  fonds  de  10  mètres  ne  commençant  qu'à  plus  d'un 
mille  marin  du  rivage  (1) ,  les  vaisseaux  et  les  grandes  frégates 
étaient  forcés  de  se  tenir  à  cette  distance  de  la  place  ;  ils  devaient 
donc  tirer  à  toute  volée,  puisqu'ils  avaient  peu  de  canons  rayés, 
et  ne  servaient  en  quelque  sorte  que  comme  moyen  de  puissante 
diversion. 

Cependant  l'escadre  s'avançait  vers  Venise.  Une  noble  émulation 
régnait  parmi  ces  douze  mille  marins,  car  ils  avaient  l'armée  à  éga- 
ler, et  leur  victoire  ne  devait-elle  pas  rendre  la  liberté  à  tout  un 
peuple? 

II. 

Vers  le  milieu  du  mois  de  mai  1859,  une  dépêche  du  ministre  de 
la  marine  ordonnait  d'embarquer  sur  deux  transports  de  l'état  les 
cinq  chaloupes  canonnières  démontées  qui  se  trouvaient  dans  l'arse- 
nal de  Toulon.  Le  contre-amiral  Dupouy,  un  capitaine  de  frégate 
chef  d'état-major,  cinq  officiers  de  marine,  un  commissaire  de  divi- 
sion, un  chirurgien ,  un  ingénieur,  quatre-vingt-quinze  matelots  et 
cent  cinquante  ouvriers  de  diflerens  inétiers,  tel  était  le  personnel 
d'une  expédition  dont  la  première  étape  était  Gênes,  mais  dont  le  but 
restait  ignoré. 

Pour  peu  qu'on  ait  étudié  le  caractère  des  marins,  si  accessibles 
aux  émotions  généreuses,  on  comprendra  facilement  l'effet  que  pro- 
duisit dans  le  port  de  Toulon  l'annonce  officielle  d'une  campagne 
dont  on  parlait  depuis  longtemps  sans  trop  y  croire  et  sans  en  com- 
prendre la  portée.  Pas  un  ne  voulait  perdre  une  si  belle  occasion  de 
conibattre  à  côté  de  l'armée  de  terre,  car  dans  cette  guerre,  qui 
commençait  à  peine,  presque  tous  craignaient  d'être  employés  à 
un  long  blocus  dans  l'Adriatique  ou  à  des  transports  continuels  de 
troupes  entre  Toulon  et  Gênes.  La  pensée  de  tous  se  détournait  de 
Venise  :  la  marine  autrichienne  s'était  déjà  réfugiée  dans  ses  ports- 
les  petites  chaloupes  semblaient  donc  en  ce  moment  être  les  seuls 
bâtimens  qui  dussent  aller  au  feu.  Aussi,  sans  distinction  de  grade, 
chacun  souhaitait-il  ardemment  d'être  appelé  à  l'honneur  de  les 
commander. 

—  Mais  que  pouvez- vous  faire?  demandait-on  aux  officiers  dési- 
gnés par  l'amiral  pour  l'accompagner.  —  Vos  navires  sont  trop  pe- 
tits, disait  l'un;  — trop  grands,  disait  l'autre.  —  Annibal  a  passé  les 

(1)  Le  mille  marin  est  de  1,854  mètres. 


142  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

Alpes  avec  des  éléphans,  Napoléon  avec  des  canons  ;  les  traverserez- 
Yous  avec  des  canonnières?  —  Enfin,  si  vous  présentez  le  flanc  ou 
l'arrière  à  un  canon,  si  petit  qu'en  soit  le  calibre,  il  vous  coulera.  — 
Cette  dernière  objection  au  succès  de  l'entreprise  était  sérieuse,  car 
les  chaloupes  étaient  construites  pour  combattre  exclusivement  par 
l'avant.  L'unique  canon  de  chaque  chaloupe  et  les  servans  de  la 
bouche  à  feu  y  étaient  abrités  complètement  par  un  énorme  masque 
en  bois,  blindé  ou  cuirassé  avec  des  plaques  en  fer  forgé  de  dix  centi- 
mètres d'épaisseur.  Il  était  donc  du  devoir  des  capitaines  de  présen- 
ter toujours  l'avant  à  l'ennemi,  comme  un  brave  soldat  sa  baïonnette. 
Toute  fuite  devenait  plus  dangereuse  qu'un  combat  à  outrance 
contre  des  forces  supérieures.  Il  fallait  vaincre  ou  couler. 

Les  canonnières  étaient  au  reste  des  bâtimens  complets,  pouvant 
tenir  la  mer,  d'une  longueur  de  vingt-cinq  mètres,  et  rappelant  un 
peu  par  leurs  formes  les  cotres  qui  sillonnent  la  Manche.  Elles  n'a- 
vaient point  de  noms,  et,  en  attendant  qu'un  combat  les  eût  glo- 
rieusement baptisées,  elles  portaient  tout  simplement  les  numéros  6, 
7,  8,  9  et  10.  Avec  leur  machine  à  haute  pression,  de  la  force  de 
15  chevaux,  elles  atteignaient  à  quatre  atmosphères  plus  de  sept 
nœuds  (1).  C'était  tout  ce  qu'il  fallait  pour  aller  au  feu  et  évoluer  par 
tous  les  t3mps.  Leur  tirant  d'eau,  d'un  peu  plus  d'un  mètre  à  l'ar- 
rière, leur  poids,  évalué  à  90  tonneaux,  devaient  bien  augmenter 
les  difficultés  de  l'expédition  dans  laquelle  on  s'engageait;  mais  on 
était  pressé.  En  faire  d'autres,  plus  légères,  plus  simples,  mieux  ap- 
propriées aux  transports  par  chemins  de  fer  ou  voitures ,  et  à  la 
guerre  des  fleuves  ou  des  lacs,  cela  n'eût- il  paâ  coûté  trop  de  temps? 
On  préféra  se  servir  d'un  immense  matériel  de  800  tonneaux  qui 
était  tout  préparé. 

Après  les  avoir  complètement  construites  à  La  Seyne,  on  les  avait 
démontées,  et  chaque  morceau,  si  petit  qu'il  fût,  était  étiqueté,  nu- 
méroté, et  portait  des  points  de  repère.  En  peu  de  jours,  le  port  de 
Toulon  embarqua  sur  XAriège  et  sur  la  lièvre  cette  immense  quan- 
tité de  bois,  de  fer,  de  cuivre  et  de  caisses.  On  rendit  toute  confu- 
sion impossible  :  on  donnait  à  chaque  chaloupe  une  couleur  par- 
ticulière que  portait  chacune  de  ses  parties,  et  on  lui  assignait  à 
bord,  dans  les  cales  des  transports,  une  place  distincte.  Il  fallut  de 
la  part  de  tous  un  soin  et  une  prévoyance  inouis  pour  que  rien 
ne  fût  oublié,  et  que  cette  escadrille  en  lambeaux  ou  en  herbe, 
comme  on  l'appelait  plaisamment,  pût  se  suffire  à  elle-même  pour 
la  reconstruction,  le  lancement,  l'armement  et  les  réparations  après 
un  combat. 

(1)  Le  nœud  équivaut  à  un  mille  marin. 


LA    FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  143 

On  se  trouva,  dès  le  jour  de  l'arrivée  à  Gênes,  à  la  fin  de  mai, 
en  présence  d'un  travail  considérable  causé  autant  par  les  difiicul- 
tés  inhérentes  au  déchargement  d'un  tel  matériel  que  par  l'exiguïté 
de  l'arsenal  de  guerre  de  la  marine  sarde.  Il  fallut  toute  l'adresse 
et  l'intelligence  que  les  marins  français  déploient  dans  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  «  travaux  de  force  »  pour  extraire  des  flancs  des 
deux  transports  des  poids  aussi  énormes  que  ceux  des  canons,  des 
masques  et  des  chaudières.  On  était  obligé  de  poser  tous  ces  objets 
à  terre,  sur  le  quai ,  pour  les  traîner  à  la  main ,  sur  une  pente  des 
plus  raides,  jusque  sous  une  grue  qui  les  montait  lentement  sur  des 
wagons. 

A  ce  moment,  tous  les  transports  de  l'armée  se  faisaient  par  les 
chemins  de  fer,  dont  le  matériel  était  peu  considérable.  L'artillerie, 
l'intendance,  le  génie  et  la  marine  s'arrachaient  littéralement  les 
wagons.  Dans  un  excès  de  zèle  bien  excusable,  chacun  voulait  faire 
passer  son  service  avant  celui  des  autres.  On  se  demandait  encore 
de  quel  droit  la  flottille,  avec  sa  mission  inconnue,  son  utilité  alors 
discutable,  prenait  à  elle  seule  autant  de  voitures.  A  Gênes  en  effet, 
rien  ne  transpirait  encore  sur  le  but  de  l'expédition.  Bien  des  gens, 
en  voyant  une  telle  accumulation  de  matériel  de  forme  inconnue,  ne 
pouvaient  concevoir  ce  que  des  bâtimens  de  guerre  pouvaient  venir 
faire  ainsi  en  pleine  terre.  L'ordre  vint  bientôt  d'échelonner  les 
cinq  canonnières  dans  le  nord  du  Piémont.  On  désencombrait  ainsi 
l'arsenal,  et  on  facilitait  l'envoi  simultané  de  la  flottille  vers  un  point 
qui  devait  être  désigné  plus  tard.  La  canonnière  n**  9  fut  envoyée 
à  Alexandrie,  le  n"  10  à  Gasale,  le  n*»  7  à  Vercelli.  Les  chaloupes  6 
et  8  restèrent  à  Gênes,  Les  wagons  furent  déchargés  dans  les  gares, 
et  on  attendit. 

L'attente  dura  trois  semaines;  elle  parut  longue  à  ces  matelots, 
qui  croyaient  que  le  jour  de  leur  débarquement  en  Italie  serait 
pour  eux,  comme  pour  l'armée,  un  jour  de  marche  vers  l'ennemi. 
A  chaque  instant,  dans  les  gares  se  croisaient  des  convois  immenses 
de  troupes,  avec  des  trains  remplis  de  prisonniers.  Nos  soldats, 
pleins  de  gaieté  et  d'entrain,  disaient  cordialement  bonjour  à  leurs 
ennemis  de  la  veille;  ils  aidaient  les  blessés  à  descendre.  Tout  ce 
monde  attendait  parfois  deux  ou  trois  heures  que  la  voie  unique 
des  chemins  de  fer  pié montais  fût  dégagée.  Quelques  fantassins 
montaient  alors  sur  le  sommet  d'un  wagon,  et  avec  leurs  bidons  et 
leurs  gamelles  en  fer-blanc  à  défaut  d'orchestre  commençaient  une 
de  ces  parades  interminables  dans  lesquelles  nos  troupiers  excel- 
lent; mais  un  coup  de  sifflet  aigu  rappelait  bien  vite  les  rieurs  à  la 
vie  réelle,  et  tous  alors  de  courir  après  le  train  déjà  en  route.  Par 
les  chaleurs  accablantes  qu'il  faisait  alors  en  Italie,  ils  se  gar- 


1/^4  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

daientbien  de  monter  dans  l'intérieur  des  voitures;  assis  sur  les 
marchepieds  ou  perchés  sur  Fimpériaje  dans  les  tenues  ou  les  po- 
sitions les  plus  pittoresques,  ils  envoyaient  aux  populations  rassem- 
blées  sur  leur  passage  des  cris  de  joie  et  des  chants  de  guerre.  Les 
marins  de  leur  côté  craignaient  de  ne  plus  arriver  à  temps;  chacun 
s'informait  avec  anxiété  de  la  profondeur  du  Pô,  de  celle  du  Tessin 
et  de  toutes  les  rivières  qui  traversent  la  Lombardie.  Elles  ne  sont 
malheureusement  pour  la  plupart  que  des  torrens  ou  des  maré- 
cages, où,  comme  le  disaient  familièrement  nos  matelots,  «  un 
youyou  se  serait  échoué.  »  Ce  fut  alors  que  M.  de  Gavour  proposa 
de  transporter  une  des  canonnières  à  Arona,  sur  les  bords  du  Lac- 
Majeur,  de  l'y  reconstruire  et  armer  complètement  pour  donner  la 
chasse  au  Radetzky  et  au  Benedek,  qui  désolaient  ces  rives  et  frap- 
paient sur  les  habitans  de  fortes  réquisitions.  Les  victoires  de  Ga- 
ribaldi,  en  forçant  ces  deux  corsaires  de  se  réfugier  dans  un  port 
suisse,  et  la  séquestration  immédiate  opérée  par  le  gouvernement 
helvétique  firent  abandonner  ce  projet.  Il  était  douteux  que  l'on  pût 
ensuite  démonter  la  canonnière  pour  la  transporter  ailleurs.  L'ami- 
ral, voyant  lui-même  que  la  profondeur  du  Pô  n'était  point  assez 
grande  pour  le  tirant  d'eau  de  la  flottille,  proposa  d'y  construire 
cinq  bateaux  plats  de  30  mètres  de  long,  calant  70  centimètres, 
munis  des  machines,  canons  et  armemens  des  cinq  chaloupes  dé- 
montées; mais  l'empereur  ne  voulait  pas  que,  sous  aucun  prétexte, 
on  touchât  à  la  petite  escadre  pour  un  but  étranger  à  celui  qu'il 
avait  arrêté  d'avance.  Il  permit  s'eulement,  à  titre  d'essai,  la  con- 
struction d'une  seule  de  ces  longues  barques  à  Gasale.  On  devait 
prendre  pour  la  faire  naviguer  et  combattre  tout  ce  qui  se  trouvait 
sur  une  des  cinq  chaloupes  complètement  armées  venues  tout  récem- 
ment de  Toulon  à  Gênes. 

L'arrivée  inopinée  de  ces  bâtimens  tout  montés  au  moment  où  cha- 
cun commençait  à  croire  à  l'inutilité  de  la  marine  impériale  dans 
l'intérieur  de  l'Italie  causa  bien  de  l'étonnement,  et  donna  lieu  à 
bien  des  suppositions  absurdes.  Quelques  jours  après,  on  sut  qu'un 
ordre  supérieur  les  avait  appelés  à  renforcer  la  puissance  de  la  flot- 
tille. A  une  question  de  l'empereur  demandant  s'il  était  possible  de 
transporter  ces  chaloupes  tout  entières  par  les  chemins  de  fer, 
r amiral  avait  répondu  affirmativement.  Ce  nouveau  projet  ne  fut  pas 
toutefois  mis  à  exécution.  En  effet,  les  forges  et  chantiers  de  la  Mé- 
diterranée promirent  de  livrer,  dans  un  délai  de  quatre  semaines, 
cinq  batteries  flottantes  démontées,  à  fonds  plats,  portant  chacune 
deux  canons  de  24  rayés,  se  chargeant  parla  culasse,  et  munies 
de  deux  machines  à  haute  pression  de  15  chevaux,  faisant  mou- 
voir deux  hélices  adaptées  à  chaque  bord.  Leur  tirant  d'eau  était  de 


LA   FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  ilib 

0'"70,  et  elles  pouvaient  être  reconstruites  en  quatre-vingt-dix 
heures.  Ce  renfort  de  batteries  flottantes  rendait  inutile  le  concours 
des  chaloupes  canonnières  montées,  qui  furent  renvoyées  à  l'escadre 
de  l'Adriatique,  à  l'exception  du  n**  5,  destiné  à  armer  le  bateau  le 
Cffsale.  C'eût  été  un  beau  spectacle  cependant  que  celui  de  locomo- 
tives remorquant  à  travers  les  terres  cinq  bâtimens  de  90  tonneaux  ! 
On  eût  rendu  la  chose  praticable  en  réduisant  chacun  des  bâtimens 
à  sa  coque  proprement  dite,  c'est-à-dire  en  lui  enlevant  les  chau- 
dières, les  masques,  les  plaques,  les  machines  et  les  emménage- 
mens  intérieurs,  pour  le  ramener  ainsi  au  poids  de  42  tonneaux. 
Les  chaloupes,  longues  de  25  mètres,  eussent  été  portées  sur  des 
wagons  plats  à  marchandises,  pouvant  recevoir  un  poids  de  8  ou 
10  tonneaux  chacun.  Pour  hisser  en  quelque  sorte  ces  masses 
énormes  sur  les  trucs,  on  eût  introduit  dans  un  des  bassins  de 
Gênes  un  ponton  à  fond  plat ,  sur  lequel  on  eût  établi  des  rails  et 
posé  ces  wagons.  Chacune  des  chaloupes  eût  été  alors  solidement 
assujettie  sur  les  voitures.  Le  tout  eût  été  remis  à  flot,  remorqué  et 
échoué  à  Samperdarena,  faubourg  de  Gênes,  et  les  voitures  eussent 
été  tirées  à  terre  sur  le  chemin  de  fer  d'Alexandrie.  Seulement,  sous 
les  tunnels  et  sous  les  ponts,  on  eût  construit  une  voie  provisoire 
entre  les  deux  déjà  existantes,  afin  que  les  flancs  des  navires,  ne 
vinssent  pas  se  heurter  contre  les  parois,  les  piles  ou  les  voûtes. 

C'est  au  milieu  de  toutes  ces  préoccupations,  de  tous  ces  projets, 
que  l'on  apprit  la  retraite  des  Autrichiens  sur  le  Mincio.  Ils  se  reti- 
raient en  faisant  sauter  les  ponts  et  démolissant  les  chemins  de  fer 
derrière  eux.  C'était  de  bonne  guerre  sans  doute,  mais  fort  inquié- 
tant pour  le  passage  futur  de  notre  flottille.  En  France  et  dans  les 
pays  ofl'rant  de  grandes  ressources,  on  trouve  facilement  des  char- 
rettes capables  de  porter  des  poids  au-dessus  de  deux  ou  trois  ton- 
neaux ;  les  voies  ferrées  ne  sont  point  alors  indispensables  pour  le 
transport  d'un  matériel  pesant.  Malheureusement  la  Lombardie 
avait  déjà  subi  de  fortes  réquisitions  de  toute  espèce,  et  les  marins 
n'avaient  à  leur  disposition  que  des  voitures  à  bœufs,  impropres 
par  leur  petitesse,  leur  légèreté  et  leur  forme,  au  charroi  des  chau- 
dières, des  canons  et  des  masques.  Aussi  l'écroulement  des  arches 
des  ponts  du  Tessin,  de  Vercelli,  de  Cassanno  et  de  San-Marco,  la 
démolition  probable  du  viaduc  de  Desenzano,  haut  de  /i2  mètres, 
semblaient  devoir  indéfiniment  reculer  le  moment  tant  désiré  de 
marcher  en  avant. 

Après  la  victoire  de  Solferino,  la  face  des  choses  parut  complè- 
tement changée  :  la  route  de  la  Lombardie  était  libre,  et  l'ordre  fut 
immédiatement  expédié  à  la  flottille  de  se  diriger  le  plus  prompte- 
ment  possible,  et  par  tous  les  moyens,  vers  le  lac  de  Garde.  Le  but 

TOME  X\Y.  10 


146  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  la  campagne  était  enfin  divulgué  :  les  cinq  canonnières  étaient 
destinées  à  concourir  à  l'attaque  et  à  la  prise  de  Peschiera. 

A  Gênes,  à  Alexandrie,  à  Casale,  à  Vercelli,  on  chargea  simul- 
tanément, et  en  trois  jours,  les  chaloupes.  Vers  la  fm  de  juillet, 
cent  vingt  wagons  venaient  à  Novare,  à  Trecate  et  à  San-Martino, 
attendre  le  rétablissement  du  Ponte-Torino,  la  pose  de  la  voie  de 
Magenta  et  la  jonction  des  deux  gares  de  Milan.  Chacun  se  rappelle 
que  la  destruction  du  pont  sur  le  Tessin  fut  incomplète.  Il  put  ser- 
vir même  longtemps  ainsi  au  passage  de  nos  colonnes  et  de  l'artil- 
lerie. Les  Autrichiens,  en  faisant  sauter  les  deux  premières  piles, 
du  côté  de  la  Lombardie,  croyaient  que  les  arches,  par  la  poussée 
énorme  qu'elles  ont  les  unes  sur  les  autres,  tomberaient  toutes  en 
même  temps;  mais  les  mines  ne  produisirent  pas  tout  l'effet  attendu: 
les  bases  furent  endommagées,  les  deux  premières  voûtes  se  cre- 
vassèrent; quant  au  pont,  devenu  par  le  t«emps  et  la  solidité  des  ma- 
tériaux comme  un  vaste  monolithe,  il  résista.  Cependant,  pour  assu- 
rer le  passage  des  vivres,  des  canonnières  et  des  parcs  de  siège,  le 
raccordement  des  chemins  de  fer  piémontais  et  lombards  était  d'une 
urgente  nécessité.  Bien  des  projets  furent  mis  en  avant  et  discutés. 
L'un  de  ces  plans  se  bornait  à  détourner  le  lit  du  Tessin  par  une  di- 
gue et  à  reprendre  les  travaux  à  sec.  On  dut  d'ailleurs  renoncer  à  se 
servir  du  système  de  pont  en  bois  dit  «  pont  américain  ;  )>  on  man- 
quait de  poutres  fortes,  il  eût  fallu  en  aller  chercher  à  Gênes;  puis 
les  eaux  de  la  rivière,  avec  leur  vitesse  de  2'"  33  par  seconde,  eussent 
rendu  très  difficile  la  pose  verticale  de  madriers  énormes.  M.  Amil- 
hau,  ingénieur  français  des  ponts  et  chaussées ,  était  convaincu  que 
la  base  de  la  première  pile,  composée  de  blocs  puissans  reliés  en- 
core par  du  ciment  romain,  n'avait  nullement  souffert  de  l'explosion 
des  mines.  Il  demanda  dix  jours  pour  construire  en  briques  une  pile 
et  une  arche  nouvelles.  Son  plan  fut  adopté,  et  il  se  mit  à  l'œuvre 
avec  un  zèle,  une  activité  et  une  certitude  de  réussir  que  ni  d'amères 
critiques,  ni  la  faiblesse  des  moyens  mis  à  sa  disposition  ne  purent 
jamais  ébranler. 

Le  village  de  San-Martino ,  avec  ses  trois  maisons ,  une  douane, 
une  auberge,  un  bureau  de  tabac  et  ses  quinze  habitans,  dont  quatre 
douaniers  et  cinq  gendarmes  piémontais,  se  trouvait  changé  en 
place  forte  de  première  classe.  Les  Autrichiens,  craignant  de  nous 
voir  déboucher  par  Novare,  avaient  entouré  le  village  de  fortifica- 
tions passagères,  d'un  développement  de  plusieurs  kilomètres,  ba- 
layant et  commandant  toute  la  plaine  unie  qui  sépare  San-Martino 
de  Trécate.  C'était  une  tête  de  pont  formidable  et  une  place  d'armes 
qui  pouvait  contenir  cinquante  mille  hommes.  Cet  immense  travail, 
on  le  sait,  fut  rendu  inutile  par  le  mouvement  tournant  du  mâré- 


LA   FLOTTILLE    DU   LAC    DE    GARDE.  147 

chai  Mac-Mahon.  Des  vivres,  des  munitions  et  des  canons  venaient 
à  chaque  instant  s'entasser  autour  de  la  petite  gare  de  San-Martino 
après  avoir  été  déchargés  des  wagons.  La  traversée  sur  le  fleuve  se 
faisait  alors  par  deux  ponts  de  bateaux  construits  de  chaque  côté  de 
Ponte-Tessino,  l'un  par  nos  pontonniers  avec  leur  matériel,  l'autre 
par  le  commerce  avec  les  grandes  barques  du  Pô.  Sur  ces  deux  voies 
de  communication  se  croisaient  d'immenses  convois  de  charrettes 
et  de  soldats  rejoignant  leurs  corps,  de  longues  files  de  prisonniers^ 
lombards  chantant  les  airs  nationaux  de  l'Italie.  Des  hauteurs  de 
San-Martino,  sur  les  débris  d'une  batterie  abandonnée  par  l'ennemi, 
on  voyait  se  dérouler  un  panorama  immense,  encadré  par  une  vé- 
gétation vigoureuse  :  devant  soi  Magenta,  à  sa  gauche  Turbigo,  et  à 
ses  pieds  le  fleuve,  avec  ses  trois  étages  de  canaux  d'irrigation,  sans 
cesse  traversés  par  cette  fourmilière  humaine  pleine  d'activité  et 
d'espérances.  L'on  assistait  par  la  pensée  à  la  grande  bataille  qui 
s'était  livrée  en  ces  lieux  il  y  avait  si  peu  de  temps,  et  l'on  en  res- 
sentait encore  les  poignantes  émotions.  Puis,  en  voyant  cette  accu- 
mulation de  matériel,  de  vivres  et  de  munitions  arrêtés  depuis  quinze 
jours  par  l'écroulement  d'un  pont,  on  comprenait  toute  l'étendue 
d'une  défaite  qui  viendrait  priver  l'armée  de  telles  ressouices. 

L'amiral,  de  son  côté,  sentait  tout  le  prix  du  temps,  et,  sans  at- 
tendre la  fm  des  travaux,  fit  décharger  à  Trécate  et  mettre  sur  des 
charrettes  tous  les  bois  nécessaires  à  la  construction  de  la  canon- 
nière n°  8,  alors  en  tête  du  convoi.  Cette  canonnière  passa  le  fleuve 
sur  le  pont  de  bateaux  construit  par  nos  pontonniers,  et  fut  rechar- 
gée de  l'autre  côté  sur  des  wagons  lombards.  Elle  alla  ainsi  jusqu'au 
pont  de  San-Marco,  sur  la  Ghiese,  qu'elle  trouva  démoli.  On  recom- 
mença alors  le  même  travail  pour  la  porter  enfin  à  Desenzano.  Si 
tous  les  ponts  que  l'ennemi  avait  fait  sauter  n'eussent  pu  être  réta- 
blis promptement,  on  eût  construit  des  chemins  de  fer  portatifs  de 
500  mètres  de  long,  et  les  wagons  les  plus  lourds  auraient  été  traî- 
nés par  les  routes  ordinaires  sur  des  rails  qu'on  eût  disposés  les 
uns  devant  les  autres  à  mesure  que  les  voitures  auraient  laissé  quel- 
ques mètres  de  libres  derrière  elles.  On  n'eût  reculé  devant  aucun 
travail,  si  l'on  eût  cru  gagner  de  la  sorte  seulement  vingt-quatre 
heures.  C'est  à  l'annonce  d'un  prochain  départ  que  les  matelots  et 
ouvriers,  en  regardant  leurs  membres  meurtris  par  tous  ces  trans- 
ports, se  demandaient  si  un  jour  ils  seraient  portés  par  ces  bateaux 
qu'ils  avaient  eux-mêmes  tant  portés  sur  leurs  épaules.  M.  Amilhau 
réussit  à  l'heure  dite  dans  son  gigantesque  travail,  et  la  flottille 
passa  la  première  comme  pour  en  constater  la  solidité.  Le  lende- 
main, elle  partait  pour  Desenzano. 

Quand  des  hauteurs  de  Lonato  les  marins  découvrirent  enfin  ce 


148  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

magnifique  lac  de  Garde,  une  joie  immense  inonda  le  cœur  de  tous 
ces  braves  gens.  Ce  fut  comme  après  une  longue  et  pénible  traver- 
sée, quand  le  cri  de  terre  se  fait  entendre.  Encore  une  fois  les  mi- 
sères, les  longues  nuits  pluvieuses  sous  la  tente  et  dans  les  gares, 
les  interminables  journées  de  labeur  sous  un  soleil  de  plomb,  tout 
fut  oublié.  Ils  étaient  arrivés;  le  champ  de  bataille  était  devant  eux, 
et  dans  le  lointain  ils  voyaient  Peschiera,  c'est-à-dire  la  victoire! 
Le  lac  de  Garde  se  trouve  au  fond  d'un  vaste  entonnoir  :.  la  gare 
de  Desenzano  est,  bien  entendu,  située  sur  les  hauteurs.  Une  route 
d'un  kilomètre  de  long,  espèce  de  montagne  russe,  la  séparait  des 
chantiers,  que  l'amiral  avait  fait  préparer  et  sonder  avec  soin.  Il 
fit  également  construire  sur  cette  pente  inquiétante  un  chemin  de 
fer,  pour  descendre,  jusqu'à  l'entrée  de  la  ville  et  à  grands  ren- 
forts de  précautions,  les  wagons  portant  les  poids  les  plus  lourds. 
Au  bout  de  cette  voie  provisoire  -se  trouvait  une  grue  qui  posait  à 
terre  ces  chaudières  de  7,000  kilogrammes,  et  les  hommes  s'y  atte- 
lèrent pour  la  dixième  fois.  Les  pièces  légères  ou  à  peu  près  se  dé- 
chargeaient à  la  gnre,  sur  des  chars  ou  sur  le  dos  des  équipages, 
et  venaient  se  grouper  en  ordre  auprès  des  quilles  déjà  placées. 
Desenzano  se  trouvait  comme  par  enchantement  changé  en  port 
de  mer.  Les  habitans  regardaient  curieusement  ces  hommes  venus 
de  si  loin,  dont  les  allures,  la  gaieté  constante  et  les  mœurs  leur 
étaient  complètement  inconnues.'  Ils  se  sentaient  rassurés,  et  leurs 
barques  de  pêche  couvraient  déjà  le  lac.  S'ils  refusèrent  à  joindre 
leurs  efforts  aux  travaux  des  marins  malgré  les  offres  les  plus  gra- 
cieuses, c'est  certes  moins  par  manque  de  patriotisme  que  par  l'effet 
d'une  habitude  bien  invétérée  chez  tous  les  paysans  de  ne  jamais 
travailler  sans  une  honnête  rétribution. 

On  se  mit  de  tout  cœur  à  la  construction  :  les  canons  de  Pes- 
chiera, qu'on  entendait  sans  cesse,  et  la  vue  des  bateaux  à  vapeur 
autrichiens,  qui  allaient  et  venaient  de  Riva  à  la  ville  assiégée,  don- 
naient à  tous  les  travailleurs  un  entrain  et  un  stimulant  inconnus 
dans  nos  arsenaux.  Une  batterie  d'artillerie  française  à  Desenzano, 
une  batterie  piémontaise  à  la  pointe  de  la  presqu'île  de  Sermione 
rendaient  toute  inspection  des  chantiers  un  peu  trop  dangereuse 
pour  l'ennemi,  qui  ne  tenta  du  reste  aucun  coup  de  main.  C'eût 
été  facile  cependant  avec  des  fusées  incendiaires  et  des  hommes 
résolus  qu'un  de  leurs  vapeurs  eût  pu  jeter  sur  la  plage;  mais  déjà 
Garibaldi,  à  Salo,  avait  coulé  l'un  de  ces  bâtimens  à  coups  de  ca- 
non, et  les  défenseurs  de  Peschiera  ne  voulurent  sans  doute  pas 
s'exposer  de  nouveau  à  perdre  ainsi  leur  seul  moyen  de  communi- 
cation avec  l'empire. 

Bien  des  officiers  de  toutes  les  armes,  en  voyant  cette  construction 


LA    FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  1^9 

entreprise  sur  la  plage  de  Desenzano,  disaient  :  «  Ils  n'arriveront 
pas  à  temps;  nous  prendrons  la  ville  sans  les  marins!  »  Au  premier 
abord,  ils  semblaient  avoir  raison,  surtout  si  Ton  songe  que  pour 
chaque  canonnière  il  y  avait  un  travail  spécial  à  terminer  rapide- 
ment, et  dont  voici  les  détails  :  cinq  mille  trous  à  percer,  autant 
de  chevilles  à  y  enfoncer,  puis  à  river,  pour  ajuster  entre  elles  des 
pièces  de  bois  que  la  chaleur  avait  fait  travailler.  Un  calfatage  com- 
plet était  nécessaire  en  dehors,  en  dedans,  et  sur  le  pont.  Enfin  les 
opérations  du  lancement,  du  montage  des  machines  et  de  l'arme- 
ment employaient  bien  du  temps.  L'expérience  prouva  heureuse- 
ment que  chaque  chaloupe  pouvait,  en  moins  de  dix  jours,  avec  un 
personnel  de  cent  cinquante  ouvriers  de  toutes  les  professions,  être 
prête  à  faire  feu.  Certainement  elles  n'eussent  pas  été  entièrement 
finies,  elles  eussent  même  été  à  peu  près  incapables  dé  naviguer 
longtemps  ainsi;  mais,  pour  se  battre  quelques  jours,  il  suffisait  de 
la  coque  avec  sa  machine,  du  masque  avec  ses  plaques,  du  canon 
avec  sa  plate-forme.  On  n'avait  pas  non  plus  assez  d'ouvriers  venus 
de  France  pour  pousser  simultanément  la  construction  des  cinq  bâ- 
timens;  mais  ni  Milan,  ni  Gênes,  ni  Toulon  n'étaient  bien  loin,  et 
en  présence  d'une  nécessité  aussi  impérieuse  que  la  prise  de  Pes- 
chiera,  de  cette  place  regardée  comme  la  tête  des  écluses  du  Min- 
cioet  la  clé  de  Mantoue,  on  n'eût  hésité  devant  aucun  sacrifice 
d'hommes  ou  d'argent.  La  construction  commença  le  3  juillet;  tout 
pouvait  donc  être  terminé  bien  avant  le  15.  Or,  au  moment.de 
l'armistice,  c'est-à-dire  le  8,  les  Français  et  les  Piémontais  com- 
mençaient seulement  à  recevoir  leur  matériel  de  siège  et  à  creuser 
les  tranchées.  Il  leur  était  donc  impossible,  en  cinq  ou  six  jours, 
de  prendre  la  place ,  et  par  suite  la  flottille  devait  se  trouver  prête 
bien  avant  même  qu'on  eût  commencé  les  grands  travaux  du  siège. 
Quant  à  l'utilité  de  ce  renfort,  elle  était  incontestable.  Nous  ne 
pouvions,  sous  aucun  prétexte,  laisser 'les  Autrichiens  maîtres  du 
lac  :  sans  cesse  ils  auraient  inquiété  les  nombreuses  villes  du  litto- 
ral, ou  débarqué  des  troupes  sur  nos  derrières.  Il  fallait  aussi  com- 
pléter le  blocus  de  Peschiera.  Les  chaloupes  canonnières  devaient 
donc  couler  ou  forcer  de  se  réfugier  dans  les  ports  de  la  confédé- 
ration helvétique  les  rares  bateaux  à  vapeur  en  fer  et  à  roues  et  les 
barques  à  voiles  et  .à  rames  que  l'ennemi  possédait  encore.  Notre 
feu  prenait  à  revers  tous  les  forts  détachés  qui  entourent  la  partie 
de  la  ville  construite  sur  la  rive  droite  du  Mincio.  Le  service  des 
pièces  et  l'approvisionnement  de  cette  ceinture  par  le  corps  de  la 
place  devenait,  sinon  impossible,  du  moins  fort  difficile.  Les  cha- 
loupes devaient,  à  un  moment  donné,  par  une  nuit  noire,  lorsque  les 
approches  eussent  été  terminées,  lorsque  l'assaut  eût  été  résolu,  em- 


150  RFVUE    DES   DEUX   MONDES. 

barquer  à  leur  bord,  et  dans  des  chalands  qu'elles  eussent  remorqués, 
assez  de  soldats  pour  tenter  un  coup  de  main  hardi,  enlever  la  ville 
à  l'abordage  en  entrant  par  le  port.  Elles  étaient  encore  un  moyen 
de  transport  bien  précieux  pour  l'armée,  déjà  loin  du  Mincio  et  sépa- 
rée de  la  dernière  station  du  chemin  de  fer  par  une  distance  assez 
grande  pour  compromettre  la  régularité  de  ses  approvisionnemens 
en  hommes,  vivres,  munitions,  et  l'évacuation  de  ses  malades  et 
blessés.  Peschiera  pris,  l'amiral  se  serait  encore  servi  de  ses  puis- 
sans  engins  de  destruction  contre  Mantoue.  Si  les  barrages  du  Min- 
cio n'eussent  pas  permis  aux  bâtimens  de  passer  tout  entiers,  il  les 
eût  encore  une  fois  démontés,  transportés  et  reconstruits  sur  le  Lac- 
Supérieur,  ou  bien  il  aurait  imaginé  de  nouveafux  bateaux  plats  mus 
par  la  vapeur.  La  digue  qui  sépare  les  deux  lacs  et  joint  Mantoue  à 
la  citadelle  eût  été  rompue  à  ooups  de  canon  :  alors,  maîtres  comme 
nous  l'entions  des  eaux  du  Mincio,  nous  pouvions  produire  une  de 
ces  formidables  inondations  qui  forcent  une  place  à  capituler  presque 
s-ans  pouvoir  se  défendre.  De  pareils  combats  n'eussent  pu  être  livrés 
sans  entraîner  la  destruction  d'un  ou  plusieurs  bâtimens  de  la  flot- 
tille. Quoi  qu'il  en  soit,  l'industrie  avait  tenu  sa  promesse,  et  bien 
peu  de  jours  avant  l'armistice,  la  première  des  cinq  batteries  blin- 
dées se  trouvait  à  Gênes,  chargée  sur  des  wagons,  prête  à  marcher 
au  premier  signal.  C'était  un  renfort  de  dix  canons,  augmenté  encore 
d'un  radeau  portant  deux  pièces  rayées  en  construction  a  Desenzano, 
et  que  les  chaloupes  eussent  remorqué  au  feu. 

Telle  était  la  magnifique  et  glorieuse' mission  confiée  à  l'énergie  et 
au  courage  des  marins  français.  Personv.e  ne  doutera,  je  l'espère,  que 
devant  une  telle  accumulation  de  forces  sur  le  côté  faible  des  deux 
places  de  Peschiera  et  de  Mantoue,  elles  ne  fussent  tombées  au  pou- 
voir des  alliés,  si  admirablement  secondés  par  eau.  Aucune  marine, 
je  crois,  ne  peut  trouver  dans  ses  annales  l'exemple  de  tant  d'ob- 
stacles vaincus  en  si  peu  de  temps  par  une  poignée  d'hommes.  Il 
faut  remonter  jusqu'à  Mahomet  II  pour  trouver  trace  d'une  entre- 
prise de  ce  genre  dans  l'histoire.  Encore,  pour  prendre  Constanti- 
nople,  Mahomet  II  n'eut-il  qu'à  transporter  pendant  une  demi-lieue, 
de  Soliman-Batchi  au  fond  de  la  Gorne-d'Or,  de  très  petites  barques, 
et  il  dut  y  employer  toute  son  innombrable  armée.  Les  Vénitiens 
aussi,  au  temps  de  leur  splendeur,  construisirent  des  galères  (les 
canonnières  de  l'époque)  sur  ce  même  lac;  mais  ce  fut  en  pleine 
paix,  sans  but  déterminé,  et  avec  des  bois  venus,  par  le  flottage, 
du  Pô  dans  le  Mincio. 

Ce  transport  par  terre  de  notre  flottille  si  heureusement  accompli 
révèle  dès  à  présent  le  rôle  que  jouera  désormais  la  marine  française 
dans  les  guerres  continentales.  Rien  n'est  plus  facile  en  effet  que  de 


LA   FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  151 

simplifier  la  construction  des  canonnières  démontées-,  d'en  diminuer 
et  diviser  les  poids,  pour  les  rendre  aussi  facilement  transportables 
par  les  voitures  que  le  sont  aujourd'hui  les  matériels  de  siège  du 
génie  et  de  l'artillerie  de  terre.  Les  canonnières  sont  destinées  à  re- 
morquer et  à  servir  de  défense  à  ces  ponts  de  bateaux  toujours  si 
difficiles  à  jeter  sur  les  grands  fleuves  de  l'Europe,  sous  le  feu  de 
l'ennemi.  Avec  elles,  un  général  en  chef  pourra  choisir  son  lieu  de 
passage,  sans  que  jamais  le  courant  par  sa  force  ou  son  obliquité,  la 
rivière  par  sa  largeur  ou  sa  profondeu-r,  ou  même  des  fortifications 
de  campagne,  puissent  l'arrêter  un  instant.  Dans  les  retraites,  avant 

Ide  s'échouer  et  de  se  faire  sauter,  elles  sont  capables  de  lutter  des 
journées  entières  contre  une  artillerie  puissante;  elles  peuvent  ainsi 
empêcher  soit  le  rétablissement  immédiat  d'un  pont,  soit  le  passage 
en  bac  de  colonnes  ennemies.  Ne  seront- elles  pas  enfin  une  pré- 
eieuse  ressource  pour  la  surveillance  des  mouvemens  d'une  armée 
dont  on  voudra  inquiéter  les  flancs  et  brûleries  moyens  de  transport? 
Depuis  le  3  juillet  1859  jusqu'au  8,  les  habitans  de  Desenzano 
entendirent  nuit  et  jour  retentir  le  bruit  des  instrumens,  les  chants 
des  ouvriers  et  les  cris  des  sentinelles.  Tout  marchait  rapidement; 
bois,  canons,  chaudières,  masques  étaient  descendus  du  haut  de  la 
montagne,  et  déjà  une  canonnière  se  trouvait  prête  à  être  lancée.  La 
guerre  maritime  allait  commencer  sur  le  lac,  et  les  habitans  deman- 
daient chaque  jour  l'heure  du  lancement,  quand  tout  à  coup,  le  8 
au  matin,  les  premiers  bruits  d'un  armistice  conclu  avec  les  Autri- 
chiens commencèrent  à  se  répandre.  Au  milieu  de  ces  matelots  et 
de  ces  ouvriers,  si  intéressés  à  la  continuation  de  la  guerre,  cette 
nouvelle  trouva  bien  des  incrédules  ;  mais  quelques  heures  après  la 
suspension  d'armes  jusqu'au  15  août  fut  annoncée  officiellement.  Les 
outils  tombèrent  des  mains  des  ouvriers,  un  silence  de  mort  régna 
dans  les  chantiers,  le  courage  de  continuer  manquait  à  tous. 

Le  même  repos,  la  même  tristesse  succédaient  dans  l'Adriatique 
^  la  même  animation  guerrière.  La  flotte  de  Venise,  comme  on  Ta 
vu,  était  le  8  au  matin  sous  vapeur,  quand  VEylau,  l'un  des  vais- 
seaux de  l'escadre  de  blocus,  envoyé  par  l'amiral  Jurien,  vint  le  long 
de  la  Bretagne  porter  la  nouvelle  inattendue.  On  continua  d'avancer, 
car  nos  marins  ne  la  tenaient  encore  que  de  l'ennemi,  et  l'on  pou- 
vait craindre  une  ruse  de  guerre.  Le  9  au  matin,  l'escadre  mouil- 
lait donc  sur  six  lignes,  devant  Venise,  en  vue  des  dômes  de  Saint- 
Marc,  en  face  de  Malamocco.  A  bord  des  bâtimens,  on  conservait 
encore  l'espoir  que  l'armistice  ne  serait  pas  suivi  de  la  paix.  Une 
dépêche  du  quartier-général  dissipa  brusquement  tous  les  doutes. 
Les  préliminaires  de  Villafranca  étaient  annoncés,  et  l'ordre  était 
donné  de  rallier  Toulon  en  évacuant  Lossini. 


152  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

A  Venise  comme  sur  le  lac  de  Garde,  on  touchait  au  but  :  quel- 
ques heures  encore,  et  tant  d'efforts  accomplis  avec  abnégation 
trouvaient  dans  une  victoire  certaine  leur  plus  douce  récompense. 
Depuis  bien  longtemps,  la  marine  n'avait  armé  une  flotte  mieux 
organisée,  réunissant  dans  un  plus  parfait  ensemble  tous  les  pro- 
grès, toutes  les  améliorations  que  les  découvertes  récentes  et  les 
sciences  ont  apportés  à  l'artillerie,  à  la  vapeur  et  au  personnel. 
'  Comme  à  Navarin  et  en  Grimée,  la  marine  combattait  pour  une  noble 
cause  :  elle  soutenait  une  nation  qui  souffrait,  un  peuple  qui  se 
réveillait.  Les  regrets  furent  immenses,  car  dans  cette  guerre  si  glo- 
rieuse pour  l'armée  de  terre,  la  flotte  n'avait  pu  faire  entendre  le 
bruit.de  ses  canons.  A  côté  de  grandes  victoires,  elle  ne  pouvait 
parler  que  de  ses  fatigues  bravement  supportées,  de  longues  croi- 
sières et  de  pénibles  traversées.  L'évacuation  de  Lossini  se  fit  lente- 
ment, comme  à  regret.  Le  jour  de  l'arrivée  en  Italie  avait  été  salué 
par  d'unanimes  cris  de  joie;  au  jour  du  départ,  un  même  senti- 
ment régnait  dans  tous  les  cœurs  :  c'était  le  regret  de  ne  pas  avoir 
rendu  la  liberté  à  Venise. 

A  Desenzano,  les  travaux  furent  repris;  l'empereur  vint  assister 
au  lancement  de  la  canonnière  n"*  6,  et  décida  que  tous  ces  bâtimens 
seraient  donnés  au  roi  Victor-Emmanuel.  La  cérémonie  de  la  mise 
à  l'eau  fut  pour  l'armée,  cantonnée  aux  environs  du  village,  une  fête 
curieuse.  Le  rivage  disparaissait  littéralement  sous  des  milliers  de 
soldats,  et  une  imm.ense  clameur  retentit  dans  les  airs  quand  la 
canonnière  pavoisée,  glissant  sur  sa  cale,  entra  dans  le  lac;  puis 
•  peu  à  peu  tout  bruit  cessa.  L'armée,  s'échelonnant  par  brigades,  prit 
la  route  de  Lonato,  et  il  n'y  eue  bientôt  plus  de  Français  à  Desen- 
zano que  les  marins  de  la  flottille.  Ges  rivages,  naguère  si  animés, 
reprirent  leur  physionomie  habituelle,  et  le  calme  du  lac  ne  fut  plus 
troublé  paries  salves  bruyantes  de  notre  artillerie. 

Ce  fut  le  16  août  qu'eut  lieu  la  remise  des  canonnières  françaises 
à  la  marine  sarde.  Le  pavillon  français,  hissé  sur  chaque  chaloupe, 
fut  salué  de  vingt  et  un  coups  de  canon  par  l'artillerie  de  nos  alliés. 
Une  division  d'infanterie  piémontaise  échelonnée  sur  le  rivage  et 
une  batterie  rendirent  le  salut  coup  pour  coup.  Lentement,  bien 
lentement  môme,  comme  on  le  pense,  nos  marins  retirèrent  les  cou- 
leurs nationales.  Tout  était  fmi  :  les  canonnières  préparées  pour 
l'attaque  de  Peschiera  n'étaient  plus  françaises!  Les  capitaines  et 
les  équipages  quittèrent  aussitôt  ces  bâtimens  avec  une  douloureuse 
émotion.  Telle  est  la  tristesse  que  ressentent  tous  les  marins  aban- 
donnant leur  navire,  soit  après  un  naufrage,  un  combat  malheureux, 
ou  môme  après  un  simple  désarmement.  N'est-ce  pas  comme  un 
vieil  ami  que  l'on  perd?  Les  matelots,  dans  leur  langage  figuré,  en 


p 


LA   FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  153 

parlent  toujours  comme  d'une  chose  animée  qui  sent,  qui  soulTre, 
qui  pense  comme  eux.  Leur  amour  pour  cette  parcelle  de  la  patrie, 
amour  que  l'on  retrouve  aussi  dans  l'armée  pour  le  régiment,  ex- 
plique bien  des  dévouemens  et  donne  bien  des  victoires.  Les  ma- 
rins du  lac  de  Garde  avaient  pour  ainsi  dire  porté  leurs  bâtimens 
dans  leurs  bras;  ils  les  avaient  vus  naître,  grandir,  marcher;  puis 
ils  les  avaient  perdus  pour  toujours.  Ils  emportaient,  il  est  vrai,  ces 
drapeaux  que  l'on  venait  de  saluer  avec  tant  de  respect;  mais  ces 
drapeaux  étaient  intacts,  vierges  du  feu,  et  peu  de  jours  avant  ils 
avaient  vu  passer  des  milliers  de  soldats  fiers  de  montrer  les  leurs 
hachés  par  la  mitraille  et  les  boulets  !  La  mission  de  la  flottille  en 
Italie  était  terminée,  et  le  17  août  les  matelots  du  lac  de  Garde 
comme  ceux  de  Venise  reprirent  tristement  le  chemin  de  la  patrie. 

III. 

Telle  fut  la  douloureuse  impression  produite  sur  nos  marins  par 
la  nouvelle  inattendue  qui  arrêtait  la  belle  flotte  de  l'Adriatique 
comme  la  vaillante  flottille  du  lac  de  Garde  dans  un  mouvement 
commun  vers  la  victoire.  Après  avoir  exprimé  dans  toute  sa  vivacité 
cette  émotion  du  premier  moment,  on  aimerait  à  dire  quel  senti- 
ment lui  succéda.  Les  ^  gens  de  cœur  ne  connaissent  qu'un  seul 
adoucissement  à  certaines  tristesses,  c'est  la  certitude  que  de  leurs 
plus  pénibles  épreuves  sortira  quelque  bien  pour  l'avenir.  Cette 
noble  consolation  n'a  pas  manqué  à  nos  marins.  S'ils  ont  pensé 
d'abord  avec  un  profond  regret  à  ce  qu'ils  n'ont  pu  faire,  ils  se 
sont  plus  tard  rappelé,  non  sans  quelque  fierté,  ce  qu'ils  avaient 
fait.  Ils  n' avaient  pas  vaincu  dans  des  combats,  mais  leurs  rudes  et 
patiens  travaux  avaient  constaté  un  résultat  dont  le  pays  a  droit  de 
s'enorgueillir  :  c'est  qu'il  se  forme  en  France  une  nouvelle  marine, 
dont  il  faut  retracer  brièvement  le  point  de  départ  pour  en  mieux 
faire  entrevoir  l'avenir. 

Dès  185/i,  au  moment  même  où  nous  achevions  la  transformation 
de  notre  marine  à  voile  en  marine  à  vapeur,  on  fut  obligé  d'ajouter 
à  la  flotte  des  batteries  flottantes  et  des  canonnières  destinées  à  se- 
conder les  opérations  d'un  siège  par  mer.  C'était  alors  une  marine 
auxiliaire  que  l'on  créait  à  côté  de  l'ancienne  pour  la  compléter,  car 
avant  l'apparition  de  ces  nouveaux  engins  de  destruction,  il  était 
admis  en  principe  qu'une  batterie  de  terre  de  quatre  pièces  triom- 
phait d'un  vaisseau  de  cent.  Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  cette  règle, 
contredite  glorieusement  par  ïes  succès  de  Saint-Jean-d'Ulloa,  de 
Tanger,  de  Mogador?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  des  vaisseaux, 
même  vainqueurs  dans  un  combat  contre  les  forts  d'une  rade,  avec 


15/1  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

leur  coque  criblée  de  boulets,  leurs  mâtures  et  leurs  machines  ava- 
riées, demanderont  toujours  dans  les  ports  de  longues  réparations. 

Si  les  Russes  en  1854  eussent  battu  la  mer  avec  leurs  escadres, 
si  les  Autrichiens  en  1859  eussent  fait  sortir  leur  petite  marine,  les 
conditions  d'une  lutte  de  bâtimens  à  bâtimens  restaient  les  mêmes 
qu'autrefois,  avec  un  peu  moins  de  durée  dans  la  bataille,  à  cause 
de  la  vapeur  et  de  la  justesse  du  tir,  mais  aussi  avec  de  bien  plus 
fortes  avaries  en  matériel.  Vainqueurs  ou  vaincus,  les  vaisseaux  doi- 
vent rentrer  au  port  après  un  combat.  Une  escadre  de  réserve  est 
donc  indispensable,  et  si  la  guerre  continue,  si  les  rencontres  se 
multiplient,  une  marine  comme  la  nôtre,  dont  le  matériel  est  limité 
à  quarante  vaisseaux,  a  promptement  épuisé  ses  ressources.  Heu- 
reusement de  grands  progrès  ont  été  accomplis.  Depuis  un  an,  la 
marine  blindée  marche  à  pas  de  géant;  l'artillerie  de  son  côté  pos- 
sède aujourd'hui  le  canon  rayé,  se  chargeant  par  la  culasse,  pou- 
vant tirer  dix  coups  à  la  minute,  et  portant  à  plus  de  il, 000  mètres 
des  boulets  creux  cylindro-coniques  d'une  puissance  énorme.  Chez 
toutes  les  nations  maritimes,  le  canon  rayé  deviendra  le  seul  moyen 
efficace  de  défendre  les  côtes,  et  composera  l'armement  des  batte- 
ries de  tous  les  bâtimens  de  guerre. 

Nos  vaisseaux  et  nos  frégates  actuels,  dans  un  temps  très  rappro- 
ché et  dans  un  cas  d'attaque  de  place,  peuvent  donc  être  forcés  de 
s'éloigner  encore  du  centre  de  l'action,  sous  peine  d'être  coulés: 
leur  rôle  comme  moyen  efficace  de  diversion  est  encore  amoindi'i; 
mais  dans  une  croisière  ou  dans  une  escadre,  s'ils  rencontrent  un 
seul  des  nouveaux  bâtimens  cuirassés.,  fût-il  inférieur  en  force  et  en 
vitesse,  qu'arrivera- 1- il?  Le  vaisseau,  filant  douze  nœuds,  pren- 
dra la  fuite,  ou,  s'il  veut  combattre,  le  seul  parti  en  apparence  rai- 
sonnable est  de  courir  sur  l'ennemi  pour  le  couler  par  sa  masse  en 
l'abordant;  mais  avant  qu'il  ait  atteint  son  adversaire,  il  restera  plus 
de  dix  minutes  exposé  à  son  feu,  si  le  bâtiment  cuirassé  est  immo- 
bile, et  bien  plus  de  temps  encore,  si  ce  bâtiment  fuit  devant  lui» 
D'ailleurs  est- il  sûr  de  le  couler?  L'avant  pourra- 1- il  subir  un 
pareil  choc  sans  s'ouvrir?  La  machine  ne  se  brisera-t-e*lle  pas?  Dès 
ce  moment,  le  vaisseau  actuel  ^st  donc  devenu  à  peu  près  inutile 
comme  instrument  sérieux  de  guerre,  et  ne  peut  plus  même  être 
pris  comme  unité  dans  le  combat. 

Cependant,  si  ces  nouvelles  batteries  cuirassées  exigeaient  seule- 
ment la  disparition  de  l'ancien  matériel,  elles  ne  seraient  qu'une 
ti'ansformation  de  plus  pour  la  flotte,  et  la  forte  dépense  que  ferait 
ainsi  la  France  ne  changerait  rien  à  la  position  maritime  qu'elle  oc- 
cupe aujourd'hui,  car  les  progrès  marchent  à  peu  près  simultané- 
ment chez  tous  les  peuples,  et  l'équilibre  actuel  se  rétablirait  bien- 


LA    FLOTTILLE    DU    LAC    DE    GARDE.  155 

tôt.  Heureusement  les  avantages  de  cette  nouvelle  invention  se  feront 
surtout  sentir  sur  le  personnel  naviguant,  dont  elle  change  com- 
plètement la  composition. 

Nous  avons  vu  en  effet  déjà  bien  des  progrès  dans  les  formes  des 
bâtimens,  —  le  vaisseau  à  trois  ponts  à  voiles,  les  frégates  à  roues, 
le  vaisseau  à  hélice  actuel;  —  mais  toujours  le  même  personnel 
figurait  à  bord,  c'est-à-dire  presque  exclusivement  des  matelots  de 
l'inscription  maritime  et  très  peu  d'hommes  de  la  conscription.  Les 
mâtures  que  l'on  conservait  dans  un  intérêt  d'économie  en  temps 
de  paix ,  et  sur  tous  les  vaisseaux  à  vapeur  à  grande  et  à  petite  vi- 
tesse, maintenaient  quand  même  l'ancien  système  d'armement  dans 
la  marine.  Au  contraire,  les  bâtimens  blindés,  destinés  à  attaquer 
des  places,  à  forcer  des  passes,  à  se  battre  contre  leurs  pareils,  se- 
ront construits  pour  se  porter  rapidement  d'un  point  à  un  autre, 
pour  ne  jamais  sortir  de  l'Europe,  c'est-à-dire  de  la  Manche  et  de 
la  Méditerranée  ;  ils  doivent  être  munis  de  fortes  machiaes  et  faire 
disparaître  nos  lourdes  et  incommodes  mâtures.  Les  voiles  carrées 
leur  nuisent  et  ne  peuvent  que  les  retarder;  les  voiles  latines  seules 
suffisent  pour  les  appuyer.  Nous  n'avons  donc  plus  besoin  d'un  aussi 
grand  nombre  de  marins  venant  de  l'inscription  maritime;  des  ma- 
telots canonniers  et  fusiliers,  c'est-à-dire  des  hommes  de  l'inté- 
rieur, peuvent  être  pris  avec  avantage,  et  alors  seulement  tombe 
pour  toujours  cette  terrible  objection  :  «  La  France  n'a  pas  assez  de 
marins!  »  Prenons  des  hommes  de  la  conscription,  apprenons-leur 
le  maniement  du  canon,  du  fusil  et  des  rames  dans  les  ports  et  sur 
l'escadre  d'évolution;  renvoyons-les  ensuite  en  congé  renouvelable 
comme  fait  l'armée,  et  nous  aurons  bientôt  une  réserve  qui  dou- 
blera nos  ressources  sans  un  grand  surcroît  de  dépense. 

Toute  la  question  est  là,  car  l'essor  de  notre  marine  n'est  arrêté 
depuis  des  siècles  que  par  l'insuffisance  du  personnel.  On  a  intro- 
duit, je  le  sais,  depuis  longtemps  des  hommes  du  recrutement  dans 
la  composition  des  équipages  de  nos  vaisseaux  ;  mais  jamais  on  ne 
les  a  pris  comme  la  base,  comme  l'élément  principal  de  notre  force 
maritime  :  on  ne  le  pouvait  pas.  La  flotte  dite  de  guerre,  conservant 
ses  mâtures  et  ses  voiles,  nous  obligeait  de  faire  du  système  de  ma- 
nœuvres-  qu'elles  entraînent  un  objet  constant  d'étude.  La  grande 
préoccupation  du  moment  était  donc  de  former  des  marins,  et  l'on 
rencontrait  ainsi  des  difficultés  insurmontables,  lorsqu'il  fallait 
mettre  promptement  quelques  vaisseaux  sur  le  pied  de  guerre* 
L'on  n'avait  pas  de  réserve  exercée  au  canon  ni  au  fusil,  et  c'est, 
depuis  l'invention  de  la  vapeur,  la  première  condition  de  force 
d'une  escadre.  L'on  perdait  tout  le  bénéfice  du  recrutement,  pour 
ainsi  dire  illimité,  des  hommes  venus  de  l'intérieur. 


156  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  d'un  côté  la  transformation  de  la  flotte  actuelle  est  devenue 
nécessaire  pour  imiter  les  autres  nations,  mettre  nos  bâtimens  à, 
l'abri  du  canon  rayé,  et  faire  que  la  défense  soit  à  la  hauteur  de 
l'attaque.  D'autre  part,  le  personnel  suit  la  révolution  imprimée  au 
matériel,  et  nous  permet  de  faire  face  à  tous  les  armemens,  à  toutes 
les  difficultés  particulières,  de  posséder  en  un  mot  une  marine  sé- 
rieuse, homogène,  débarrassée  de  tous  ses  bâtimens  inutiles  à  la 
guerre.  Cette  marine  sera  naturellement  divisée  en  quatre  catégo- 
ries très  distinctes  :  la  première,  composée  de  puissans  navires  cui- 
rassés^ à  grande  vitesse^  montés  surtout  par  des  matelots  fusiliers 
et  canonniers  :  ce  sera  la  flotte  de  combat ,  de  siège  et  de  débarque- 
ment'^ —  la  deuxième,  renfermant  assez  de  frégates  et  de  bâtimens 
inférieurs,  également  blindés,  avec  mâture  (montés  par  un  plus 
grand  nombre  de  vrais  marins),  pour  assurer  le  service  de  nos  sta- 
tions lointaines  :  ce  sera  la  flotte  de  campagne  au  long  cours  ^  —  la 
troisième,  comprenant  les  transports  actuels,  les  vaisseaux  trop 
vieux  pour  être  rasés  et  cuirassés,  enfin  les  frégates  ou  avisos  en 
bois,  en  fer^  à  hélice  et  à  roues  :  ce  sera  le  train  maritime;  —  la 
dernière,  avec  ses  canonnières  de  toutes  les  classes,  dont  l'activité 
sur  les  fleuves  et  dans  les  débarquemens  est  suffisamment  démon- 
trée, formera  Y  escadre  de  flottille. 

Avec  son  personnel  pour  ainsi  dire  inépuisable,  puisque  la  con- 
scription y  tiendra  une  grande  place,  la  construction  de  cette  nou- 
.velle  flotte  cuirassée  ne  sera  plus  qu'une  affaire  d'argent,  et  n'aura 
de  limite,  comme  puissance,  que  les  ressources  financières  du  pays. 
Au  point  de  vue  du  matériel,  nous  aurons  une  vraie  flotte  de 
guerre  pouvant  combattre  souvent  sans  se  radouber,  et  réunissant 
toutes  les  qualités  qui  lui  sont  indispensables  :  la  force  dans  l'artil- 
lerie, la  rapidité  dans  les  traversées  et  dans  les  évolutions,  en- 
fin l'économie  dans  la  consommation  du  charbon.  Au  point  de  vue 
du  personnel,  notre  marine,  se  recrutant  désormais  en  grande  par- 
tie comme  l'armée,  deviendra  populaire  comme  elle.  Ces  milliers 
d'hommes  familiarisés  avec  la  mer  par  un  séjour  de  quelques  an- 
nées sur  nos  bâtimens  et  dans  nos  ports  propageront  dans  leurs 
foyers  les  instincts  maritimes.  Le  goût  d'un  noble  métier  pénétrera 
peu  à  peu  dans  les  mœurs.  Nous  n'affaiblirons  point  l'armée  en  lui 
prenant  un  plus  grand  nombre  de  conscrits  qu'on  ne  le  faisait  au- 
trefois; nous  la  compléterons  en  quelque  sorte.  Ces  hommes  faisant 
partie  de  compagnies  distinctes,  ne  contenant  chacune  qu'une  seule 
spécialité  de  canonniers,  ou  de  fusiliers,  ou  de  marins,  avec  un  cadre 
permanent  d'officiers  de  marine,  de  sous-officiers  et  de  quelques 
vieux  matelots,  formeront  des  bataillons  complets.  Ils  seront  pour 
les  côtes  et  les  ports  la  meilleure  défense  en  temps  de  guerre.  Dans 


LA   FLOTTILLE   DU    LAC    DE    GABDE.  157 

les  luttes  futures  sur  mer,  où  l'abordage  jouera  un  grand  rôle,  ces 
hommes  auront  sur  les  ponts  des  navires,  devenus  de  véritables 
champs  de  bataille,  tout  l'entrain  et  la  solidité  des  troupes  de  terre. 
Aujourd'hui  d'ailleurs  les  intérêts  de  la  France  ne  l'appellent-ils  pas 
vers  l'extrême  Orient?  La  Chine,  la  Cochinchine,  le  Japon,  Madagascar 
sont  des  pays  nouveaux  à  ouvrir  et  à  explorer.  La  marine  a  donc 
dans  l'avenir  un  rôle  immense  qu'elle  ne  pourra  remplir  seule  que 
lorsqu'elle  disposera  de  toutes  les  ressources  possibles  pour  com- 
battre souvent  sans  réparations,  débarquer  sur  les  côtes  et  marcher 
dans  l'intérieur  avec  ses  propres  hommes.  L'on  évitera  ainsi  la  perte 
énorme  de  monde  que  l'on  subit  lorsqu'on  entasse  sur  des  navires 
et  pour  une  expédition  lointaine  des  soldats  peu  habitués  à  la  mer, 
à  la  nourriture  du  bord  et  aux  lointains  voyages.  Tôt  ou  tard  enfin 
l'isthme  de  Suez  sera  percé,  et  notre  marine  de  commerce  pourra 
doubler  ses  armemens  avec  d'autant  plus  de  facilité  que  la  plus 
grande  partie  de  ses  matelots  lui  resteront,  avec  d'autant  plus  de 
sûreté  aussi  qu'elle  sera  mieux  protégée  partout,  si  une  guerre  ma- 
ritime venait  à  éclater. 

En  indiquant  rapidement  les  avantages  de  cette  nouvelle  marine, 
je  n'oublie  point  que  les  institutions  qui  régissent,la  flotte  nous  ont 
assuré  et  nous  assurent  encore  une  position  maritime  respectable. 
Ces  institutions  s'appliquaient  admirablement  à  un  ordre  de  choses 
qui  n'existe  plus.  Il  y  avait  un  équilibre  parfait  entre  nos  ressources 
en  matelots  et  le  nombre  de  bâtimens  à  flot  que  l'on  pouvait  rigou- 
reusement armer  avec  ces  hommes  spéciaux.  D'ailleurs,  si  l'on  exa- 
mine le  régime  actuel  de  toutes  les  marines,  on  les  voit  toutes  agir 
d'après  le  même  système.  Les  xVnglais  ont  comme  nous  une  flotte 
qui  se  recrute  exclusivement  parmi  ses  nombreux  marins;  mais, 
comme  nous  aussi,  ils  subissent  la  nécessité  de  congédier  fréquem- 
ment leurs  équipages.  C'est  une  grande  cause  de  faiblesse  à  côté 
d'énormes  déploiemens  de  force,  car  le  départ  de  ces  hommes  in- 
struits fait  perdre  aux  escadres  cette  supériorité  constante  qu'elles 
doivent  avoir  dans  toutes  les  circonstances  et  à  tous  les  momens  de 
paix  ou  de  guerre.  Cette  manière  de  procéder  dans  les  deux  ma- 
rines, pour  la  formation  des  équipages  de  la  flotte,  ressemble  à 
ce  qui  se  passe  en  Prusse  pour  l'armée  :  elle  est  peu  nombreuse  en 
temps  de  paix,  et  la  landwehr  vient  la  compléter  lorsque  les  cir- 
constances l'exigent;  mais,  tout  en  étant  toujours  disponible,  cette 
réserve  n'est  ni  exercée  ni  équipée  à  un  moment  donné.  Or  dans 
le  siècle  où  nous  vivons,  où  tout  est  une  question  de  vitesse,  où 
les  coups  décisifs  se  portent  avec  rapidité,  c'est  un  défaut  capital 
pour  une  marine  de  guerre  que  de  ne  pas  avoir  un  personnel  per- 
manent. Puisque  la  profession  de  marin  n'est  plus  indispensable  à 


158  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

bord  des  vaisseaux,  il  vaut  mieux,  pour  les  armer,  prendre  des 
hommes  dont  le  service  dure  sept  années.  On  rend  ainsi  la  plus 
grande  partie  des  matelots  de  l'inscription  à  leur  véritable  profes- 
sion, le  commerce,  et  on  crée  surtout  ce  qu'aucune  puissance  ne 
possède  encore,  une  marine  militaire  permanente. 

Ce  que  nous  indiquons  n'est  plus  au  reste  un  simple  projet.  La 
France  ne  reste  en  arrière  d'aucun  progrès  réel,  et  déjà  les  modi- 
fications dont  je  viens  de  parler  sont,  sur  une  petite  échelle,  en 
cours  d'exécution.  On  envoie  des  officiers  et  huit  cents  matelots  de 
la  conscription  étudier  à  Lorient  pendant  six  mois  les  manœuvres 
d'infanterie,  et  le  Suffren^  vaisseau-école  des  canonniers,  forme 
chaque  année  six  cents  chefs  de  pièce  excellens.  Il  suffira  d'imiter 
dans  chaque  port  ce  qui  se  fait  dans  un,  de  transformer  chaque  vais- 
seau de  l'escadre  d'évolution  en  une  école  sérieuse  de  canonnage,  et 
l'on  pourra  regarder  dès  ce  jour  les  quatre  frégates  cuirassées  ac- 
tuellement sur  les  chantiers  comme  le  noyau  d'une  flotte  de  guerre 
qui  fera  disparaître  l'ancienne  avec  ses  bâtimens  mixtes,  son  maté- 
riel et  son  personnel  limités. 

Il  y  a  sur  notre  infériorité  navale  un  préjugé  trop  répandu  en 
France,  et  que  ces  pages  auront  peut-être  servi  à  combattre.  Une 
nation  comme  la  nôtre  ne  doit  pas  être  purement  militaire.  La  ma- 
rine n'est  point  une  arme  de  luxe  ni  un  corps  secondaire  dans  un 
grand  état,  car  les  destinées  des  peuples  ne  se  résolvent  définitive- 
ment que  sur  mer.  Les  Vénitiens,  les  Portugais,  les  Hollandais  et  les 
Espagnols  n'ont  perdu  leur  suprématie  que  lorsqu'une  mauvaise  ad- 
ministration des  finances,  les  discordes  intestines  et  les  conquêtes 
inutiles  eurent  amené  le  dépérissement  de  leur  flotte.  Et  quand 
l'Europe,  tant  de  fois  vaincue,  triompha  de  la  France  dans  les  pre- 
mières années  de  ce  siècle,  il  faut  se  rappeler  que  nous  n'avions  pas 
de  marine,  ou  du  moins  pas  d'hommes  exercés  et  habitués  à  la  mer 
pour  armer  les  cent  quatre  vaisseaux  que  nous  possédions  encore 
en  1814.  Pour  la  première  fois  donc,  par  les  navires  cuirassés,  la 
France  devient  une  grande  nation  maritime;  la  flotte  devient  un 
corps  complet,  permanent ^  en  état  de  suffire  à  toutes  les  éventua- 
lités :  abordages,  sièges,  transports,  débarquemens ,  expéditions 
lointaines.  Au  lieu  de  vaisseaux,  nous  aurons  de  véritables  forte- 
resses flottantes,  et  si  le  métier  y  perd  de  sa  poésie,  la  France  y 
gagnera  le  plus  sûr  instrument  de  sa  grandeur.  Nos  opérations  ma- 
ritimes en  Italie  n'eussent-elles  servi  qu'à  faire  entrevoir  cet  ave- 
nir, c'en  serait  assez  pour  qu'une  belle  part  leur  fût  accordée  dans 
les  souvenirs  de  la  dernière  campagne. 

A.  DES  Yarannes. 


I 


LES  DRAMES 


BE 


LA  VIE  LITTÉRAIRE 


HENRI  ET  CHARLOTTE  STIEGLITZ. 


Briefe  von  Heinrîch  Stieglitz  an  seîne  Braut  Charlotte,  2  vol.,  Leipzig  1859. 


I 


Il  y  a  aujourd'hui  vingt-cinq  ans,  un  événement  mystérieux  et 
tragique  produisit  une  sorte  de  stupeur  au  sein  de  la  société  alle- 
mande. Une  jeune  femme,  d'une  rare  beauté,  d'un  esprit  merveil- 
leux,- enthousiaste  des  arts  et  de  la  gloire,  s'était  frappée  au  cœur 
d'un  coup  de  poignard,  et  sereine,  impassible,  elle  était  morte,  la 
main  sur  sa  blessure^  sans  qu'un  cri  de  douleur  fût  sorti  de  sa  poi- 
trine. Mariée  depuis  six  ans  à  un  poète  qui  avait  donné  à  ses  débuts 
d'assez  belles  espérances,  elle  l'aimait  tendrement,  elle  en  était  ten- 
drement et  ardemment  aimée.  Pourquoi  donc  cet  acte  de  désespoir? 
Y  avait-il  quelque  drame  caché  dans  cette  existence  qui  semblait  si 
heureuse?  Les  conjectures  ne  manquèrent  pas,  comme  on  pense; 
mais  la  folie  de  la  pauvre  suicidée  était  d'une  nature  si  particulière 
que  personne  n'aurait  pu  la  deviner.  La  femme  du  poète,  on  le  sut 
bientôt  par  ses  confidences  suprêmes,  avait  voulu  réveiller  par  une 
secousse  horrible  l'imagination  engourdie  de  son  mari.  Ame  géné- 
reuse et  vaillante,  elle  avait  vu  celui  qu'elle  aimait  tomber  dans  une 
sorte  de  mélancolie  inerte;  elle  se  disait  que  le  mariage,  la  vie  ré- 


160  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

gulière,  les  vulgaires  soucis  du  foyer  avaient  étouffé  sous  les  cendres 
les  belles  flammes  de  ses  jeunes  années;  elle  s'accusait,  en  un  mot, 
d'avoir  tué  un  poète,  et,  moitié  désespoir,  moitié  scrupule,  elle  se 
crut  obligée  en  conscience  de  lui  rendre  l'inspiration  au  prix  même 
de  sa  vie. 

Une  publication  récente  vient  d'attirer  de  nouveau  l'attention  sur 
la  mort  de  Charlotte  Stieglitz.  Un  neveu  du  poète,  M.  Louis  Cûrtze, 
a  mis  au  jour  deux  volumes  de  lettres  adressées  par  Henri  Stieglitz 
à  sa  fiancée  Charlotte.  On  ne  connaissait  jusqu'à  présent  que  les  let- 
tres et  les  confidences  de  la  jeune  femme,  et  on  pouvait  se  deman- 
der si  son  exaltation  ne  cachait  pas  quelque  blessure  secrète.  Or  les 
lettres  d'Henri  Stieglitz  montrent  avec  quelle  tendresse  il  était  atta- 
ché à  la  compagne  de  sa  vie,  elles  révèlent  aussi  dans  l'affection 
mutuelle  des  deux  amans  bien  des  germes  funestes.  Assurément  il 
n'y  a  plus  de  doute  possible  sur  les  motifs  qui  ont  poussé  Charlotte 
à  se  donner  la  mort;  ce  n'est  pas  ici  le  désespoir  des  affections  dé- 
daignées ou  trahies,  c'est  le  sacrifice  héroïque  et  horrible  d'une  âme 
qui,  engagée  dans  une  voie  fausse,  croit  s'apercevoir  tout  à  coup 
que  sa  vie  est  inutile  et  dangereuse  à  la  tâche  qu'elle  s'est  imposée. 
Ils  s'aimaient  sans  doute,  mais  de  quel  amour?  Était-ce  l'amour 
simple,  franc,  loyal,  prêt  aux  sacrifices  continus  et  obscurs?  N'était- 
ce  pas  plutôt  un  amour  prétentieux,  subtil,  très  sincère  d'abord,  on 
ne  peut  le  nier,  et  cependant  altéré  d'avance  par  un  mélange  secret 
d'égoïsme  et  d'orgueil?  Pauvres  âmes  si  cruellement  frappées,  voici 
la  punition  de  vos  erreurs  ;  vous  êtes  devenues  un  problème  de  psy- 
chologie morale,  et  il  nous  faut  étudier,  le  scalpel  à  la  main,  les 
étranges  maladies  dont  vous  nous  présentez  l'image.  Nous  n'oublie- 
rons pas  du  moins  ce  que  vous  avez  souffert;  nous  toucherons  légè- 
rement à  vos  blessui^s  ;  si  graves  que  soient  vos  fautes,  elles  attes- 
tent des  ambitions  élevées,  et  ce  ne  sont  pas  des  cœurs  vulgaires 
qui  connaîtront  jamais  vos  angoisses. 

Charlotte-Sophie  Willhœft  était  née  à  Hambourg  le  18  juin  1806. 
Son  père,  riche  négociant,  ayant  peu  de  temps  après  transporté  son 
commerce  à  Leipzig,  ce  fut  dans  cette  ville  que  s'écoulèrent  son  en- 
fance et  sa  jeunesse.  On  vit  briller  chez  elle,  dès  ses  premières  an- 
nées, les  dons  les  plus  heureux  de  l'intelligence  et  du  cœur  ;  vive, 
aimante,  spirituelle,  elle  déployait  de  merveilleuses  aptitudes  avec 
une  précocité  surprenante.  Sa  sensibilité  était  extrême.  Tantôt  folle- 
ment rieuse,  tantôt  plongée  en  des  rêveries  étranges,  on  eût  dit 
qu'elle  répondait  aux  appels  d'un  monde  mystérieux.  Sa  mère,  tour 
à  tour  inquiète  ou  charmée,  essayait  vainement  de  modérer  ses  joies 
et  ses  tristesses  ;  elle  échappait  à  la  règte  par  des  élans  soudains,  et 
il  arrivait  souvent  que  des  paroles  inattendues,  comme  de  gracieuses 


I 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  161 

énigmes,  déconcertaient  tous  ses  mentors.  L'enfant  songeuse  devint 
une  jeune  fille  pleine  de  séductions  et  de  prestiges.  Son  cœur  était 
ouvert  à  toutes  les  impressions  du  beau,  à  tous  les  enchantemens 
de  l'art  et  de  la  pensée.  D'abord,  sous  l'influence  d'un  maître  qui 
appartenait  à  la  secte  des  méthodistes,  une  piété  ardente  et  sombre 
s'était  emparée  de  son  âme;  elle  méprisait  ce  monde,  elle  dédaignait 
la  vie  active,  et  plus  d'une  fois,  dans  ses  aspirations  vers  Dieu,  des 
pensées  de  suicide  traversèrent  son  cerveau.  Ses  parens  avaient 
beau  redoubler  de  vigilance  pour  l'arracher  à  ces  périlleuses  extases: 
vaines  instances,  conseils  inutiles  !  elle  vivait  comme  une  religieuse 
ascétique,  cette  protestante  exaltée,  et  luttant  contre  ce  corps  de 
mort  qui  la  retenait  loin  de  Jésus-Christ,  elle  s'imposait  des  priva- 
tions meurtrières.  Elle  voulait  mourir  et  aller  trouver  le  Sauveur; 
mais  le  Sauveur,  dit  très  bien  un  de  se^  biographes  (1),  est  descendu 
sur  la  terre,  c'est  sur  la  terre  qu'il  faut  le  chercher.  Cet  ardent 
amour  de  la  mort,  cette  soif  impatiente  de  l'autre  vie  ne  furent 
qu'un-s  crise  chez  Charlotte  Willhoeft  ;  elle  redescendit  sur  la  terre, 
et  de  ses  communications  avec  Dieu  elle  ne  garda  que  l'amour  de 
tout  ce  qui  est  divin  parmi  les  hommes.  La  poésie,  les  arts,  la  mu- 
sique, toutes  les  langues  du  monde  idéal,  tout  ce  qui  met  notre  race 
en  communication  avec  les  sphères  supérieures,  et  aussi  tout  ce  qui 
peut  nous  y  mériter  un  jour  une  place  heureuse,  l'amour,  la  bonté, 
le  bonheur  de  se  sacrifier  soi-même,  la  joie  d'inspirer  aux  autres  ces 
sentimens  célestes,  le  prosélytisme  candide  des  belles  âmes  qui  at- 
tirent par  la  sympathie  les  intelligences  indécises  et  les  élèvent  aux 
choses  éternelles,  telles  furent  désormais  les  extases  et  les  occupa- 
tions de  Charlotte.  A  la  piété  défiante  et  stérile  succédait  la  piété 
charitable  et  féconde.  Elle  chantait  divinement,  elle  faisait  aussi  des 
vers,  car  elle  voyait  tant  de  choses  particulières  dans  ses  mélodies 
aimées  qu'elle  voulait  les  traduire  autrement  que  par  les  accens  de 
sa  voix.  A  des  paroles  insuffisantes  elle  substituait  les  siennes,  et 
celles-là  mêmes,  au  bout  de  quelques  jours,  les  trouvant  incomplètes 
encore,  elle  les  remplaçait  par  des  interprétations  nouvelles.  Croyait- 
elle  avoir  reçu  le  don  de  poésie?  Rien  ne  peut  le  faire  supposer,  mais 
certainement  elle  s'était  dit  plus  d'une  fois  :  «  Ah  !  s'il  m'était  donné 
de  servir  en  quelque  manière  la  cause  sacrée  de  l'enthousiasme!... 
On  dit  que  les  femmes  allemandes  des  premiers  âges  remplissaient 
ce  rôle  au  milieu  de  nos  ancêtres  ;  pourquoi  ces  temps  ne  sont-ils 
plus?  Est-ce  notre  race  qui  a  changé?  Pour  moi,  je  sens  qu'un  tel 
ministère,  plus  humble  et  plus  caché  sans  doute,  comme  il  convient  à 
notre  société  moderne,  serait  encore  la  vocation  de  ma  vie.  Sei  vante 

(1)  Charlotte  StiegHt;^,  ein  Denkmal,  1  vol.  in-4%  Berlin  1835. 

TOME  XXV.  11 


162  KETUE  DES   DEUX  MONDES. 

et  non  prêtresse  des  inspirations  d'en  haut,  que  ne  puis-je,  sans  sortir 
de  l'ombre,  susciter  et  soutenir  un  esprit  qui  révélerait  aux  hommes 
un  aspect  nouveau  de  l'éternelle  poésie!...  »  Vagues  rêveries,  as- 
pirations confuses,  que  je  traduis  avec  trop  de  précision  peut-être, 
mais  qui  n'étaient  pas  cependant  chez  cette  âme  ardente  et  inquiète 
un  vain  caprice  de  jeune  fille.  C'était  bien,  à  certains  égards,  une 
Germaine  des  temps  primitifs  au  sein  d'une  société  toute  différente. 
((  Les  Germains,  dit  Tacite,  croient  qu'il  y  a  chez  les  femmes  quelque 
chose  de  divin  et  de  prophétique  ;  aussi  ne  dédaignent-ils  pas  leurs 
conseils,  et  font-ils  grand  cas  de  leurs  prédictions.  »  Ce  quelque 
chose  de  divin,  Charlotte  le  sentait  en  elle,  et  au  lieu  de  susciter 
des  héros,  elle  eût  voulu  créer  un  poète. 

Charlotte  venait  d'accomplir  à  peine  sa  seizième  année  quand  un 
jour  son  frère  introduisit  dans  la  maison  paternelle  un  de  ses  ca- 
marades de  l'université.  Le  nouveau-venu  était  un  jeune  homme  de 
dix-neuf  ans  nommé  Henri  Stieglitz.  Né  en  1803  à  Arolsen,  en 
Westphalie,  il  avait  commencé  ses  études  d'université  à  Goettingue; 
mais,  compromis,  à  tort  ou  à  raison ,  dans  les  agitations  politiques 
de  la  Burschenschaft,  il  avait  dû  quitter  la  célèbre  école  du  Ha- 
novre, et  il  était  venu  se  réfugier  à  Leipzig.  C'était  un  esprit  grave, 
austère,  appliqué  à  de  fortes  études,  et  très  enclin  cependant  aux 
rêveries  ambitieuses.  En  même  temps  qu'il  étudiait  en  philologue 
les  monumens  de  la  littérature  antique,  il  se  croyait  appelé  à  régé- 
nérer la  poésie  de  son  époque.  Une  intimité  fraternelle  ne  tarda  pas 
à  s'établir  entre  Charlotte  et  Henri  ;  ils  passaient  de  longues  heures 
à  échanger  leurs  rêves,  à  s'entretenir  de  poétiques  théories  et  de 
méditations  religieuses.  Henri  appréciait  dans  Charlotte  une  intel- 
ligence ouverte  qui  s'associait  à  toutes  ses  pensées,  une  confidente 
dont  l'attention  ne  se  lassait  pas,  j'allais  presque  dire  un  camarade 
plus  bienveillant  que  ses  compagnons  habituels.  Assez  indifférent 
d'ailleurs  à  sa  grâce  et  à  sa  beauté,  il  ne  devait  l'aimer  que  plus 
tard,  et  par  réflexion  seulement,  si  je  Tose  dire.  Elle  au  contraire, 
elle  l'aimait  d'avance  :  c'était  le  rêve  de  ses  inquiètes  années  qui  lui 
était  soudainement  apparu;  la  vie  désormais  ne  lui  était  plus  à 
charge,  elle  avait  sa  tâche  à  remplir,  elle  avait  à  enfanter  un  poète. 
Que  lui  importait  d'abord  l'indifférence  du  brillant  songeur?  Elle  le 
voulait  surtout  amoureux  de  ses  belles  chimères  et  passionné  pour 
la  gloire  :  il  lui  était  doux  d'aimer  le  poète  sans  qu'il  le  sût  lui- 
même,  d'entretenir  en  lui  l'inspiration,  de  l'encourager,  de  lui  apla- 
nir les  voies,  de  le  faire  monter  toujours  jusqu'au  rameau  sacré,  dût- 
elle  ne  jamais  partager  avec  lui  son  idéale  couronne  ! 

Un  soir  cependant  il  lui  arriva  de  sentir  l'amertume  et  le  vide  de 
ce  dévouement  impossible.  Charlotte  avait  passé  la  soirée,  comme 
elle  faisait  souvent,  avec  sa  mère  et  Henri  Stieglitz,  écoutant  ou 


DRAMES    DE    LA   VIE    LITTERAIRE.  103 

provoquant  les  effusions  lyriques  du  songeur;  rentrée  dans  sa  cham- 
bre, elle  écrivit  ces  jnots  :  «  Ne  rien  vouloir,  ne  rien  savoir,  ne  rien 
désirer,  hors  une  seule  chose,  aimer;  s'oublier  soi-même  dans  le 
bonheur  de  celui  qu'on  aime  sans  espérance  et  sans  désir  de  retour, 
c'est  un  état  de  l'âme  qui  nous  égale  aux  anges,  c'est  le  pressenti- 
ment d'une  félicité  céleste!  Voilà  ce  que  tu  m'enseignais,  ô  ma 
mère!  Pourquoi  donc  ne  suis-je  pas  heureuse?  Pourquoi  donc  cette 
inquiétude  involontaire  qui  me  tourmente  sans  cesse?  Pourquoi  ce 
désir  qui  oppresse  ma  poitrine ,  pourquoi  cette  continuelle  attente, 
comme  si  la  minute  qui  va  venir  devait  m' apporter  un  je  ne  sais 
quoi  dont  je  ne  sais  pas  môme  le  nom?  Si  je  pouvais  faire  pour  lui 
quelque  chose  de  bien  grand,  de  bien  pénible,  sans  qu'il  soupçon- 
nât d'où  cela  lui  vient!  Si  je  pouvais,  sans  être  vue  de  lui,  détour- 
ner de  sa  tête  bien-aimée  quelque  grande  infortune ,  quelque  coup 
terrible  du  destin  et  attirer  sur  moi  ce  malheur,  et  puis,  silencieu- 
sement enfermée  en  moi-même,  lever  les  yeux  vers  lui  du  fond  de 
mon  obscurité,  et  me  réjouir  à  son  joyeux  sourire  comme  à  un  rayon 
de  soleil!  Alors  il  me  semble  que  je  serais  tranquille  et  heureuse 
pour  tout  le  reste  de  mes  jours.  —  Cette  soirée  a  été  une  des  plus 
belles  de  ma  vie.  Ce  souvenir  sera  pour  moi  dans  l'avenir  comme 
une  étoile  radieuse.  Je  sens  que  le  calme  se  fait  en  mon  âme.  » 

Exaltation  et  illusion!  Charlotte  croyait  aimer;  elle  aimait  les 
subtilités  de  son  cœur,  elle  aimait  une  occasion  de  souffrir  et  de  se 
dévouer.  Bizarre  esprit,  âme  généreuse  et  malade,  au  moment  même 
où  elle  parle  du  calme  qui  la  pénètre,  sa  sérénité  s'est  enfuie  pour 
toujours,  la  voilà  enchaînée  à  cette  œuvre  impossible  qu'elle  a  si 
imprudemment  désirée.  L'amour  est  un  acte  de  foi;  dès  la  première 
heure,  l'amante  d'Henri  Stieglitz  se  défie  de  celui  qu'elle  aime,  elle 
comprend  très  bien  que  c'est  une  débile  nature,  une  imagination 
superficielle;  elle  voit  que  l'inspiration  féconde  n'est  pas  là,  que  ce 
poète  dont  elle  voudrait  être  fière  ne  prendra  jamais  son  essor,  et 
elle  s'obstine  à  jouer  son  rôle  auprès  de  lui  comme  une  garde-ma- 
lade au  chevet  d'un  malheureux  sans  espoir.  Supposez  que  ce  goût 
du  sacrifice  soit  dirigé  régulièrement  et  sainement  mis  à  profit: 
Charlotte  Willhoeft  sera  une  admirable  sœur  de  charité;  mais  qu'est- 
ce  qu'une  sœur  de  charité  sans  l'humilité  des  sentimens?  Dans  une 
âme  inquiète,  bizarre,  en  proie  à  cette  sensibilité  maladive,  le  dé- 
vouement ne  sera  qu'une  forme  de  la  mélancolie  prétentieuse  et  le 
déguisement  du  désespoir.  J'ai  de  la  peine  à  croire  Charlotte  quand 
elle  se  dit  prête  à  de^  sacrifices  dont  personne  ne  saura  rien.  Je 
doute  aussi  qu'elle  soit  guérie,  comme  nous  le  pensions,  de  son  dé- 
goût de  la  vie  active;  des  pensées  sinistres,  on  le  voit  trop,  se  mêlent 
sans  cesse  à  ses  projets  d'avenir.  Je  connais  ton  secret,  pauvre  âme 
désolée;  ton  amant,  c'est  la  mort,  et,  j'en  ai  bien  peur  pour  toi,  la 


■4lif 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

•mort  volontairement  cherchée,  la  mort  combinée  d'avance,  fixée 
d'avance  à  tel  moment  du  drame,  comme  da^ns  le  scénario  d'une 
composition  théâtrale.  Et  Henri  Stieglitz,  pouvons-nous  croire  qu'il 
aimera  Charlotte?  Le  jour  où  il  devient  son  fiancé,  il  semble  ne  son- 
ger qu'à  lui-même;  il  se  croit  poète,  il  est  avide  de  gloire,  et  comme 
Charlotte,  dans  son  délire,  a  développé  chez  lui  cette  confiance  or- 
gueilleuse, ce  qu'il  aime  chez  sa  fiancée,  ce  sont  ses  propres  illu- 
sions, encouragées  et  soutenues  par  des  fanfares  qui  ne  se  taisent 
pas.  Mais  s'il  s'aperçoit  bientôt  que  ce  sont  des  illusions  en  effet!  si 
ces  fanfares  de  tous  les  instans  ne  font  qu'entretenir  son  orgueil 
sans  enflammer  son  génie  !  s'il  est  forcé  de  s'avouer  à  lui-même  son 
impuissance?  Voilà  le  secret  fatal  de  cette  vie  :  exaltation  et  illusion 
chez  la  jeune  femme,  impuissance  et  désespoir  chez  celui  qui  se 
prenait  pour  un  poète.  Le  jour  où  ils  s'apercevront  fun  et  l'autre 
de  leur  méprise,  un  supplice  épouvantable  va  commencer  pour  eux. 
La  vie  littéraire,  dans  nos  sociétés  m'odernes,  est  féconde  en 
drames  de  toute  sorte.  Ces  belles  régions  des  lettres,  pleines  d'en- 
chantemens  et  de  clartés  merveilleuses,  mais  habitées  aussi  par  bien 
des  hôtes  funestes,  sont  semées  de  pièges  et  de  précipices.  Je  ne 
parle  pas  seulement  des  inimitiés,  des  jalousies,  plus  violentes  et 
plus  achp.^nées  peut-être  en  ce  pays  que  partout  ailleurs,  mais  com- 
munes en  définitive  à  la  nature  humaine,  et  qui  se  retrouvent  dans 
toutes  les  conditions  de  la  vie  ;  je  parle  des  misères  que  chacun  porte 
en  lui-même,  des  doutes  qui  harcèlent  f  esprit,  des  scrupules  qui  le 
refroidissent,  des  alternatives  d'enthousiasme  et  de  défaillance,  de 
toutes  les  agitations  intérieures  qui  peuvent  tourmenter  l'écrivain, 
au  moment  où  il  va  livrer  sa  pensée,  à  la  foule.  Il  y  a  des  heures  où 
l'homme  le  plus  résolu,  le  plus  aguerri  aux  batailles  de  la  pensée, 
se  surprend  tout  à  coup  à  envier  le  sort  du  plus  humble  et  du  plus 
inconnu  de  ses  contemporains,  le  sort  même  du  moine  qui  s'est  con- 
damné à  un  silence  éternel.  Heureux  pourtant  cet  esprit,  au  milieu 
même  de  ces  défaillances,  car  il  sait  bien  qu'elles  ne  dureront  pas! 
Heureux  celui  qui  souffre  et  qui  se  sent  vivre!  Le  mal  poignant, 
terrible,  le  mal  sans  consolation,  c'est  d'en  être.réduit  au  sentiment 
-de  l'impuissance.  Ne  dites  pas  que  le  remède  est  facile,  et  que 
l'homme,  écrivain  ou  artiste,  philosophe  ou  poète,  qui  se  sent  im- 
puissant à  produire  doit  se  hâter,  s'il  est  sage,  de  quitter  un  théâtre 
où  l'attendent  de  perpétuels  mécomptes.  Cette  sagesse  lui  est  in- 
terdite, et  c'est  précisément  de  là  que  vient  son  mal.  L'impuissant 
dont  je  parle  n'est  ni  fartiste  qui  se  décourage  un  instant  pour  se- 
relever  plus  fort,  ni  le  sot  prétentieux  qui  ne  se  doute  pas  de  sa  nul- 
lité; il  a  l'ardeur  et  l'enthousiasme,  il  aime  le  beau,  il  le  voit  ou 
croit  le  voir,  il  le  poursuit  du  cœur  comme  des  yeux,  et  en  même 
temps,  soit  humilité  excessive,  soit  faiblesse  véritable,  il  estper- 


I 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  165 

suadé  qu'il  ne  l'atteindra  jamais.  Ah!  s'il  pouvait  détourner  ses  re- 
gards de  cet  idéal  qui  le  fascine!  S'il  pouvait  renoncer  à  être  un' 
artiste  par  le  désir,  comme  on  peut  renoncer  à  sa  plume  ou  à  son 
pinceau!  Cette  résignation  même  ne  mettrait  pas  fin  à  sa  souffrance; 
il  aime  le  beau,  et  il  est  impuissant  à  le  réaliser;  il  aime  le  beau,  et 
son  impuissance,  il  en  est  convaincu,  est  aussi  incurable  que  son 
amour  est  invincible.  Yoilà  un  supplice  affreux,  à  coup  sûr;  voilà 
une  douleur  subtile,  aiguë,  profonde,  qui  s'est  rencontrée  plus  d'une 
fois  dans  l'histoire  de  l'imagination  humaine,  mais  qui  jamais  peut- 
être  ne  s'est  manifestée  plus  complètement  que  chez  ces  deux  infor- 
tunés, Charlotte  Willhoeft  et  Henri  Stieglitz. 

Henri  et  Charlotte  furent  fiancés  vers  le  milieu  de  l'année  1823, 
et  presque  aussitôt  le  je'une  poète  partit  pour  Berlin  afin  d'y  achever 
ses  études.  Pourquoi  ne  restait-il  pas  à  Leipzig?  Pourquoi  cette  sé- 
paration si  brusque?  M.  Théodore  Mundt,  dans  le  livre  où  il  a  élevé 
une  sorte  de  monument  funéraire  à  Charlotte ,  ne  donne  là-dessus 
aucune  explication  satisfaisante.  H  laisse  entendre  seulement  que 
cette  séparation ,  bien  que  douloureusement  sentie ,  ne  leur  déplai- 
sait point;  ils  y  trouvaient  un  charme  presque  mystique  et  comme 
un  raffmement  suprême,  einen  geivissen  ûbergcistigcn  Bei'z.  Ce  raf- 
finement, n'était-ce  pas  le  bonheur  de  rêver  sans  témoins,  de  pou- 
voir continuer  plus  librement  le  rôle  qu'ils  s'étaient  attribué  tous 
les  deux?  Hs  n'étaient  l'un  pour  l'autre  qu'un  prétexte,  une  occa- 
sion de  songeries.  La  vue  de  la  réalité  aurait  pu  les  désabuser  trop 
tôt.  Séparés  ainsi,  rien  ne  les  gênait;  ils  se  donnaient  la  note,  ils  se 
renvoyaient  la  réplique,  et  chacun,  poursuivant  sa  chimère,  se  livrait 
à  des  monologues  exaltés.  La  correspondance  d'Henri  et  de  Char- 
lotte, très  tendre  et  très  amoureuse  en  apparence,  peut  se  résumer 
ainsi  pour  un  lecteur  attentif.  —  Henri  :  î^'est-ce  pas,  ô  ma  Char- 
lotte bien-aimée,  ô  ma  vie,  ô  mon  âme,  n'est-ce  pas  que  je  suis  un 
grand  poète?  —  Charlotte  :  Oui,  tu  es  un  poète,  un  grand  poète,  et 
si  tu  doutes  de  ta  destinée,  c'est  moi  qui  te  rendrai  la  foi.  IN 'est-ce 
pas,  ô  mon  poète,  que  je  suis  pour  ton  génie  une  source  d'inspira- 
tion et  de  jeunesse  éternelle?  —  C'est  pour  se  tenir  plus  commodé- 
ment ce  langage  qu'ils  ont  accepté  sans  beaucoup  de  peine  une  sé- 
paration &i  longtemps  prolongée.  De  Berlin  à  Leipzig,  la  distance 
n'est  pas  grande;  Henri  avait  souvent  des  mois  entiers  de  loisir  et 
de  liberté  :  que  ne  prenait- il  son  bâton  et  son  sac,  l'étudiant  voya- 
geur, afin  de  venir  passer  quelques  jours  auprès  de  sa  fiancée?  Non, 
l'absence  d'Henri  n'a  pas  duré  moins  de  cinq  ans,  et  pendant  cette 
longue  période  c'est  à  peine  si  quelques  visites  de  loin  en  loin  ont 
rapproché  les  deux  amans.  En  vain  s' écrivaient -ils  sans  cesse  : 
«  Quand  te  reverrai-je?  J'ai  besoin  de  te  voir,  de  t'entendre;  sans 
toi,  je  ne  suis  rien,  je  ne  puis  rien,  et  je  sens  déjà  le  froid  de  la 


166  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mort.  »  En  vain  se  prodiguent-ils  sans  mesure  les  noms  les  plus 
doux,  les  plus  tendres,  les  sermens  les  plus  passionnés  :  à  travers 
ces  effusions  on  sent  une  gêne  secrète.  La  contrainte  était  bien  plus 
grande  encore  quand  ils  se  retrouvaient  en  face  l'un  de  l'autre. 
Chez  ce  jeune  homme  inquiet,  maladif,  mécontent  de  lui-même,  et 
dont  la  sève  intellectuelle  semblait  tarir  de  jour  en  jour,  Charlotte 
pouvait-elle  reconnaître  son  idéal,  l'idéal  de  ce  poète  orageux  qu'elle 
espérait  diriger  vers  la  gloire?  Chez  cette  jeune  fille,  généreuse, 
mais  clairvoyante,  enivrée  d'illusions,  mais  capable  aussi  de  com- 
prendre la  réalité  des  choses,  Henri  Stieglitz  retrouvait-il  cette  ad- 
miration perpétuelle ,  cet  enthousiasme  sans  condition  et  sans  ré- 
serve, dont  sa  faiblesse  avait  besoin?  Alors  Henri  repartait  pour 
Berlin,  Charlotte  rentrait  dans  sa  solitude,  et  la  correspondance  re- 
commençait de  plus  belle,  avec  des  effusions  lyriques,  avec  des  pro- 
testations amoureuses,  où  un  lecteur  superficiel  pourrait  bien  voir 
l'image  la  plus  vive  de  l'enthousiasme  et  de  la  félicité. 

Ouvrons-la,  cette  correspondance;  sous  les  paroles  ardentes  et 
sincères  assurément  quand  elles  furent  écrites,  cherchons  la  situa- 
tion vraie ,  dont  ces  cœurs  exaltés  et  malades  ne  se  rendaient  pas 
compte  eux-mêmes.  Il  y  a  deux  choses  qui  remplissent  toutes  les 
lettres  d'Henri  Stieglitz  :  d'abord  ses  projets,  ses  ambitions  poéti- 
ques, les  visites  qu'il  fait  aux  écrivains  célèbres,  l'accueil  qu'il  re- 
çoit d'eux,  et  puis  les  élans  d'amour  vers  Charlotte,  élans  d'amour 
qui  ressemblent  parfois  à  des  cris  de  désespoir,  lorsque  le  poète, 
doutant  de  lui-même,  commençant  à  comprendre  la  stérilité  de  son 
esprit,  se  recommande  en  suppliant  à  la  jeune  femme  qui  l'admire, 
et  s'attache  à  elle  comme  à  un  foyer  d'inspirations.  Dès  les  pre- 
mières lettres,  on  aperçoit  ces  deux  préoccupations  de  sa  pensée, 
qui  vont  désormais  se  mêler,  se  croiser  sans  cesse,  au  point  de  de- 
venir inséparables.  «  Toi,  écrit-il  à  Charlotte,  toi  et  mon  cher,  mon 
fidèle  Homère,  vous  ne  me  quittez  pas,  je  vous  emporte  tous  deux 
avec  moi.  »  Stieglitz,  excellent  philologue,  disciple  favori  du  célè- 
bre Jacobs,  avait  toujours  devant  les  yeux,  en  sa  poétique  ardeur, 
les  plus  éclatans  modèles  de  l'art,  et  il  prétendait  lutter  avec  ces 
hommes  que  Montesquieu  appelle  les  colosses  de  l'antiquité.  A  quoi 
bon  se  mêler  de  poésie,  si  l'on  ne  peut  du  premier  él?.n  se  pla- 
cer auprès  des  plus  grands  maîtres?  Henri  Stieglitz  voulait  être 
l'Homère  de  son  époque.  On  l'eût  fort  embarrassé  à  coup  sûr,  en  lui 
demandant  de  quelle  manière  il  comprenait  sa  tâche,  quels  sujets  il 
voulait  traiter,  à  quelles  idées  il  consacrerait  ses  inspirations,  com- 
ment enfin  il  serait  pour  l'Europe  du  xix^  siècle  ce  que  fut  Homère 
pour  les  premiers  temps  de  la  race  hellénique.  N'importe,  c'était  un 
Homère  nouveau,  ni  plus  ni  moins,  que  l'impatient  rêveur  voulait 
faire  admirer  aux  hommes  de  son  époque.  L'enthousiasme  d'Henri 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  167 

Stieglitz  est  aussi  ardent  que  sincère  en  ses  premiers  débuts;  son 
cœur  bat,  son  esprit  est  ravi  en  extase  par  la  vision  du  beau  ;  seule- 
ment cet  enthousiasme,  pour  avoir  voulu  viser  trop  haut,  va  se 
perdre  et  se  dissiper  dans  le  vide.  Enfermé  dans  un  domaine  bien 
circonscrit,  son  talent  aurait  grandi  de  jour  en  jour;  aux  prises  avec 
l'impossible,  cette  imagination  se  consumera  elle-même,  et  que  res- 
tera-t-il  bientôt  de  ce  brillant  poète  qui  partait  avec  tant  de  con- 
fiance pour  conquérir  le  monde?  Un  pauvre  malade,  j'allais  dire  un 
pauvre  fou,  qui  lutte  d'abord  avec  une  certaine  vigueur  contre  les 
démons  de  son  esprit,  mais  qui  finit  par  s'engourdir  dans  sa  morne 
souffrance. 

Henri  Stieglitz  semble  avoir  eu  plus  d'une  fois  le  pressentiment 
de  cette  destinée.  Dans  les  premiers  jours  qui  suivirent  son  départ 
de  Leipzig,  pendant  qu'il  s'en  allait  de  ville  en  ville,  parcourant  les 
musées,  visitant  les  écrivains  illustres,  rêvant  à  ses  grands  poèmes 
homériques,  il  écrivait  un  matin  à  sa  fiancée  Charlotte  :  «  Le  soleil 
n'est  pas  encore  lev^,  mais  je  pense  à  toi,  et  tout  devient  radieux 
autour  de  moi.  Oh!  je  te  salue,  soleil  de  ma  vie,  étoile  si  haut  pla- 
cée dans  les  sphères  supérieures,  et  si  près  de  moi  cependant!... 
Cette  nuit  je  rêvais  :  un  monstre  se  jetait  sur  moi,  j'avais  parfaite- 
ment conscience  de  ma  situation,  comme  si  je  me  fusse  trouvé  en 
état  de  veille,  et  en  même  temps  j'étais  paralysé  par  l'inertie  du 
sommeil;  alors,  ô  bien-aimée,  tu  t'approchais  sans  armes,  simple- 
ment, comme  tu  es  chaque  jour,  d'une  main  forte  tu  chassais  le 
monstre  menaçant,  et  moi  je  continuais  à  dormir  en  repos.  Rassuré 
désormais,  je  reprends  mon  bâton  de  voyage,  car  j'ai  ma  bien- 
aimée  au  fond  de  mon  cœur,  et  mon  âme  marche  vers  la  lumière...» 
Ce  monstre,  ce  malfaisant  génie  {Unhold)  dont  l'approche  le  para- 
lysait, c'était  le  pressentiment  et  la  crainte  de  son  impuissance  poé- 
tique. Le  rêve  n'exprimait  que  trop  bien  la  situation;  très  éveillé, 
toutefois  inerte,  immobile,  incapable  d'agir  et  de  montrer  tout  ce 
qu'il  valait,  tel  nous  apparaît  déjà  l'ambitieux  Stieglitz  au  moment 
de  son  juvénile  essor.  Heureusement  il  se  croit  sauvé;  Charlotte  a 
foi  en  lui,  c'est  la  foi  de  Charlotte  qui  chasse  les  démons  et  qui  dé- 
truit les  sortilèges.  Ne  vous  étonnez  pas  si  son  amour  pour  elle  se 
transforme  en  une  sorte  d'adoration  mystique.  Ce  n'est  plus  sa  fian- 
cée, c'est  une  sainte,  une  créature  céleste  investie  de  pouvoirs  mys- 
térieux, ou  plutôt  c'est  la  transfiguration  et  l'apothéose  de  son  or- 
gueil de  poète.  Un  jour,  à  Bamberg,  il  entre  dans  la  cathédrale,  et, 
tout  protestant  qu'il  est,  il  se  sent  enivré  par  la  solennité  du  culte, 
l'harmonie  des  chants,  l'éclat  des  cierges;  il  se  jette  à  genoux,... 
mais  c'est  lui-même  qu'il  faut  laisser  parler.  «  J'étais  dans  la  cathé- 
drale où  l'on  célébrait  l'office  divin;  au-dessus  de  ma  tête  retentis- 
sait le  carillon  des  cloches,  autour  de  moi  étincelaient  les  cierges, 


168  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

debout  à  l'autel  était  le  prêtre  enveloppé  d'un  nuage  d'encens.  Il 
disait  des  paroles  que  je  ne  pouvais  saisir,  c'était  un  murmure  plu- 
tôt qu'une  prononciation  distincte;  mais  tout  mon  cœur  était  si 
plein,  si  fervent,  si  complètement  maître  de  lui-même  et  uni  avec 
Dieu,  qu'il  n'aurait  pas  battu  plus  saintement  aux  paroles  de  Jésus 
dans  le  jardin  des  Olives.  Je  me  précipitai  à  genoux,  et,  dans  un 
transport  de  piété,  je  me  mis  à  prier.  Tout  à  coup  une  image  m' ap- 
parut, une  image...  ô  Charlotte!  tu  n'as  jamais  rien  vu  de  si  par- 
fait. . .  Quelle  angélique  pureté  !  quelle  douceur  !  quel  charme  ravis- 
sant! Ses  yeux  noirs  lançaient  des  flammes  qui  pénétraient  mon 
âme  tout  entière,  de  noires  tresses  de  cheveux  couronnaient  son 
front  si  noble,  le  souffle  qui  s'exhalait  de  ses  belles  lèvres  pourprées 
était  le  souffle  même  de  l'amour.  Elle  flottait  devant  moi,  comme 
un  séraphin,  dans  un-e  robe  blanche  que  retenait  au-dessous  de  la 
poitrine  un  ruban  légèrement  rouge.  Ah!  ma  bien-aimée,  voir  une 
telle  image  et  rester  insensible,  —  que  dis-je?  rester  insensible! 
—  voir  cette  sainte,  et  ne  pas  s'agenouiller  devant  elle  dans  un  ra- 
vissement de  piété  infinie,  cela  ne  se  peut.  Eh  bien!  je  te  l'avoue- 
rai, Charlotte,  c'est  ton  image  qui  m' apparut,  c'est  ton  fiancé  qui 
s'agenouilla,  ivre  de  bonheur,  et  se  mit  à  prier  de  toutes  les  forces 
de  son  âme  devant  la  pure  vision  qui  s'inclinait  vers  lui.  » 

Nous  sommes  en  Allemagne,  dans  un  pays  d'élan  mystique,  d'ef- 
fusion religieuse,  où  l'amour  emploie  souvent  le  langage  de  la  dévo- 
tion; est-ce  ainsi  cependant  que  peut  parler,  dans  tous, les  pays  du 
monde,  un  cœur  vraiment  épris?  est-ce  ainsi  que  parle  Werther? 
Non,  ce  n'est  pas  l'amoureux  qui  prononce  de  telles  prières,  c'est  le 
poète  découragé  qui  implore  une  assistance  extérieure  pour  subve- 
nir à  sa  faiblesse.  «Je  ne  voudrais  pas,  disait  le  roi  Lear  de  Shak- 
speare,  devenir  fou!  »  Stieglitz  semble  dire  d'une  voix  aussi  na- 
vrante :  ((  Je  ne  voudrais  pas  être  frappé  de  paralysie  intellectuelle. 
A  mon  secours,  Charlotte  !  sauve-moi  de  moi-même^  rends-moi  la 
foi  qui  fait  la  vie,  car  je  sens  bien  qu'il  y  a  quelque  chose  dans  cette 
âme  que  gagne  peu  à  peu  un  engourdissement  meurtrier!  »  Ces 
craintes,  qui  le  poursuivent  sans  cesse,  il  les  exprime  sous  maintes 
formes.  Tout  à  l'heure  c'étaient  des  prières,  des  cris  d'adoration, 
dans  lesquels  nous  démêlions  aisément  les  inquiétudes  de  son  es- 
prit; maintenant  c'est  le  récit  d'une  rencontre,  d'un  incident  de 
voyage,  incident  qui  pour,  tout  autre  que  lui  aurait  passé  inaperçu, 
et  ne  mériterait  guère  d'être  raconté,  mais  qui  prend  sous  sa  plume 
un  intérêt  singulièrement  vif  : 

«  Je  viens  de  ressentir  une  impression  étrange,  et  j'en  ai  été  si  vivement 

'  saisi  que  j'ai  absolument  besoin  d'apaiser  mon  trouble  auprès  de  toi,  ma 

chère  bien-aimée,  avant  de  penser  à  autre  cliose.  Après  le  repas,  j'étais  entré 

dans  la  fabrique  située  à  l'extrémité  du  jardin,  j'examinais  le  travail  des 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  169 

ouvriers,  et  j'avais  déjà  parcouru  plusieurs  salles,  quand  j'aperçus  au  milieu 
des  machines  un  homme  qui  me  regardait  fixement.  Sa  figure,  où  la  mélan- 
colie semblait  avoir  creusé  depuis  longtemps  ses  sillons,  était  empreinte 
d'une  expression  rêveuse  et  romanesque;  assez  fort  d'ailleurs,  il  était  extrê- 
mement pâle,  et  le  feu  de  la  vie  n'éclatait  que  dans  ses  grands  yeux  d'un 
bleu  sombre.  D'abord  je  ne  l'avais  regardé  qu'en  passant,  mais  involontaire- 
ment mes  yeux  se  reportèrent  sur  lui  avec  intérêt.  Tout  à  coup  il  vint  à  moi 
et  me  dit  avec  un  accent  étrange  :  «  Mon  cher  jeune  monsieur,  n'êtes-vous 
pas  un  poète?  »  Fort  surpris,  je  lui  demandai  d'où  lui  venait  cette  conjec- 
ture. «  Oh!  dit-il,  je  l'ai  bien  vu  dès  le  premier  jour,  et  chaque  fois  que  je 
vous  ai  observé  dans  le  jardin,  j'ai  compris  que  je  ne  m'étais  pas  trompé.  » 
Que  j'arrosasse  les  Heurs  ou  que  je  fisse  manger  les  poules,  que  je  fusse  oc- 
cupé à  lire  ou  à  écrire,  à  tout  instant,  disait-il,  le  poète  brillait  dans  toute 
ma  personne,  et  c'était  là  ce  qui  l'avait  attiré  vers  moi.  Je  lui  dis  qu'en  effet 
la  poésie  avait  toujours  eu  pour  mon  âme  un  immense  attrait,  qu'elle  était  à 
mes  yeux  le  but  suprême,  le  sommet  de  l'existence.  «  Oh  !  moi  aussi,  je  suis 
né  poète!  s'écria- t-il  avec  un  profond  soupir,  et  j'aurais  pu  devenir  quelque 
chose!  Mais  tel  est  le  destin  :  il  nous  donne  des  dispositions,  il  met  en  nous 
des  germes,  puis,  quand  ces  germes  vont  s'épanouir,  il  fait  pleu«voir  sur  eux 
la  grêle,  il  les  crible,  il  les  écrase,  et  ce  qu'il  y  avait  de  meilleur  dans  notre 
nature  est  anéanti.  Ah!  que  de  bonnes  choses  ne  détruisent  pas  le  malheur, 
la  misère,  et  surtout  le  plus  cruel  des  maux,  un  amour  dédaigné  !  »  Au  mo- 
ment où  il  disait  cela,  de  grosses  larmes  coulèrent  de  ses  yeux,  et  il  attacha 
sur  moi  un  regard  immobile.  Je  lui  témoignai  de  la  sympathie,  et  comme 
son  camarade  venait  de  sortir,  il  se  mit  à  me  raconter  son  histoire.  Son 
père,  qui  possédait  un  assez  bon  domaine  dans  les  vallées  du  Harz,  avait  pris 
grand  soin  de  son  enfance,  et  l'avait  destiné  à  l'étude  à  cause  de  ses  heu- 
reuses dispositions;  il  y  réussissait  à  merveille,  bien  que  dominé  par  le  goût 
de  la  solitude  et  par  une  disposition  à  se  concentrer  en  soi-même,  disposi- 
tion qui  jamais  cependant  ne  l'avait  éloigné  de  la  nature;  il  avait  conçu  un 
plan  qui  ne  le  quittait  pas ,  il  méditait  une  grande  épopée  religieuse ,  à  la 
façon  de  la  Messiade,  mais  plus  vive,  nullement  abstraite,  et  de  jour  en  jour 
son  inspiration  se  développait  en  lui  avec  une  vigueur  originale.  Ce  fut  alors 
que  de  grands  malheurs,  coup  sur  coup,  vinrent  frapper  sa  famille  :  son  père 
mourut  de  chagrin  ;  lui-même,  il  fut  victime  de  ses  tuteurs,  et,  voyant  bien 
qu'en  de  telles  circonstances  tous  ses  efforts  seraient  inutiles,  il  renonça 
aux  études.  Il  devint  garçon  boulanger,  mais  son  amour  de  la  poésie  le  suivit 
encore  dans  ce  nouvel  état  :  il  couvait  toujours  dans  sa  pensée  le  plan  de 
son  épopée  religieuse,  et  il  passa  plus  d'une  nuit  à  ruminer  ses  rêves.  Il  con- 
tinuait aussi  ses  lectures.  Bientôt  il  aima  une  jeune  fille,  et  tout  un  monde 
nouveau  s'ouvrit  à  lui.  Il  voyait  en  elle  la  plus  pure,  la  plus  loyale  des  créa- 
tures. Arrivé  à  ce  point  de  son  récit,  il  s'arrêta  tout  à  coup  et  parut  en  proie 
à  une  violente  émotion.  Ce  silence,  cette  émotion  subite,  tout  cela  disait 
assez  combien  il  s'était  fait  d'illusions  sur  le  compte  de  celle  qu'il  avait  ai- 
mée. Je  ne  l'interrogeai  pas,  et  le  laissai  quelque  temps  plongé  dans  une 
immobilité  morne.  J'appris  ensuite  que,  poussé  par  le  désespoir,  il  s'était 
fait  soldat,  qu'il  avait  fait  la  campagne  d'Espagne  sousMasséna,  qu'il  avait 
manqué  à  la  subordination,  et  qu'étant  passé  devant  un  conseil  de  guerre, 


170  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

il  avait  eu  grand'peine  à  éviter  une  condamnation  à  mort.  Plus  tard,  il  avait 
déserté,  il  avait  erré  longtemps  par  le  monde,  gagnant  sa  vie  bien  pénible- 
ment, tantôt  ici,  tantôt  là;  enfin,  à  cette  place  même  où  je  le  voyais,  il  avait 
trouvé,  son  pain  assuré,  au  prix  d'un  rude  labeur.  L'unique  joie  qui  lui  restât 
encore,  c'était  de  sortir  seul  le  dimanche  et  de  s'abandonner  à  ses  rêveries, 
car  il  avait  en  horreur  les  vaines  dissipations  de  ses  semblables  et  leur 
acharnement  à  des  plaisirs  frivoles.  Je  lui  demandai  s'il  ne  s'occupait  pas 
encore  de  ses  projets  poétiques.  Il  me  répondit  que  toute  grande  inspiration 
était  éteinte  ou  brisée  chez  lui,  que  de  temps  à  autre  il  écrivait  encore' 
quelques  chants,  mais  qu'aucun  de  ces  chants  ne  répondait  à  son  idéal.  «  Je 
vais  vous  eu  montrer  plusieurs,  ajouta-t-il;  vous,  monsieur,  vous  me  com- 
prendrez. »  Je  le  quittai  tout  ému  ;  je  sentais  que  je  n'aurais  pu  le  voir  plus 
longtemps  sans  fondre  en  larmes;  j'allai  dans  le  jardin,  où  je  lus  quelques- 
unes  de  ses  poésies  tracées  d'une  écriture  parfaitement  nette.  Si  la  forme 
n'en  est  pas  toujours  très  pure,  il  y  en  a  plusieurs  qui  révèlent  un  sentiment 
profond;  elles  portent  toutes  la  marque  d'une  mélancolie  qui  semble  s'ac- 
croître de  jour  en  jour,  et  qui,  je  le  crains  bien,  finira  par  la  folie.  Si  je  suis 
plus  calme  moi-même,  je  reviendrai  visiter  ce  pauvre  homme,  et  je  verrai 
s'il  est  possible  d'agir  sur  lui,  d'adoucir  son  amertume.  J'ai  bien  peur  qu'on 
ne  puisse  le  guérir  complètement;  lui-même,  il  ne. semble  pas  le  désirer!..» 

Parmi  les  lettres  passionnées  d'Henri  Stieglitz,  au  milieu  de  ces 
élans  d'enthousiasme  qui  recouvrent  des  inquiétudes  si  amères,  cette 
page  touchante  et  simple  produit  une  poignante  impression.  Nous 
devinons  sans  peine  ce  qu'il  a  dû  ressentir  en  écoutant  les  con- 
fidences de  ce  pauvre  diable.  Troublé  par  ce  singulier  avertisse- 
ment du  hasard,  il  cherche  pourtant  à  chasser  les  pressentimeas 
qui  l'assiègent.  «  Voilà  encore  un  homme,  ajoute-t-il,  qui  accuse 
le  destin  d'avoir  étouffé  chez  lui  l'inspiration.  Il  se  trompe.  Ce 
n'est  pas  la  misère  qui  l'a  perdu,  c'est  son  esprit  inquiet,  sa  nature 
pusillanime,  l'absence  d'une  volonté  persévérante.  »  Lui,  au  con- 
traire, on  croit  l'entendre  s'écrier  :  Je  suis  poète,  je  vc.ix  être 
poète,  je  suis  prêt  à  lutter  contre  tous  les  obstacles,  et  ce  n'est  pas 
la  persévérance  qui  me  manquera. 

Si  ce  viril  sentiment  de  la  volonté  n'apparaissait  par  intervalles  au 
milieu  des  alarmes  et  des  défaillances  d'Henri  Stieglitz,  cette  corres- 
pondance enthousiaste  ne  serait  que  le  journal  d'une  maladie  ridi- 
cule. On  fermerait  le  livre  avec  impatience  et  l'on  dirait  au  rêveur  : 
Renoncez  à  la  poésie,  puisque  vous  n'avez  pas  foi  en  vous-même. 
Mais  comment  tenir  ce  langage  à  une  âme  si  ardemment  amoureuse 
du  beau  et  qui  ne  songe  qu'à  s'épurer,  à  se  perfectionner  sans  cesse? 
Gomment  ne  pas  croire  qu'il  sortira  quelque  chose  d'une  prépara- 
tion si  scrupuleuse?  Continuons  de  feuilleter  ces  confidences;  si  nous 
ne  voyons  pas  surgir  un  grand  artiste,  nous  verrons  du  moins  les 
efforts  d'un  noble  esprit  qui  s'est  fait  la  plus  haute  idée  de  son  art, 
et  qui  marche  pour  ainsi  dire  vers  le  sanctuaire  avec  la  ferveur  et 


DRAMES   DE    LA   VIE    LITTERAIRE.  171 

les  tremblemens  d'un  lévite.  Chaque  pas  qu'il  fait  dans  la  vie,  cha- 
que épisode  de  ses  voyages,  chaque  incident  de  ses  études  le  ra- 
mène toujours  à  la  poésie.  C'est  pour  être  poète  qu'il  veut  d'abord 
être  homme  et  soustraire  son  âme  à  toute  pensée  vulgaire.  C'est  pour 
enrichir  son  inspiration  future  qu'il  admire  les  splendeurs  du  jour 
et  les  merveilles  de  la  nuit,  le  tumulte  des  cités  et  le  silence  des  fo- 
rêts, le  charme  des  vallées  du  Neckar  et  la  sauvage  majesté  de  la 
Mer  du  Nord.  Tout  ce  qu'il  voit,  tout  ce  qu'il  entend  sur  sa  route 
peut  trouver  place  un  jour  dans  ses  chants  ;  ainsi  point  de  distrac- 
tions, point  de  négligence,  le  poète  doit  tout  savoir.  Homère  ne  con- 
naissait-il pas  toute  la  civilisation  de  son  temps?  Henri  Stieglitz 
accomplit  sa  tâche  en  conscience  :  il  interroge  les  ouvriers,  il  s'en- 
tretient avec  les  paysans,  et  quand  il  vient  de  visiter  la  forteresse 
prussienne  construite  sur  les  rochers  qui  font  face  à  Coblentz,  il 
écrit  tout  joyeux  à  sa  fiancée  ;  «  J'ai  beaucoup  appris  aujourd'hui; 
moi  qui  aime  à  parler  de  navigation  avec  les  marins,  d'horticulture 
avec  les  jardiniers ,  et  de  chasse  avec  les  chasseurs,  afin  de  réunir 
ces  notions  diverses  en  un  riche  trésor  que  l'activité  créatrice  de 
mon  esprit  saura  employer  en  temps  utile,  j'ai  été  heureux  d'acqué- 
rir des  notions  claires  et  précises  sur  l'art  des  fortifications,  car,  je 
le  sens  mieux  de  jour  en  jour,  une  riche  provision  d'études  sur  les 
sujets  les  plus  variés,  voilà  le  trésor  inaliénable  du  poète.  »  Vous 
devinez  d'après  cela  quel  sera  son  enthousiasme  quand  il  s'agira 
pour  lui  d'études  plus  spécialement  poétiques,  quand  il  visitera  les 
écrivains  en  renom,  quand  les  musées,  les  théâtres,  les  ateliers  des 
grands  artistes  lui  révéleront  leurs  merveilles,  quand  M.  Boeckh, 
l'illustre  philologue,  lui  expliquera  l'organisation  des  cités  helléni- 
ques, quand  Hegel  l'admettra  dans  son  intimité,  quand  l'auteur  de 
Freyschûlz ^  en  des  letti'es  cordiales,  le  traitera  comme  un  jeune 
frère. 

Cette  correspondance  d'Henri  Stieglitz,  si  curieuse  pour  l'étude 
psychologique  du  poète,  offre  donc  en  même  temps  un  vif  tableau 
de  l'Allemagne  intellectuelle  dans  les  dernières  années  de  la  restau- 
ration. Maintes  physionomies  d'écrivains  et  d'artistes  y  sont  dessi- 
nées en  quelques  traits  par  un  esprit  ouvert  à  toutes  les  émotions 
généreuses.  Henri  Stieglitz  a  déjà  publié  quelques  pièces  de  vers 
sur  le  soulèvement  de  la  Grèce  ;  il  a  chanté  les  héros  de  l'indépen- 
dance hellénique,  il  a  fait  appel  aux  sympathies  de  l'Europe  en  fa- 
veur des  soldats  de  Botzaris,  et  ses  accens  ont  ému  plus  d'un  cœur 
en  Allemagne.  Ce  n'est  pas  tout,  des  esprits  austères,  des  maîtres 
révérés,  Jacobs  à  Gotha,  Bouterweck  à  Goettingue,  ont  les  yeux  sur 
le  jeune  écrivain;  Bouterweck  voit  en  lui  l'héritier  du  brillant  poète 
Ernest  Schulze,  sitôt  enlevé  aux  lettres,  et  qui  associait  aussi  à 
l'enthousiasme  poétique  les  plus  sévères  études  de  philosophie  grec- 


172  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

que  et  latine.  Précédé  par  cette  réputation,  accompagné  de  tant  de 
vœux  et  d'espérances,  Henri  Stieglitz  est  accueilli  partout  à  bras 
ouverts.  Sa  première  visite,  quand  il  va  de  Leipzig  vers  les  contrées 
du  Rhin,  est  pour  le  vieux  Jean-Paul  Richter,  établi  alor^  à  Bamberg. 
Comme  son  cœur  bat  au  moment  où  il  monte  l'escalier,  où  il  va 
frapper  à  la  porte  !  Et  comme  il  est  rassuré  bientôt  par  l'hospitalité 
cordiale  de  l'illustre  vieillard  ! 

Malheureusement  cette  cordialité  est  mêlée  de  prétentions  pué- 
riles, de  coquetteries  surannées.  Henri  Stieglitz  était  allé  chez  Jean- 
Paul  avec  un  de  ses  camarades,  nommé  Grosse,  qui  aspirait  à  deve- 
nir poète  dramatique;  quand  les  deux  amis  eurent  quitté  l'auteur  du 
Titan ^  quand  ils  comparèrent  le  Jean -Paul  de  leurs  songes  avec  ce 
vieillard  si  amoureux  de  lui-méfme  et  fardé  comme  une  coquette,  ils 
se  serrèrent  la  main  sans  échanger  une  parole.  Leur  impression 
avait  été  la  même,  mais  ils  se  gardaient  bien  de  l'exprimer,  ne 
voulant  pas  manquer  au  respect  du  génie.  Ils  sortirent  de  la  ville, 
toujours  silencieux,  et  se  trouvèrent  bientôt  sous  de  grands  peu- 
pliers qui  frémissaient  au  vent.  «  Voilà  l'image  du  poète,  s'écria 
l'un  d'eux;  ses  racines  sont  vigoureusement  plantées  dans  la  terre 
maternelle  et  sa  tête  s'élance  dans  le  ciel,  les  airs  se  jouent  dans  son 
feuillage  frais,  il  est  libre,  il  est  fort,  il  est  grand.  »  En  face  de  ces 
peupliers,  Stieglitz  et  son  ami  se  jurèrent  l'un  à  l'autre  de  pour- 
suivre courageusement  leur  tâche,  de  demeurer  éternellement  fidèles 
à  l'amour  qu'ils  avaient  dans  le  cœur,  a  éire  toujours  vrais  avec 
eux-mêmes,  de  rester  toujours  simples.  Hs  ne  s'apercevaient  pas 
qu'ils  ne  l'étaient  guère  en  ce  moment,  et  que  le  bon  Jean-Paul, 
avec  ses  légers  ridicules,  pouvait  encore  leur  donner  des  leçons  de 
simplicité.  Après  Jean-Paul,  voici  un  autre  maître  de  la  poésie  de 
ce  temps-là,  le  vieux  Voss,  l'auteur  de  Louise.  Stieglitz  décrit  avec 
émotion  cette  mâle  physionomie,  ce  jeune  homme  de  soixante- 
douze  ans,  jeune  homme  de  corps  et  d'esprit,  que  les  années  ont  à 
peine  touché  de  leur  aile.  La  maison  qu'il  habite  à  Heidelberg  est 
bien  celle  qui  convient  au  prince  de  l'idylle  :  c'est  la  campagne  au 
milieu  de  la  ville;  de  ses  fenêtres,  il  n'aperçoit  que  le  INeckar  et  les 
montagnes,  et  autour  de  lui  quelle  sécurité  joyeuse  !  quelle  dignité 
patriarcale!  «  Depuis  longtemps,  écrit  Stieglitz  à  Charlotte,  j'admi- 
rais Voss  de  toute  mon  âme.  J'honorais  en  lui  le  soldat  de  la  lumière 
et  de  la  vérité,  le  promoteur  des  sciences,  l'écrivain  qui  a  rendu 
tant  de  services  à  notre  langue  nationale ,  le  traducteur  inspiré  des 
trésors  de  la  Grèce,  le  noble  chantre  des  choses  simples  et  de  la 
nature,  et  je  m'étais  fait  de  sa  personne  une  image  où  a  simplicité 
la  plus  vraie  s'alliait  à  une  dignité  parfaite.  Cette  image,  je  la  voyais 
maintenant  devant  moi...  » 

Accueilli  par  les  poètes,  par  Jean -Paul  et  l'auteur  de  Louise^ 


DRA3IES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  173 

comme  un  disciple  bien-aimé,  il  trouvera  le  même  empressement 
auprès  des  savans  et  dés  philosophes  de  Berlin.  Le  grand  Hegel 
lui  témoigne  une  tendresse  paternelle;  le  géographe  Charles  Rit- 
ter,  les  maîtres  de  la  philologie,  Boeckh  et  Buttmann,  lui  ouvrent 
leur  maison.  Il  est  invité  à  toutes  les  fêtes  de  l'intelligence.  Peu 
tie  temps  après  son  arrivée  à  Berlin,  le  2  juillet  182Zi,  la  société 
philologique  allemande  célébrait  l'anniversaire  séculaire  de  la  nais- 
sance de  Klopstock.  Ce  n'est  pas  d'hier,  on  le  voit,  que  nos  voi- 
sins 'aiment  à  se  rappeler  les  dates  fécondes  de  leur  xviif  siècle 
et  qu'ils  consacrent  pieusement  leurs  souvenirs.  En  182Zi,  en  18A9, 
en  1859,  le  jour  qui,  cent  années  auparavant,  avait  donné  à  l'Alle- 
magne l'auteur  de  la  Messiade^  l'auteur  de  Faust,  l'auteur  de  Guil- 
laume Tell,  a  pris  rang  parmi  les  fêtes  nationales.  Le  2  juillet  182/i, 
Henri  Stieglitz  assistait  donc  à  cette  fête  de  Klopstock,  et  il  en  traçait 
un  curieux  tableau  à  la  confidente  déboutes  ses  impressions.  Chants 
et  discours,  comme  on  pense,  n'y  manquèrent  pas.  Ce  qui  intéressa 
le  plus  notre  poétique  voyageur,  ce  fut  la  présence  de  quelques 
vétérans  de  la  science  et  des  lettres,  anciens  amis  de  l'illustre  mort. 
H  y  avait  là  le  célèbre  astronome  Bode  qui  avait  vécu  de  longues 
années  avec  Klopstock,  et  c'était  plaisir  de  lui  entendre  corner 
maintes  anecdotes  sur  le  patriarche  delà  poésie  allemande.  Il  y  avait 
aussi  le  vieux  Wolke,  un  maître  dans  la  science  des  langues  germa- 
niques, un  prédécesseur  des  Grimm  et  des  Lachmann,  qui  avait  été 
lié  d'une  amitié  étroite  avec  le  chantre  d'^Abbadona.  Ces  fêtes  de 
l'esprit  se  renouvelaient  sans  cesse  pour  Henri  Stieglitz.  Berlin  offrait 
alors  le  spectacle  d'une  vie  littéraire  complète  :  d'un  côté,  une  forte 
université  où  professaient  les  Hegel,  les  Boeckh,  les  Ritter,  les 
Buttmann;  de  l'autre,  une  pléiade  de  poètes,  d'humoristes,  les  uns 
déjà  célèbres,  les  autres  qui  se  produisaient  avec  un  éclat  tout  juvé- 
nile. Stieglitz  était  venu  à  Berlin  pour  y  achever  très  sérieusement 
ses  études  d-e  philologue, ^et  aussi  pour  s'initier  à  cette  philosophie 
de  Hegel,  regardée  alors  par  bien  des  esprits^ d'élite  comme  le  der- 
nier mot  de  la  science  humaine.  Il  vivait  donc  en  étudiant,  il  suivait 
les  cours,  il  rédigeait  des  cahiers  de  notes,  mais  il  fréquentait  aussi 
les  représentans  de  la  littérature  libre.  Au  sortir  d'une  leçon  de 
Hegel,  il  rencontrait  l'ingénieux  poète  Chamisso,  il  faisait  connais- 
sance avec  Hoffmann,  il  assistait  aux  premières  incartades  d'Henri 
Heine,  il  s'entretenait  avec  Wilhelm  Schlegel,  avec  le  poète  roman- 
tique Lamothe-Fouqué,  avec  Alexandre  de  Humboldt.  Tous  ces 
talens  si  divers,  il  les  jugeait  d'un  regard  pénétrant  et  sûr.  Cette 
sagacité  est  vraiment  digne  de  remarque  chez  un  esprit  si  jeune 
encore;  on  voit  ce  qu'Henri  Stieglitz  aurait  pu  faire  si,  au  lieu  de 
s'obstiner  à  la  poésie,  il  s'était  résigné  à  suivre  sa  vocation  véritable. 
Il  y  avait  en  lui  l'étoffe  d'un  grand  critique,  d'un  sympathique  his- 


17/l  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

torien  de  la  littérature  et  des  arts.  Il  sentait  vivement  et  jugeait  avec 
finesse.  Hoffmann,  ce  merveilleux  conteur,  Henri  Stieglitz  le  com- 
prend sans  effort  ;  il  voit  immédiatement  sa  valeur,  et  sans  dissimuler 
ses  défauts,  il  le  classe  à  son  rang.  Henri  Heine,  complètement 
inconnu  encore,  venait  de  lancer,  pour  ses  débuts,  quelques  pièces 
de  vers  humoristiques  dont  les  gens  graves  ne  parlaient  qu'avec 
dédain;  Stieglitz  déclare  qu'il  y  a  là  un  poète  et  un  vrai  poète.  Tous 
ses  jugemens  attestent  ainsi  un  esprit  indépendant  ;  on  voit  l'homme 
qui  pense  à  ses  risques  et  périls,  et  qui  ne  répète  pas  les  opinions 
d' autrui. 

Je  ne  sais  s'il  appréciait  l'effrayante  grandeur  des  doctrines  de 
Hegel ^  car  il  n'était  pas  spécialement  philosophe.  A  voir  pourtant 
l'obstination  acharnée  qu'il  apporte  à  l'étude  du  mystérieux  maître, 
on  s'aperçoit  bien  qu'il  faisait  mieux  que  soupçonner  l'importance  de 
ces  théories  et  le  rôle  qu'elles  devaient  jouer  dans  la  vie  intellectuelle 
de  l'Allemagne;  mais  ce  sont  surtout  les  arts,  la  musique,  la  peinture, 
les  représentations  théâtrales,  qui  fournissent  à  Henri  Stieglitz  l'oc- 
casion de  déployer  son  enthousiasme  et  son  génie  critique.  C'était  le 
moment  où  les  drames  de  Galderon,  de  Shakspeare,  popularisés  par 
des  traductions  admirables,  avaient  pris  possession  de  la  scène  alle- 
mande; c'était  l'époque  où  Weber  traduisait  avec  tant  d'originalité 
l'inspiration  romantique  de  son  pays.  Il  faut  entendre  Henri  Stieglitz 
juger  tout  ce  radieux  épanouissement  du  romantisme  germanique 
pendant  son  séjour  à  Berlin.  Quand  il  vient  d'assister  à  un  opéra  de 
Weber,  à  un  drame  de  Galderon,  à  une  tragédie  d'Henri  de  Kleist,  il 
faut  entendre,  dans  ses  lettres'a  Charlotte,  ses  cris  de  joie  mêlés  de 
réflexions  si  vives,  si  lumineuses,  et  ses  jugemens  défmitifs  si  net- 
tement formulés.  En  même  temps  qu'il  comprend  si  bien  les  roman- 
tiques, comme  il  aime  le  grand  art  classique  et  l'harmonie  souve- 
raine !  comme  il  parle  de  VAlceste  de  Gluck,  du  Doîi  Juan  de  Mozart, 
de  Ylphîgénîe  de  Goethe  !  Goethe  est  son  maître;  s'il  n'a  pas  osé  le 
visiter  dans  sa  retraite  de  Weimar,  il  le  voit  partout  en  esprit,  il  suit 
partout  sa  trace;  l'Allemagne  entière  lui  parle  de  Goethe  au  moment 
même  où  l'Allemagne  semblait  oublier  le  grand  poète,  au  moment 
où  les  générations  nouvelles,  par  la  voix  de  Wolfgang  Menzel  et  de 
Louis  Boerne,  allaient  lancer  contre  l'auteur  de  Fcmst  des  accusations 
si  amères.  Un  jour,  pendant  une  excursion  en  Westphalie,  il  va  revoir 
sa  ville  natale,  Arolsen,  et  là  il  rencontre  un  de  ses  compatriotes,  le 
vieux  peintre  Tischbein ,  que  Goethe  avait  connu  si  intimement  en 
Italie.  Dans  les  Annales,  dans  le  Voyage  en  Italie^  dans  maintes 
poésies  lyriques  de  Goethe,  le  nom  de  Tischbein  revient  sans  cesse. 
Tischbein,  l'auteur  du  grand  tableau,  si  souvent  reproduit  parla 
gravure,  qui  représente  Goethe ,  en  costume  de  voyage ,  assis  et 
méditant  sur  une  colonne  renversée  à  l'entrée  de  la  campagne  ro- 


DRAMES   DE   LA   VIE   LITTERAIRE.  175 

maine,  Tischbein  était  surtout  le  peintre  des  détails  de  la  nature  ;  il 
excellait  à  représenter  les  animaux  et  les  plantes  ;  il  aimait  à  les  étu- 
dier un  à  un,  comme  un  collectionneur  qui  range  dans  ses  galeries 
de  précieux  spécimens  du  monde  physique  ;  un  cheval,  un  arbre,  un 
rocher,  il  n'en  demandait  pas  davantage,  cela  lui  suffisait  pour  exé- 
cuter une  œuvre  intéressante.  Goethe,  grand  collectionneur  aussi  de 
faits  et  d'observations  de  toute  sorte,  avait  pu  développer  auprès  de 
Tischbein  ces  dispositions  de  son  esprit;  c'est  du  moins  une  conjec- 
ture très  sensée  de  la  critique  moderne,  et  je  n'ai  pas  été  médiocre- 
ment surpris  de  voir  Henri  Stieglitz,  dès  1825,  indiquer  ce  rappro- 
chement sans  hésiter,  a  Toute  la  matinée,  jusqu'à  midi,  écrit-il  à 
Charlotte,  je  suis  resté  avec  Tischbein.  L'excellent  homme  mérite 
bien  les  témoignages  que  Goethe  lui  a  rendus.  Il  y  a  bien  peu  de 
peintres,  parmi  les  modernes,  qui  aient  saisi  comme  lui  la  nature, 
qui  aient  guetté  ses  manifestations  les  plus  originales,  et  avec  quel 
génie  il  sait  représenter  des  choses  insignifiantes  en  apparence,  qui 
prennent  entre  ses  mains  un  intérêt  inattendu  !  Un  arbre,  une  bran- 
che, une  feuille,  une  pierre,  dont  la  forme  présente  tel  ou  tel  aspect, 
un  oiseau  qui  vole,  un  lièvre  ou  un  chien  qui  s'élance,  l'âne  qui 
chemine  humblement  ou  le  cheval  aux  fières  allures,  fournissent  une 
riche  matière  à  son  pinceau.  Ses  animaux  surtout  méritent  une  men- 
tion à  part,  c'est  vraiment  la  vie  même.  Certainement  Goethe,  in- 
spiré de  bonne  heure  par  un  besoin  semblable  d'étudier  l'individu,  a 
dû  tirer  un  grand  profit  de  son  intimité  avec  un  tel  homme.  Cela 
résulte  aussi  de  tout  ce  que  l'aimable  vieillard  m'a  raconté  de  leur 
vie  à  Rome  :  oh  !  combien  de  confidences  qui  me  laissaient  pénétrer 
dans  leur  âme!  tu  penses  si  j'étais  tout  oreilles!  C'est  ainsi  qu'il  me 
donna  de  très  curieux  détails  sur  la  manière  dont  Goethe  composa 
son  Iphigénie  ;  il  était  souvent  dans  une  agitation  extrême,  il  allait 
et  venait,  puis  tout  à  coup  il  s'élançait  hors  de  chez  lui,  il  détrui- 
sait des  parties  entières  de  son  œuvre,  il  les  refaisait,  il  créait  enfin 
dans  le  trouble  passionné  de  son  âme  cette  œuvre  qui  nous  remplit 
d'admiration  et  de  sympathie,  cette  œuvre  qui  égale  les  plus  beaux 
modèles  de  l'art  grec,  et  qui,  unissant  à  la  perfection  plastique  la 
profondeur  des  sentimens,  est  certainement  la  première  parmi  les 
créations  de  ce  genre;  c'est  la  fleur  de  la  beauté  grecque  et  la  fleur 
de  la  pensée  allemande  merveilleusement  unies.  » 

Occupé  ainsi  de  poésie  et  d'art,  de  musique  et  de  peinture^  de 
métaphysique  et  de  philologie,  Henri  Stieglitz  grandissait  de  jour  en 
jour;  mais  c'était  le  critique  et  non  le  poète  qui  se  développait  chez 
lui.  Toutes  les  fois  qu'il  avait  à  montrer  l'étendue  de  son  savoir  et 
la  sûreté  de  son  jugement,  il  était  assuré  du  succès.  Le  jour  vint  de 
subir  les  épreuves  qui  devaient  lui  marquer  sa  place  dans  les  rangs 
de  l'enseignement  public  ;  il  fut  interrogé  par  les  plus  illustres 


176  HE  VUE    DES    DEUX   MONDES. 

maîtres  et  les  juges  les  plus  redoutables.  Quand  un  homme  tel  que 
M.  Auguste  Boeckh  interroge  un  candidat  sur  la  langue  et  la  civili- 
sation de  la  Grèce,  quand  un  philosophe  comme  Hegel  l'examine 
sur  les  lois  de  la  raison  et  la  marche  des  idées,  quand  des  historiens 
comme  Raumer  et  Ideler  lui  font  débrouiller  maints  problèmes  de 
chronologie,  maintes  difficultés  de  T histoire  politique,  il  faut  être 
bien  sûr  de  soi  pour  ne  pas  trembler  devant  un  pareil  tribunal.  Ces 
épreuves  furent  une  sorte  de  triomphe  pour  Henri  Stieglitz.  Boeckh, 
Baumer,  Ideler,  le  félicitèrent  en  amis,  Hegel  lui  serra  cordialement 
la  main;  tous  ces  maîtres  austères  souriaient  doucement  au  jeune 
poète  et  semblaient  lui  dire  tout  bas  :  ((  Viens  avec  nous  ;  ta  voca- 
tion, c'est  la  science.  Renonce  à  tes  ambitions  poétiques,  gardes-en 
seulement  un  amour  plus  sincère,  un  sentiment  plus  vif  de  la  beauté; 
ce  sera  ton  guide  dans  nos  régions  sévères,  ce  sera  pour  toi  un  gage 
d'originalité  parmi  les  maîtres  de  la  critique.  » 

Ces  avis  salutaires,  sa  conscience  les  lui  donna  aussi  plus  d'une 
fois,  et  ce  fut  toujours  en  vain.  Il  était  décidé  à  ne  pas  les  entendre. 
Une  autre  voix,  celle  de  l'orgueil  ou  du  moins  de  l'illusion,  l'entre- 
tenait dans  ses  chimères.  Et  puis  Charlotte  était  là  qui  croyait  rem- 
plir son  devoir  en  protégeant  le  jeune  poète  contre  ses  défaillances. 
Les  découragemens  d'Henri  Stieglitz  étaient  comme  les  avertisse- 
mens  de  son  esprit  ;  Charlotte  les  combattait  au  nom  de  la  poésie, 
au  nom  de  la  gloire,  et  toutes  ces  flatteuses  paroles  dans  la  bouche 
de  la  brillante  jeune  fille  enivraient  l'imagination  du  rêveur.  Il  lut- 
tait alors  contre  lui-même,  et  il  s'acharnait  à  la  poursuite  de  l'im- 
possible ;  de  là  une  agitation  intérieure  toujours  plus  vive  chez  lui, 
et  qui  se  traduisait  par  une  irritabilité  singulière.  Tantôt  il  se  glori- 
fiait le  plus  naïvement  du  monde,  tantôt  il  s'indignait  de  ne  pas  se 
voir  placé  au  premier  rang  des  poètes  et  traité  comme  un  maître.  Un 
soir,  à  souper,  dans  un  salon  de  Berlin,  Henri  Stieglitz  se  trouva 
placé  auprès  d'un  certain  M.  Gehe,  poète  amateur  que  la  poésie  ne 
tourmentait  guère.  Vers  la  fin  du  repas,  Hegel,  qui  s'était  levé  de 
table  et  qui  passait  auprès  des  deux  convives,  les  aperçut  et  dit  : 
«Ah!  voilà  les  deux  poètes  ensemble.»  Stieglitz  fut  exaspéré  de  se  voir 
associé  à  ce  rimeur  ;  il  répondit  avec  une  vivacité  amère  :  ((  Seriez- 
vous  bien  content,  monsieur  le  professeur,  si  quelqu'un,  vous  aper- 
cevant par  hasard  auprès  de  M.  Krug,  vous  disait  :  Voilà  les  deux 
philosophes  !  »  Faire  la  leçon  à  Hegel,  dire  une  impertinence  à  son 
voisin  de  table,  offenser  le  bonhomme  Krug,  qui  n'était  pas  un  pen- 
seur méprisable,  —  tout  cela  n'est  qu'une  bagatelle  pour  Henri  Stie- 
glitz quand  sa  vanité  l'enivre.  Ces  éloges  qu'on  ne  lui  prodigue  pas 
avec  assez  d'enthousiasme,  cette  place  à  part  qu'on  oublie  de  lui  as- 
srgner,  il  se  les  donnera  lui-même  dans  ses  lettres  à  Charlotte.  Au 
moment  où  il  achevait  en  1S27  une  série  de  poèmes  qui  devaient  pa- 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  177 

raître  six  ans  plus  tard  dans  un  grand  recueil  intitulé  Tableaux  de 
rOrientj  sa  confiance  en  lui-même  semble  revenue  tout  entière.  Il 
envoie  ces  vers  à  sa  fiancée,  et  les  lui  vante  avec  un  enthousiasme 
qui  serait  tout  simplement  risible,  s'il  n'y  avait  là  toute  autre  chose 
que  la  puérile  vanité  d'un  rimeur.  Prenez-y  garde;  il  est  heureux, 
il  triomphe,  il  affirme  qu'il  a  écrit  son  chef-d'œuvre,  il  dit  à  Char- 
lotte qu'en  écrivant  ces  poèmes  son  âme  était  plongée  dans  une 
ivresse  céleste  et  qu'elle  jouira  en  les  lisant  des  mômes  béatitudes  : 
croyez-vous  qu'il  dise  cela  d'une  voix  bien  assurée?  Non,  sa  voix 
tremble  ;  il  a  douté,  il  a  peur,  le  malheureux  !  Il  a  par  instans  le 
sentiment  très  net  de  son  impuissance,  et,  voulant  s'arracher  à  cette 
révélation  terrible,  il  donne  à  Charlotte  Willhoeft  le  ton  des  éloges 
qu'il  est  impatient  de  recevoir.  Il  y  a,  en  un  mot,  au  fond  de  cette 
âme  ardente,  une  désolation  secrète  et  une  farouche  inquiétude.  Ses 
amis  s'en  apercevaient  bien,  et  lui-même  ne  s'en  cachait  qu'à  demi. 
«  Je  me  sens  plus  calme,  écrivait-il  à  sa  fiancée.  Hegel  a  donné  de 
mes  nouvelles  à  un  de  mes  amis  qui  est  à  Paris  en  ce  moment,  et  il 
lui  dit  que  j'ai  bien  plus  de  calme,  de  sérénité...  Aucun  éloge  ne 
pouvait  m' être  plus  agréable;  c'est  à  ce  but  que  tendaient  tous  mes 
efforts.  ))  Hélas!  ces  périodes  de  sérénité  n'étaient  pas  longues.  Pour 
que  la  paix  pût  rentrer  à  jamais  dans  cette  âme  dévoyée,  il  aurait 
fallu  que  Stieglitz  eût  le  courage  de  dire:  «de  ne  serai  pas  un  grand 
poète,  je  n'éblouirai  pas  le  monde  par  les  inventions  de  mon  génie, 
on  ne  me  nommera  pas  auprès  de  Shakspeare  ou  de  Goethe  ;  mais 
je  suis  passionné  pour  le  beau,  j'expliquerai  les  mystères  de  l'art, 
je  commenterai  les  esprits  créateurs,  et  je  servirai  la  culture  morale 
de  l'humanité  à  la  place  que  m'assigne  la  Providence.» Henri  Stie- 
glitz ne  l'a  pas  voulu,  et  il  a  continué  à  se  débattre  douloureusement 
au  milieu  des  contradictions  de  son  intelligence. 

Ajoutez  à  cela  que  pour  épouser  Charlotte  Willhoeft  il  avait  dû  se 
faire  une  position,  et  que  les  places  par  où  il  débutait  dans  la  car- 
rière des  lettres  étaient  bien  peu  en  rapport  avec  les  ambitieuses 
prétentions  d'un  poète.  Pourvu  d'un  petit  emploi  à  la  bibliothèque 
de  Berlin,  puis  chargé  d'une  classe  au  gymnase,  il  souffrait,  non  pas 
de  remplir  des  fonctions  trop  modestes,  mais  de  perdre  ses  loisirs  et, 
d'être  retenu  loin  des  sphères  sublimes  où  aspirait  son  imagination. 
'  Ces  nécessités  de  la  vie  aigrissaient  encore  son  humeur.  Il  ressentit 
bientôt  les  premières  atteintes  d'une  maladie  grave;  l'exaltation  et 
les  douleurs  de  son  intelligence  avaient  exaspéré  chez  lui  le  système 
nerveux,  et  ses  nerfs  ébranlés  réagissant  sur  l'intelligence,  la  source 
de  son  mal  se  renouvelait  sans  cesse.  Abattu  et  irrité  à  la  fois,  attri- 
buant à  des  causes  tout  extérieures  cette  impuissance,  cette  paraly- 
sie poétique,  qu'il  aurait  dû  s'expliquer  depuis  longtemps,  s'il  avait 

TOME  XXV,  12 


178  '  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

eu  plus  de  clairvoyance  et  de  modestie,  il  n'avait  plus  qu'un  seul 
refuge  dans  le  monde,  l'amour  et  l'admiration  de  Charlotte.  Aussi 
ses  lettres,  déjà  si  ardentes  au  début,  prennent-elles  dans  les  der- 
niers temps  un  caractère  particulier  d'exaltation.  La  douleur  y  perce 
à  chaque  ligne  ;  il  y  a  des  instans  où  le  désespoir  éclate  :  «  0  Char- 
lotte! je  ne  suis  plus  moi-même;  vais-je  devenir  une  ombre,  une 
moitié  d'homme,  moi  qui  ai  en  horreur  tout  ce  qui  est  incomplet, 
inachevé,  tout  ce  qui  n'existe  qu'à  demi?...  Ici  tout  est  sans  cou- 
leur et  sans  vie.  Ton  amour  seul  est  pour  moi  lumière,  floraison, 
sonorité.  Me  rendras -tu  mon  âme  quand  je  te  presserai  dans  mes 
bras?  Il  le  faudra  bien,  je  n'en  ai  plus  maintenant...  »  Quels  ra- 
vages ont  faits  dans  l'intelligence  d'Henri  Stieglitz  ces  cinq  années 
d'études  mal  dirigées  et  d'exaltation  solitaire!  En  1823,  il  partait 
heureux,  inspiré,  plein  de  vie  et  d'espoir;  il  revient  en  1828  sombre, 
malade,  farouche,  frappé  d'inertie  morale,  et  il  crie  à  sa  fiancée  : 
((  Me  rendras-tu  mon  âme  ?» 

Me  rendras-tu  mon  âme?  C'est  la  question  sinistre  qui  domine  la 
seconde  partie  de  cette  histoire.  Henri  Stieglitz  arrive  à  Leipzig,  au 
mois  de  juillet  1828,  pour  épouser  sa  fiancée;  la  cérémonie  termi- 
née, ils  doivent  partir  tous  les  deux,  visiter  les  bords  du  Rhin,  par- 
courir la  Westphalie,  le  Hanovre,  et,  de  ville  en  ville,  s'acheminer 
jusqu'à  Berlin,  où  Stieglitz  est  rappelé  par  ses  fonctions  au  commen- 
cement d'octobre.  Ce  jour,  qu'ils  invoquaient  depuis  cinq  ans  l'un 
et  l'autre  avec  une  sorte  d'impatience  fiévreuse,  le  voici  qui  se  lève 
enfin.  Hélas!  quel  désenchantement!  Le  poète  l'a  dit  : 

L'idéal  tombe  en  poudre  au  toucher  du  réel. 

La  réalité  qui  s'offre  à  eux  subitement  avec  une  clarté  désespérante, 
c'est  la  situation  qu'ils  se  cachaient  dans  les  effusions  de  leurs  let- 
tres, ou  dont  ils  espéraient  triompher.  Désormais  plus  d'illusions  et 
plus  d'espoir.  Charlotte  voit  très  nettement  ce  qu'elle  avait  soup- 
çonné'plus  d'une  fois  :  la  maladie  intellectuelle  d'Henri,  ses  alter- 
natives de  surexcitation  et  de  langueur,  sa  lutte  secrète  et  impuis- 
sante contre  la  nature  de  son  esprit,  enfin  la  méprise  où  il  s'ot)stine 
en  se  croyant  un  grand  poète.  Henri,  de  son  côté,  devine  la  pensée 
de  Charlotte,  malgré  le  soin  qu'elle  met  à  la  cacher;  il  n'espère 
plus  être  sauvé  par  elle,  et  à  l'heure  où  une  nouvelle  existence- de- 
vrait commencer  pour  lui,  il  se  sent  la  mort  au  fond  de  l'âme.  Dou- 
loureux contraste!  Charlotte  Willhoeft  a  vingt-deux  ans;  elle  est  belle, 
elle  est  admirée  de  tous  pour  sa  grâce  si  chaste,  pour  son  esprit  si 
riche,  et  l'heureux  jeune  homme  qui  possédera  ce  trésor  excite  bien 
des  pensées  d'envie;  Henri  Stieglitz  a  vingt-cinq  ans,  on  l'admire 
aussi  pour  ses  qualités  brillantes,  on  parle  de  son  avenir  d'écrivain. 
Qu'ils  font  plaisir  à  voir,  ce  fier  jeune  homme,  cette  belle  jeune 


DRAMES    DE    LA    YIE    LITTERAIRE.  179 


^B  deux  vers  l'autel  !  Eh  bien  !  sous  ces  apparences  de  bonheur  il  y  a  des 
^f  misères  sans  nom.  Ce  jeune  homme  à  qui  paraît  sourire  une  desti- 
née si  radieuse,  c'est  un  mourant  incliné  déjà  sur  son  tombeau;  cette 
jeune  femme  que  vous  croyez  si  fière  d'épouser  un  poète  et  de  s'as- 
socier à  sa  gloire,  elle  n'est  que  l'infirmière  d'un  malade  condamné, 
la  gardienne  d'un  fou;  elle  le  sait,  elle  sent  qu'elle  en  devient  folle 
elle-même,  et  de  sinistres  pensées  la  dévorent.  Les  voilà  mariés;  ils 
montent  en  voiture  et  partent  pour  les  contrées  du  Rhin.  Un  de 
leurs  amis,  qui  a  reçu  les  confidences  de  Charlotte,  nous  les  peint 
vivement  dans  ce  premier  tête-à-tête  désolé  :  ils  étaient  là,  silen- 
cieux, mornes,  et  €omme  étrangers  l'un  à  l'autre,  au  motnent  où  le 
fouet  du  postillon  enlevait  les  chevaux ,  au  moment  où  le  jeune 
époux  est  si  heureux  d'emporter  sa  conquête  î 

Dès  ce  jour,  ce  fut  pour  Charlotte  une  vie  de  luttes,  d'eflbrts,  de 
préoccupations  continuelles,  un  dévouement  de  toutes  les  heures. 
Généreuse  et  spirituelle  comme  elle  était,  elle  eut  bientôt  dissimulé 
ses  tristesses.  L'inquiétude  n'avait  pas  laissé  de  traces  sur  ce  visage 
charmant.  Elle  souriait,  elle  était  heureuse,  elle  récitait  les  vers 
d'Henri  et  lui  en  demandait  de  nouveaux.  Dire  toutes  les  délica- 
tesses de  son  amour,  toutes  les  ruses  charmantes  de  sa  piété  conju- 
gale, ce  serait  -chose  impossible.  Elle  feignait  l'espérance  et  la  foi, 
avec  quelle  grâce  irrésistible!  Bientôt,  à  force  de  répéter  ce  rôle  et 
de  le  jouer  avec  son  cœur,  elle  y  fut  prise  elle-même  ;  elle  croyait 
son  mari  sauvé,  elle  le  voyait  renaître  à  l'enthousiasme  et  concevoir 
de  nouveau  ses  ambitieux  projets.  «  Que  j'étais  insensée,  se  disait- 
-  elle,  de  me  tourmenter  de  la  sorte!  Ce  n'était  qu'une  crise;  elle  est 
finie,  grâce  à  Dieu ,  et  ce  génie  poétique  qui  me  ravissait  il  y  a  cinq 
ans,  ce  génie  dont  il  a  donné  tant  de  preuves  timides,  va  se  mon- 
trer dans  la  plénitude  de  sa  force.  IN'est-ce  pas  le  sort  des  grands 
I poètes  de  souffrir  ainsi,  de  voir  parfois  leur  imagination  se  voiler? 
Un  esprit  médiocre  est  toujours  semblable  à  lui-même ,  et  ne  con- 
naît pas  de  telles  angoisses.  C'est  à  moi  d'entretenir  chez  lui  cette 
pure  ardeur  et  de  chasser  les  démons.  Ma  xÀe  a  un  but,  mon  rôle 
va  commencer!  »  Et  dès  le  lendemain  ce  réveil  d'un  jour  laissait 
le  malheureux  poète  plus  abattu,  plus  désespéré  qu'auparavant. 
Après  leur  voyage  aux  provinces  rhénanes,  Henri  et  Charlotte 
Stieglitz  s'étaient  établis  à  Berlin.  Henri  avait  repris  ses  fonctions, 
il  faisait  sa  classe  au  gymnase  et  passait  de  longues  heures  à  la  bi- 
bliothèque. En  même  temps  il  préparait  son  grand  recueil  poétique, 
ces  Tableaux  de  l'Orient,  dont  plusieurs  parties  avaient  paru  çà  et 
là,  et  qui,  réunis  dans  un  vaste  cadre,  devaient  former  en  quelque 
sorte  le  premier  chant  de  l'épopée  humaine  au  xix*^  siècle.  H  tra- 
vaillait aussi  à  un  drame  intitulé  SélÙ7î  III^  dans  lequel  il  voulait 


180  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

exprimer  son  opinion  sur  T empire  turc  et  sur  les  chefs  qui  avaient 
essayé  de  le  transformer.  Ce  n'étaient  pas  des  pensées  vulgaires  qui 
occupaient  l'imagination  d'Henri  Stieglitz,  c'étaient  malheureuse- 
ment des  pensées  vagues  et  confuses.  Cet  esprit  si  vif,  si  lumineux, 
quand  il  jugeait  les  œuvres  des  grands  artistes,  semblait  se  couvrir 
d'un  voile  dès  qu'il  voulait  produire.  Le  critique  avait  des  idées, 
le  poète  n'avait  que  des  instincts,  instincts  élevés  et  nobles,  qui 
languissaient  faute  de  sève.  Aussi,  lorsque,  fatigué  de  ses  longues 
séances  à  la  bibliothèque,  il  rentrait  chez  lui,  avide  de  travaux  plus 
brillans,  impatient  de  s'élancer  dans  le  domaine  de  l'idéal,  cette 
ardeur  se  dissipait  bien  vite  devant  les  difficultés  de  l'art.  Il  n'avait 
que  des  désirs  et  point  de  force.  Charlotte  du  moins  accomplissait 
vaillamment  sa  tâche;  elle  luttait  contre  cette  maladie  terrible,  et 
plus  d'une  fois  elle  put  croire  qu'elle  triompherait.  Mais  comment 
peindre  son  martyre?  Gomment  raconter  ses  alternatives  d'espoir  et 
de  découragement?  Pendant  les  cinq  premières  années  de  son  ma- 
riage (1828-1833),  elle  a  sauvé  le  moribond  et  lui  a  fait  traverser 
victorieusement  les  plus  effroyables  crises.  Si  Henri  Stieglitz  a  pu 
terminer  ses  Tableaux  de  l' Orient  y  c'est  que  Charlotte  lui  tenait  la 
main,  c'est  qu  elle  le  relevait  sans  cesse,  c'est  qu'elle  le  disputait 
à  la  mort,  au  désespoir,  à  la  folie,  avec  un  dévouement  aussi  ingé- 
nieux qu'obstiné.  Le  meilleur  remède,  assurément,  pour  Henri  Stie- 
glitz, c'eût  été  de  renoncer  à  ses  ambitions,  de  ne  pas  s'acharner  à 
une  œuvre  impossible,  de  rentrer  simplement  dans  les  voies  de  sa 
nature.  Charlotte  pouvait-elle  lui  donner  ce  conseil?  Non,  il  était 
trop  tard;  l'inertie  de  l'infortuné  songeur  avait  fait  de  tels  progrès 
que,  s'il  tenait  encore  à  la  vie  intellectuelle,  c'était  par  cet  amoiir 
insensé  de  la  poésie.  Qui  eût  brisé  cette  attache  l'eût  plongé  dans 
l'abîme. 

Enfin  ses  Tableaux  de  V Orient  étaient  terminés;  le  premier  vo- 
lume avait  paru  à  Leipzig  en  1831,  le  quatrième  en  1833.  Ce  ne 
fut  pas  un  succès  comme  l'avait  rêvé  le  jeune  poète  à  l'époque  où 
il  suivait  les  cours  de  Boeckh  et  de  Hegel ,  ce  ne  fut  pas  non  plus 
une  chute.  Henri  Stieglitz  prenait  un  rang  distingué  parmi  les 
poètes  de  second  ordre.  Un  de  ses  principaux  mérites,  c'était  la  mé- 
lodie du  langage;  on  reconnaissait  dans  le  maniement  du  rhythme 
et  l'ordonnance  des  paroles  le  musicien  qui  appréciait  si  parfai- 
tement Mozart.  L'imagination  de  l'auteur,  assez  vive  bien  que  nul- 
lement créatrice,  c'est  l'imagination  de  l'érudit  qui  s'échauffe  à  la 
suite  d'une  lecture.  Stieglitz.  connaît  tous  les  voyageurs  qui  ont  vi- 
sité l'Inde  et  la  Perse;  ce  qu'ils  ont  vu,  ce  qu'ils  ont  raconté  en 
prose,  il  le  chante  après  eux  en  vers  sonores,  et  s'il  ne  nous  donne 
pas  une  image  originale  de  ses  propres  sentimens ,  comme  Goethe 
dans  le  Divan  oriental  -  occidental ,  il  réussit  du  moins  à  tracer 


I 


I 


DRAMES    DE    LA   VIE    LITTERAIRE.  '  181 

l'exacte  peinture  des  contrées  et  des  peuples.  Une  seule  fois  peut- 
être,  dans  les  pièces  sur  la  vallée  de  Cachemire,  des  impressions 
personnelles  viennent  ajouter  un  intérêt  vivant  au  charme  un  peu 
superficiel  de  ses  tableaux  ;  il  écrivait  ces  vers  à  l'époque  où,  fiancé 
avec  Charlotte  Willhoeft,  il  vivait  loin  d'elle  à  Berlin,  et  l'invoquait 
comme  sa  libératrice.  Quelque  chose  des  transports  du  rêveur  a 
passé  dan«  les  pages  que  nous  signalons;  ces  chants  sur  la  vallée 
de  Cachemire  sont  le  poème  de  son  amour.  Quelle  est  cependant  la 
pensée  générale  qui  domine  et  relie  tous  ces  tableaux  si  variés?  11 
n'est  pas  facile  de  la  deviner.  On  reconnaît  bien  çà  et  là  l'ancien  audi- 
teur de  Hegel;  il  est  évident  que  Stieglitz  a  entendu  l'illustre  maître 
dans  ses  leçons  sur  la  philosophie  de  l'histoire,  et  qu'il  lui  emprunte 
plus  d'une  idée  sur  le  rôle  de  la  civilisation  asiatique;  tout  cela  est 
bien  vague  néanmoins,  et  dans  ce  vaste  panorama  le  regard  ne  sait  où 
s'arrêter.  Ce  n'est  pas  l'antique  Orient  que  le  poète  a  voulu  peindre, 
c'est  l'Orient  moderne,  et  très  souvent  celui  du  xix'^  siècle;  voici  des 
Grecs,  des  Turcs,  des  Persans,  des  Arabes,  des  Hindous,  des  Chi- 
nois, tous  caractérisés  assez  nettement,  et  la  variété  du  dessin,  si- 
non l'éclat  des  couleurs,  révèle  une  main  habile.  Les  Chinois  sur- 
tout, non  pas  les  sages  Chinois  tant  admirés  de  Voltaire,  mais  les 
Chinois  formalistes,  prosaïques,  baroques,  si  vivement  flagellés  par 
Hegel,  sont  mis  en  scène  avec  une  verve  inattendue.  Un  savant  phi- 
losophe hégélien  du  centre  gauche,  M.  Rosenkranz,  qui  est  en  même 
temps  un  excellent  juge  littéraire,  a  signalé  ce  tableau  de  la  Chine 
moderne  comme  la  partie  la  plus  remarquable  de  l'œuvre  d'Henri 
Stieglitz  (1).  En  m' associant  très  volontiers  aux  éloges  de  M.  Rosen- 
kranz, je  demanderai  toujours  quel  est  le  sens  de  cette  fantasma- 
gorie. Un  demi-poète,  un  demi-philosophe,  voilà  ce  que  nous  mon- 
tre après  tant  d'études  sérieuses  et  de  brillantes  promesses  cet 
élève  chéri  des  Boeckh,  des  Hegel,  des  Bouterweck,  qui  aurait  pu, 
lui  aussi,  devenir  maître  à  son  tour  et  illustrer  la  critique. 

Henri  Stieglitz  fut-il  mécontent  de  l'accueil  un  peu  froid  que  re- 
çut son  panorama  de  l'Orient?  ou  bien  se  disait-il  à  lui-même  que 
c'était  là  une  œuvre  manquée?  Ses  irritations  nerveuses,  ses  accès 
d'humeur  noire  et  de  paralysie  morale,  interrompus  quelque  temps, 
reparurent  bientôt  plus  douloureux  que  jamais.  C'est  alors  que 
Charlotte  lui  conseilla  de  quitter  ses  fonctions  de  bibliothécaire ,  sa 
place  de  professeur,  et  de  partir  pour  la  Russie.  Ils  avaient  des  pa- 
rens  à  Saint-Pétersbourg,  et  Charlotte  savait  qu'ils  trouveraient 
auprès  d'eux  une  généreuse  assistance.  «  Il  faut,  écrivait-elle  à  son 
mari,  —  car  pendant  les  longues  heures  où  Henri  restait  à  la  biblio- 
.  thèque  elle  passait  son  temps  à  écrire,  à  tracer  des  plans,  à  lui 

(1)  Zur  Geschichte  der  deutschen  Literatur,  von  Cari  Rosenkranz,  1  vol.,  183G. 


182  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

préparer  maintes  surprises  qui  devaient  réveiller  son  ardeur,  —  il 
faut  te  mettre  en  mesure  de  faire  un  cours  d'histoire  littéraire  com- 
parée. Tu  chercheras  une  place  dans  quelque  université  russe;... 
pendant  les  vacances,  nous  voyagerons,  nous  irons  en  Allemagne  ou 
en  Italie.  Tu  feras  de  nouveaux  poèmes,  et  comme  tu  seras  loin  de 
ton  pays,  tu  y  penseras  avec  regret,  avec  amour,  et  cet  amour  en- 
flammera ton  inspiration.  L'Allemagne  sera  ta  fiancée,  ta  fiancée 
qu'une  longue  distance  séparera  de  toi,  et  tu  lui  adresseras  de  brû- 
lantes déclarations  d'amour.  Établi  en  Russie,  tu  n'en  seras  que  plus 
présent  au  cœur  de  l'Allemagne,  tu  seras  un  vrai  poète  allemand. 
Tu  attireras  des  compatriotes  qui  voudront  suivre  ton  exemple ,  et 
qui  sait  si  dans  une  dizaine  d'années  nous  n'aurons  pas  autour  de 
nous  tout  un  cercle  d'amis  venus  de  la  terre  natale?  Il  n'est  pas  né- 
cessaire que  nous  soyons  à  Saint-Pétersbourg,  je  demande  seule- 
ment une  bonne  université  russe.  Tu  feras  une  leçon  par  jour,  pas 
davantage.  Qui  nous  arrête?  Essayons  au  printemps  prochain,  allons 
faire  à  Saint-Pétersbourg  une  première  tentative.  C'est  la  lettre  de 
ton  oncle  qui  a  fait  naître  en  moi  tous  ces  projets.  Quelle  tâche  que 
celle-là  !  enseigner  la  littérature  allemande  à  la  Russie,  être  un  mis- 
sionnaire de  l'esprit  humain,  et  en  même  temps  créer  des  œuvres 
nouvelles,  faire  fleurir  ton  jardin  de  poésie  !  Je  me  mets  à  ta  place, 
et  cette  idée  me  transporte.  Tu  aurais  là  un  rôle  vraiment  original. 
Yeux-tu?  oui.  0  Dieu  bon,  bénis  notre  projet!  fa^s  descendre  sur 
Henri  l'inspiration  féconde  dans  tes  contrées  du  nord!...  Pourquoi 
nous  en  coûterait-il  de  partir?  N'est-il  pas  présent  en  tout  lieu,  ce- 
lui qui  est  la  source  de  la  vie  et  do  l'esprit,  celui  qui  est  le  bienfai- 
teur immortel  dans  ce  monde  et  dans  l'éternité?  » 

Ils  partirent  aux  premiers  jours  de  l'été.  Henri  n'avait  pas  donné 
sa  déi?îission  des  places  qu'il  occupait  à  Berlin,  il  avait  obte^nu  seu- 
lement un  congé  de  plusieurs  mois,  et  il  en  profita  pour  voilr  assez 
complètement  la  Russie.  Son  oncle,  le  baron  Stieglitz,  banquier  à 
Saint-Pétersbourg,  les  reçut  à  bras  ouverts.  C'était  un  homme  in- 
struit, libéral,  très  dévoué  à  son  neveu  et  qui  avait  pour  sa  nièce  une 
tendre  admiration.  Si  les  projets  de  Charlotte  ne  se  réalisèrent  pas, 
si  Henri  Stieglitz  ne  trouva  pas  une  chaire  à  l'université  de  Dorpat 
ou  de  Moscou,  il  retrouva  du  moins  en  Russie  une  partie  de  ses 
forces  et  de  sa  santé.  La  vue  d'un  pays  nouveau,  l'étude  des  mœurs, 
le  mouvement,  l'exercice,  tout  cela  éveillait  son  esprit  et  l'arrachait 
à  ses  sombres  pensées.  Le  poète  des  Tableaux  de  V Orient  aurait  eu 
besoin  d'une  vie  active;  sa  vocation  poétique,  puisqu'il  voulait  abso- 
lument être  poète,  c'était  de  courir  le  monde  et  de  le  peindre  en  cou- 
rant. Plusieurs  mois  encore  après  son  retour  à  Berlin,  il  ressentait 
vivement  la  salutaire  action  de  ce  voyage.  ((  Henri  est  devenu  un 
autre  homme,,  écrivait  Charlotte  au  baron  Stieglitz;  il  fait  gaiement 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  183 

son  travail  de  la  bibliothèque,  l'atmosphère  des  livres  n'exerce  plus 
d'influence  malsaine  sur  son  esprit,  il  a  maints  projets  dans  la  tête, 
et  déjà  il  s'est  mis  vaillamment  à  l'œuvre;  j'espère  que  cette  bonne 
veine  va  durer.  »  Gomment  ces  espérances  s'évanouirent-elles  si 
promptement?  Au  mois  de  février  183A,  Charlotte  commençait  une 
lettre  par  ces  mots  mélancoliques,  empruntés  au  Don  Carlos  de 
Schiller  :  «  Les  beaux  jours  d'Aranjuez  sont  passés.  »  Le  mal  d'Henri 
venait  d'éclater  de  nouveau  avec  une  violence  terrible.  Lki  écrivain 
distingué,  M.  Théodore  Mundt,  qui  voyait  intimement  Henri  et 
Charlotte  Stieglitz  pendant  cette  douloureuse  période,  nous  a  laissé 
sur  l'état  de  son  ami  des  indications  discrètes,  voilées,  et  toutefois 
très  significatives.  H  est  impossible  de  douter  que  la  maladie  du 
pauvre  poète  ne  fût  bien  plutôt  morale  que  physique;  c'était  l'esprit 
du  moins,  c'étaient  les  surexcitations  et  les  mécomptes  de  l'esprit 
qui  avaient  causé  les  souffrances  corporelles,  et  s'il  était  urgent  de 
soigner  ce  corps  si  violemment  ébranlé,  il  fallait  surtout  attaquer  le 
mal  à  la  racine  en  cherchant  un  remède  pour  l'âme.  «  L'exaltation 
de  la  sensibilité,  dit  M.  Mundt,  avait  rompu  l'harmonie  naturelle,  et 
livré  la  Psyché  intérieure  avx  caprices  désordonnés  du  sang.  »  Char- 
lotte aussi,  on  le  voit  par  ses  lettres,  était  persuadée  qu'il  fallait 
agir  sur  l'âme.  Elle  commença  toutefois  par  le  traitement  externe, 
si  l'on  peut  ainsi  parler;  les  médecins  avaient  conseillé  au  malade 
les  bains  de  Kissingen,  joli  village  de  Bavière,  situé  sur  les  bords  d€ 
la  Saale,  et  dominé  par  les  ruines  du  château  de  Bodenlauben.  Ils  y 
passèrent  six  semaines  (août  et  septembre  183Zi).  «  Au  moment  de 
son  départ,  dit  M.  Théodore  Mundt,  mon  pauvre  ami  était  comme 
un  enfant  malade,  sans  courage,  sans  énergie,  passivement  résigné 
à  la  mort.  Il  ne  savait  plus  rien  faire  par  lui-même  ;  quand  ils  arri- 
vaient dans  une  ville,  et  qu'on  ne  trouvait  pas  immédiatement  une 
chambre  d'hôtel  pour  les  recevoir,  il  restait  immobile  dans  la  rue  et 
se  mettait  à  pleurer.  »  Les  eaux  de  Kissingen  ne  changèrent  presque 
rien  à  la  situation  du  malade;  si  les  douleurs  du  corps  étaient  moins 
vives,  l'affaissement  intellectuel  et  moral  n'avait  point  diminué. 
Toujours  même  inertie,  même  impuissance  à  reprendre  possession 
de  soi-même.  Charlotte  avait  épuisé  tous  les  moyens  de  ranimer 
cette  âme  engourdie  :  ((  Si  cette  léthargie  se  prolonge,  se  disait-elle, 
tout  est  fini  pour  jamais.  L'heure  décisive  est  venue;  n'y  eût-il 
qu'un  remède  pour  l'arracher  à  la  mort,  quel  qu'il  soit,  je  l'em- 
ploierai. )) 

Un  médecin  avait-il  dit  devant  Charlotte  qu'une  vive  secousse  mo- 
rale pourrait  triompher  de  cette  paralysie?  était-ce  une  idée  qu'elle 
avait  conçue  elle-même,  à  force  d'observer  les  péripéties  du  mal? 
On  a  pu  lui  suggérer  cette  pensée  ;  il  est  certain  qu'elle  l'a  nourrie, 
l'a  développée  avec  une  ardeur  et  une  persévérance  singulières.  Elle 


i8A  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

étudiait  pour  ainsi  dire  ce  moyen  de  guérison  ;  elle  faisait  des  ex- 
périences en  petit  avant  d'aller  jusqu'au  bout  de  son  système.  Un 
jour,  pendant  une  promenade,  Henri  Stieglitz  s'était  assis  sur  un 
tronc  d'arbre,  et  il  demeurait  plongé  dans  une  sorte  de  stupeur; 
Charlotte,  qui  l'accompagnait,  l'abandonna  tout  à  coup,  le  laissa  seul 
et  s'en  revint  à  la  ville.  Le  lieu  était  solitaire;  au  bout  de  quelque 
temps,  le  malade  comprit  que  sa  femme  n'était  plus  là.  Réveillé 
soudain,  il  se  leva,  regarda  autour  de  lui,  sembla  reprendre  pos- 
session du  monde  et  de  lui-même,  sentit  enfin  l'obligation  de  vivre 
et  revint  à  sa  maison  dispos,  alerte,  heureux  d'avoir  vécu.  L'expé- 
rience avait  réussi,  Charlotte  ne  l'oublia  pas.  Cette  idée  d'une  se- 
cousse, d'une  nécessité  salutaire  à  subir,  se  retrouve  sans  cesse  dans 
les  notes  écrites  de  sa  main,  quelquefois  même  dans  ses  lettres  à  son 
mari.  Soit  qu'elle  délibère  avec  elle-même,  soit  qu'elle  s'adresse  au 
pauvre  malade,  des  paroles  à  demi  voilées  annoncent  l'approche 
d'un  malheur,  d'une  séparation  peut-être,  qui  forcera  Stieglitz  à  re- 
devenir un  homme.  Après  l'inutile  voyage  à  Kissingen,  quand  elle 
eut  vu  l'état  du  malade  empirer  de  jour  en  jour,  quand  elle  eut  vu 
les  douleurs  physiques  s'apaiser  et  au  contraire  la  maladie  morale, 
la  paralysie  intellectuelle,  continuer  ses  effrayans  progrès,  la  pensée 
sinistre  qu'elle  couvait  depuis  longtemps  lui  apparut  d'heure  en 
heure  comme  le  seul  moyen  de  salut  pour  son  mari,  et  par  consé- 
quent comme  une  impérieuse  obligation  pour  elle-même.  C'est  alors 
que  la  malheureuse  exaltée,  voulant  préparer  Henri  Stieglitz,  lui 
adressait  devant  M.  Mundt  ces  paroles,  très  sages  en  apparence, 
dont  le  sens  terrible  ne  fut  connu  que  plus  tard  :  «  Nous  sommes 
dans  la  vie  comme  les  soldats  dans  la  bataille.  H  faut  regarder  la 
mort  en  face,  à  tout  instant  il  faut  être  prêt  à  la  recevoir.  Viendra 
le  moment  où  l'un  de  nous  deux  tombera.  Si  c'est  moi  que  frappe  la 
première  balle,  alors,  mon  bon,  mon  cher  camarade,  garde  toujours 
ton  rang,  marche,  marche  toujours,  avec  un  nouveau  courage  et 
une  vigueur  nouvelle.  » 

Avant  de  se  résoudre  à  l'acte  horrible  qui  fascinait  son  esprit 
comme  l'idée  d'un  dévouement  glorieux,  Charlotte  avait  longtemps 
débattu  le  pour  et  le  contre  avec  une  logique  passionnée.  Ses  let- 
tres, ses  notes,  des  fragmens  intimes,  maintes  pages  éparses  qu'a 
publiées  M.  Mundt,  composent  pour  le  lecteur  attentif  une  sorte  de 
délibération  solennelle  et  lugubre.  On  dirait  le  monologue  d'une 
héroïne  de  tragédie,  à  la  fin  du  quatrième  acte,  au  moment  qui  va 
précipiter  la  catastrophe.  «  C'est  moi,  se  dit  Charlotte,  qui  suis 
cause  de  toutes  les  tortures  de  son  esprit.  Né  poète,  il  avait  besoin 
de  rester  longtemps  jeune  et  de  laisser  fleurir  son  imagination  au 
grand  air,  sans  souci  des  choses  matérielles  de  la  vie.  Quel  âge 
avait-il  quand  il  m'a  aimée?  Vingt  ans  à  peine,  et  aussitôt,  pour  se 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTÉRAIRE.  185 

marier  avec  moi,  il  s'est  astreint  à  de  durs  labeurs,  il  a  conquis  à 
la  sueur  de  son  front  la  place  qui  devait  nous  faire  vivre,  et  cette 
place,  pour  lui,  c'était  une  étouffante  servitude.  Il  se  croyait  assez 
fort  pour  entretenir  en  lui  l'inspiration  au  milieu  des  vulgaires  sou- 
cis de  son  emploi;  cette  lutte  de  l'idéal  et  de  la  réalité  a  brisé  le  cer- 
veau du  poète.  L'inspiration  s'est  enfuie,  et  il  en  est  devenu  fou  de 
douleur.  Ah!  j'ai  été  son  mauvais  génie,  moi  qui  avais  l'ambition 
de  lui  donner  des  ailes!  C'est  à  moi  qu'il  a  sacrifié  sa  gloire.  Puis- 
que je  peux  aujourd'hui  lui  rendre  la  santé,  la  force,  l'ardeur,  l'in- 
spiration, tout  ce  qui  semble  l'abandonner  à  jamais,  comment  hé- 
siterais-je?  Ce  n'est  pas  trop  de  ma  vie  pour  acquitter  ma  dette.  Je 
mourrai,  il  le  faut;  Henri  soufïrira,  mais  il  est  digne  de  souffrir,  et 
du  sein  de  cette  souffrance  renaîtra  son  génie.  Si  pourtant,...  ter- 
rible doute  !  si  mon  sacrifice  allait  être  inutile  ;  si  ma  mort  ne  réus- 
sissait pas  à  vaincre  sa  léthargie,  à  le  régénérer  dans  l'amertume  et 
dans  les  larmes!...  Non,  non,  c'est  impossible!  Henri  n'est  pas  un 
égoïste,  encore  moins  un  stoïcien  superbe;  le  cœur  est  tout  chez 
lui,  c'est  là  qu'il  faut  l'atteindre  pour  le  réveiller  tout  entier.  Yingt 
fois,  cent  fois,  j'ai  fait  l'épreuve  de  mes  idées  sur  ce  point;  je  sais 
où  je  vais,  je  sais  où  je  frappe.  »  Ainsi,  en  son  déhre,  s'exaltait 
l'insensée;  ainsi  aveuglée  par  ses  sophismes,  l'ardente  et  généreuse 
folle  ne  reculait  pas  devant  le  suicide  pour  accomplir  ce  qu'elle 
croyait  un  devoir. 

Dès  que  son  parti  fut  pris,  une  joie  radieuse  illumina  son  âme. 
Elle  annonçait  à  tous  la  prochaine  guérison  du  poète,  au  moment 
même  où  ses  amis  commençaient  à  s'inquiéter  de  la  persistance  du 
mal.  Partis  de  Kissingen  vers  la  fm  de  septembre,  Henri  et  Char- 
lotte ,  avant  de  rentrer  à  Berlin ,  avaient  passé  un  mois  à  voyager 
i flans  le  nord  de  l'Allemagne;  ils  étaient  allés  à  Hanovre,  à  Arolsen, 
pour  voir  la  famille  d'Henri,  et  partout  on  avait  remarqué  la  con- 
fiance de  Charlotte.  Quand  elle  revint  à  Berlin,  elle  était  toute 
Joyeuse.  Elle  rentra  dans  sa  maison  comme  si  elle  eût  rapporté  de 
5on  voyage  ce  qu'elle  cherchait  depuis  si  longtemps,  le  salut  de  son 
mari,  la  santé  de  son  corps  et  de  son  âme.  A  la  servante  qui  vint 
lui  ouvrir  la  porte ,  ses  premières  paroles  furent  celles-ci  :  «  Cou- 
rage !  courage  !  nous  allons  commencer  une  vie  nouvelle  !  )>  Singu- 
lière joie  sans  doute,  joie  fébrile,  inquiétante;  mais  qui  pouvait 
soupçonner  tout  ce  qu'elle  cachait  d'horrible? 

Deux  mois  s'écoulèrent.  Charlotte  n'avait  fait  que  se  confirmer 
de  jour  en  jour  dans  son  projet.  Le  29  décembre,  elle  devait  assister 
à  une  de  ces  soirées  musicales ,  si  appréciées  en  Allemagne ,  où  les 
œuvres  des  grands  maîtres  sont  religieusement  exécutées  devant  un 
public  choisi  ;  vers  six  heures,  elle  prétexta  une  grande  lassitude  et 
décida  son  mari  à  partir  seul.  «  Je  reviendrai  bientôt,  dit  Henri.  — 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Non,  non,  lui  dit-elle  avec  insistance,  il  faut  que  tu  entendes  le 
concert  jusqu'au  bout.  C'est  une  expérience  à  faire;  il  faut  e-ssayer 
une  fois  encore  si  tu  peux  écouter  de  la  musique  sans  que  ton  repos 
en  souffre.  Efforce-toi  de  supporter  ce  Beethoven  qui  t'agite  si  vio- 
lemment, lutte  avec  le  puissant  maître,  et  ne  te  laisse  pas  dompter 
par  lui.  Entends- tu?  sois  calme,  mon  Henri!  sois  calme,  v3t  reviens 
avec  calme  à  la  maison.  Que  deviendras- tu ,  maintenant  que  nous 
avons  fait  tout  ce  qui  pouvait  te  guérir?  Tu  n'as  plus  de  ressources 
que  dans  la  résignation.  Il  faut  donc  que  tu  sois  calme,  que  tu 
t'exerces  à  te  posséder  toi-même.  Quand  l'homme  a  sacrifié  tout  ce 
qu'il  avait  de  plus  précieux,  alors  seulement  il  gagne  la  délivrance 
et  la  paix.  La  paix  !  la  paix  !  n'est-c,3  pas  pour  la  donner  aux  hommes 
que  notre  Seigneur  a  fait  le  sacrifice  de  sa  vie?  »  Ce  furent  ses  der- 
nières paroles;  Henri,  qui  s'en  souvint  plus  tard,  n'y  fit  guère  at- 
tention au  moment  où  elle  les  prononça.  Elle  avait  d'ailleurs,  et  de- 
puis quelque  temps  surtout,  l'hab.itude  de  prononcer  des  sentences 
bizarres,  mystérieuses,  «omme  pour  réveiller  cette  intelligence  as- 
soupie et  l'obliger  à  réfléchir.  Il  n'y  eut  pas  d'autres  adieux.  On  eût 
dit  que ,  décidée  à  en  finir,  elle  était  impatiente  de  voir  partir  son 
mari;  ce  fut  elle  qui  lui  donna  le  signal  en  lui  tendant  la  main. 
Henri  pressa  la  main  de  Charlotte,  l'embrassa  au  front,  et  sortit. 

Charlotte  était  seule.  C'était  à  sept  heures  qu'Henri  s'était  rendu 
au  concert,  et  il  devait  en  revenir  vers  neuf  heures.  Elle  avait  deux 
heures  devant  elle  pour  accomplir  sa  résolution.  Il  est  impossible  de 
croire  qu'elle  ait  hésité  un  seul  instant  ;  point  d'indécision,  point  de 
hâte  non  plus  ni  d'excitation  fébrile.  Tout  atteste  que  ce  calme  ef- 
frayant ne  s'est  pas  démenti  une  minute.  M.  Mundt,  qui,  le  soir 
même,  à  titre  d'ami,  a  pu  faire  une  sorte  d'enquête  dans  la  maison 
désolée,  M.  Mundt,  qui  a  recueilli  tous  les  indices,  consigné  tous  les 
témoignages,  suit  Charlotte  pas  à  pas,  pour  ainsi  dire,  pendant  ces 
deux  terribles  heures.  Yoyez-la,  elle  est  assise  devant  ce  bureau  où 
tant  de  fois,  pendant  que  son  mari  était  absent,  elle  lui  écrivait  des 
notes,  des  pensées  détachées,  des  plans  de  voyage  ou  de  vie  nou- 
velle, maintes  fantaisies  en  prose  ou  en  vers  qui  devaient  le  sur- 
prendre au  retour,  l'égayer,  le  réveiller;  elle  est  assise,  elle  lui 
écrit  ses  adieux  et  ses  recommandations  dernières.  L'écriture  est 
ferme,  les  lettres  sont  grandes  et  nettement  dessinées;  elle  veut 
frapper  l'œil  d'Henri  en  même  temps  qu'elle  va  frapper  son  âme; 
elle  veut  que  ce  soit  là  un  testament  durable,  un  testament  qui  sera 
consulté  plus  d'une  fois,  et  que  les  pleurs  n'effaceront  pas.  C'est  un 
adieu  et  une  règle  de  conduite.  Elle  est  persuadée  que  cette  lettre 
de  mort  contient  un  germe  de  vie,  et  elle  s'applique  à  la  tracer  avec 
un  soin  superstitieux.  L'obstination  de  sa  folie  n'empêche  pas  ce- 
pendant que  le  cœur  de  la  femme,  de  la  compagne  dévouée,  ne  ré- 


I 


DRAMES    DE    LA    VIE   LITTERAIRE.  187 

clame  encore  ses  droits;  plus  d'une  larme,  on  le  voit  bien,  a  mouillé 
çà  et  là  ces  lignes  impérieuses.  Son  testament  achevé,  elle  se  lève, 
quitte  le  salon  et  entre  dans  sa  chambre.  Elle  ferme  les  portes,  puis 
procède  tranquillement  à  sa  toilette  de  nuit.  Elle  se  lave  le  visage, 
arrange  sa  coiffure,  et  enferme  ses  cheveux  sous  le  bonnet  le  plus 
joli  et  le  plus  blanc  qu'elle  ait  trouvé.  Son  peignoir  aussi  est  d'une 
blancheur  éclatante  ;  elle  veut  mourir  décemment  et  que  son  image 
reste  dans  la  mémoire  d'Henri,  noble  encore  et  gracieuse  au  sein 
de  la  mort.  Henri  avait  acheté  un  couteau-poignard  le  jour  où  il 
était  parti  avec  elle  pour  les  bords  du  Rhin,  le  lendemain  de  leur 
mariage,  au  mois  de  juillet  1828  ;  elle  tient  ce  poignard  à  la  main, 
et  elle  entre  dans  son  lit.  Dès  qu'elle  est  couchée,  que  sa  tête  repose 
sur  l'oreiller,  et  que  sans  doute  elle  a  adressé  à  Henri  un  dernier 
souvenir  avec  une  invocation  suprême  à  Dieu,  elle  appuie  la  lame 
d'acier  sur  sa  poitrine  et  se  l'enfonce  profondément  dans  le  cœur. 
Ensuite  elle  retire  le  poignard  sanglant  et  le  place  auprès  d'elle  sur 
le  lit.  De  sa  main  droite,  elle  couvre  sa  blessure;  de  la  gauche,  elle 
attire  le  drap  jusqu'au-dessous  de  son  visage,  et  reste  là,  immobile, 
attendant  la  mort  en  silence.  Pas  un  cri,  pas  un  soupir  ne  s'échappa 
de  sa  poitrine  déchirée.  A  la  fm  cependant,  toute  l'énergie  de  son 
âme  ne  put  contenir  d'involontaires  gémissemens;  sa  respiration 
haletante,  suffoquée,  la  trahissait  malgré  elle.  La  servante  qui  veil- 
lait dans  l'antichambre  accourt  aussitôt,  essaie  vainement  d'ouvrir, 
et  appelle  des  voisins  à  son  aide;  quand  on  enfonça  la  porte,  Char- 
lotte Stieglitz  venait  d'expirer... 

Pourquoi  le  neveu  d'Henri  Stieglitz  a-t-il  réveillé  ces  affreux  sou- 
venirs en  publiant  la  correspondance  du  poète  avec  sa  fiancée  ?  En 
vérité,  je  ne  saurais  le  dire.  Si  M.  Louis  Gûrtze  a  voulu  honorer  la 
mémoire  d'Henri  Stieglitz  et  repousser  les  accusations  calomnieuses 
dont  il  a  été  l'objet,  sa  sollicitude  est  bien  tardive,  et  il  y  a  long- 
temps qu'elle  n'était  plus  nécessaire.  Je  sais  bien  qu'après  le  fatal 
événement  dont  nous  venons  de  parler,  bien  des  esprits  se  mirent  à 
glorifier  Charlotte  comme  une  héroïque  victime.  C'était  le  moment 
où  le  saint-simonisme  venait  de  pénétrer  dans  la  littérature  de  nos 
voisins  ;  les  écrivains  de  la  Jeune  Allemagne  prêchaient  sur  tous  les 
tons  l'émancipation  de  la  femme  et  la  réforme  de  la  société;  le  sui- 
cide de  Charlotte  Stieglitz  offrait  un  texte  commode  à  ces  rêveurs, 
et  les  déclamations  ne  manquèrent  pas.  Quel  monde,  s'écriait-on, 
que  celui  où  une  femme  telle  que  Charlotte  Stieglitz ,  un  cœur  si 
pur,  une  ame  si  belle,  une  intelligence  si  riche,  est  obligée  de  cher- 
cher un  refuge  dans  la  mort  pour  échapper  à  une  situation  intolé- 
rable! Ces  non-sens,  et  bien  d'autres  encore,  étaient  presque  deve- 
nus un  lieu-commun  dans  la  littérature  sentimentale  de  1835  à  I8Z1O. 
M.  Théodore  Mundt,  qui  s'est  distingué  depuis  cette  époque  par  de 


^38  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

solides  travaux  et  qui  tout  récemment  encore  vient  de  publier  deux 
remarquables  volumes  sur  l'Italie,  M.  Mundt,  alors  un  des  chefs  de 
la  Jeune  Allemagne,  ne  craignit  pas  de  présenter  Charlotte  comme 
une  sainte  dont  le  christianisme  de  notre  siècle  a  droit  de  s'enor- 
gueillir. Il  traitait  de  pharisiens  ceux  qui  réprouvaient  son  crime^ 
et  s'écriait  avec  emphase  :  «  Il  y  a  ici  bien  plus  que  la  Lucrèce  ro- 
maine qui  sacrifia  sa  vie  au  sentiment  de  l'honneur,  et  dont  poètes 
et  peintres  ont  livré  de  si  belles  images  à  notre  admiration.  Ce  n'est 
pas  d'admiration  qu'il  s'agit  à  l'égard  de  Charlotte,  non,  il  faut  con- 
templer avec  une  émotion  sainte  un  type  sublime  de  l'humanité,  un 
être  plein  de  vie,  orné  de  tous  les  dons,  à  qui  le  sentiment  chrétien 
donne  la  force  de  se  précipiter  dans  la  mort(l).  »  Bien  que  M.  Théo- 
dore Mundt  ne  dise  rien  de  fâcheux  assurément  sur  le  compte 
d'Henri  Stieglitz,  il  résulte  de  toutes  ces  phrases  pompeuses  que 
Charlotte  avait  souffert,  qu'elle  n'avait  pas  trouvé  dans  son  mariage 
ce  qu'elle  avait  le  droit  d'en  attendre,  que  par  conséquent  Henri 
Stieglitz  était  coupable,  et  peu  à  peu  en  effet  cette  opinion  s'accré- 
dita; on  affirmait  que  Charlotte  avait  été  longtemps  victime  des  vio- 
lences de  son  mari.  Cette  opinion,  née  dans  un  moment  où  l'esprit 
public  est  naturellement  porté  à  des  conjectures  de  toute  sorte,  ne 
tarda  pas  cependant  à  se  dissiper;  on  sut  bientôt  qu'Henri  Stieglitz 
avait  toujours  aimé  Charlotte,  que  Charlotte  l'aimait  aussi,  que  sa 
mort  même  serait  inexplicable  sans  cet  amour,  et  M.  Louis  Cûrtze, 
en  fournissant  de  nouvelles  preuves  sur  ce  point,  n'a  rien  ajouté  à 
ce  qu'on  savait  déjà.  Quel  est  donc  l'intérêt  de  sa  publication?  Un 
intérêt  très  vif,  dont  M.  Louis  Curtze  ne  paraît  pas  s'être  rendu 
compte.  Il  a  donné  sans  doute,  et  c'était  là  son  intention,  des  dé- 
tails charmans  sur  l'esprit  d'Henri  Stieglitz,  sur  ses  rêves  de  jeu- 
nesse, sur  son  enthousiasme  de  la  poésie  et  de  l'art;  mais  il  nous  a 
fourni  en  même  temps,  et  je  crois  qu'il  n'y  songeait  guère,  le  moyen 
de  connaître  avec  plus  de  précision  les  égaremens  de  ces  deux  âmes; 
il  nous  a  permis  de  comprendre  que  si  Henri  et  Charlotte  Stieglitz 
s'aimaient  beaucoup,  ils  ne  s'aimaient  pas  de  l'amour  vrai;  il  a 
obligé  enfin  la  critique  littéraire  et  morale  à  juger  bien  plus  sévè- 
rement qu'on  ne  le  faisait  jadis  les  deux  béros  de  cette  douloureuse 
histoire. 

Le  mal  d'Henri  Stieglitz,  la  faute  qui  a  désolé  sa  vie,  c'est  la  va- 
nité unie  à  l'entêtement.  Il  se  croyait  poète,  il  se  croyait  appelé  à 
égaler  un  jour  les  créations  des  plus  grands  maîtres,  parce  qu'il 
avait  un  vif  sentiment  du  beau,  et  malgré  des  avertissemens  sans- 
nombre,  il  s'est  obstiné  à  suivre  une  voie  qui  n'était  pas  la  sienne. 
Il  y  a  longtemps  que  la  sagesse  antique  a  dit  au  poète  :  Consultez 

(i)  Charlotte  Stieglitz,  ein  Denkmal,  1  vol.  in-4*;  Berlin  1835. 


I 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  189 

VOS  forces,  ne  chargez  pas  vos  épaules  d'un  poids  qu  elles  ne  pour- 
ront soulever. 

Sumite  materiam  vestris,  qui  scribitis,  aequam 
Viribus,  et  versate  diù  quid  ferre  récusent, 
Quid  valsant  humeri. 

Si  Henri  Stieglitz  eût  écouté  ces  conseils,  il  se  serait  épargné  bien 
des  tortures  morales,  et  ses  brillantes  facultés  eussent  trouvé  leur 
emploi.  Aimait-il  véritablement  Charlotte  Willhoeft?  Les  détails  que 
nous  avons  donnés  ne  laissent  guère  de  doute  sur  ce  point;  c'était 
lui-même  qu'il  aimait,  c'était  sa  propre  image,  poétiquement  trans- 
figurée, qu'il  était  heureux  de  contempler,  comme  dans  un  miroir, 
dans  l'enthousiasme  trop  confiant  de  la  jeune  femme.  Charlotte,  à 
son  tour,  était-elle  aussi  dévouée  qu'elle  a  pu  le  paraître?  Il  y  a 
bien  des  choses  qui  se  contredisent  dans  les  replis  de  ce  caractère 
étrange.  La  vanité  opiniâtre  est  aussi  un  de  ses  mobiles  :  elle  avait 
rêvé  le  bonheur  d'inspirer  un  artiste  de  génie  et  de  partager  sa 
gloire;  quand  elle  vit  s'évanouir  sa  chimère,  elle  n'eut  pas  la  force 
de  supporter  une  telle  humiliation.  J'entrevois  bien  de  l'orgueil 
dans  ce  dévouement  qui  s'affiche  sans  cesse;  j'ai  beau  vouloir  excu- 
ser Charlotte,  j'ai  beau  rassembler  dans  mon  récit  toutes  les  circon- 
stances qui  peuvent  atténuer  son  crime  :  ma  conscience  me  dit  que 
c'est  là  une  tragédie  lentement  combinée,  obstinément  développée, 
et  que  toutes  les  péripéties  sont  trop  prévues  pour  que  le  dernier 
acte  nous  émeuve.  Supposez  Charlotte  vraiment  dévouée  à  la  tâche 
que  lui  imposerait  son  amour  ;  elle  éclairera  son  mari,  elle  le  ramè- 
nera par  la  main  dans  la  voie  plus  modeste  où  son  intelligence  doit 
se  ranimer  et  fleurir,  elle  se  gardera  surtout  d'exciter  sa  vanité  poé- 
tique, sachant  bien  qu'à  cette  excitation  artificielle  succédera  bien- 
tôt le  désespoir  de  l'impuissance.  Un  écrivain  allemand  a  dit  :  «  Une 
femme  plus  simple,  moins  spirituelle,  moins  vive,  moins  artiste, 
aurait  sauvé  Stieglitz.  »  Rien  de  plus  vrai.  En  lisant  cette  histoire, 
on  songe  involontairement  à  ces  simples  et  bonnes  compagnes  des 
grands  poètes,  Marie  de  Lampérières,  Catherine  Romanet,  auprès 
desquelles  Corneille  et  Racine,  dans  la  simplicité  de  leur  cœur,  écri- 
vaient leurs  chefs-d'œuvre.  L'Allemagne,  le  pays  des  mœurs  patriar- 
cales et  des  vertus  de  famille,  aurait  beaucoup  d'exemples  pareils 
à  citer.  Charlotte  elle-même  sentait  vivement  la  grâce  et  l'efficacité 
d'un  tel  rôle.  Un  jour,  à  Prague,  Charlotte  et  Henri  étaient  allés 
voir  un  peintre,  M.  Fuhrich,  et  Charlotte  écrivait  le  lendemain  à  un 
ami  :  «  Jamais  je  n'oublierai  sa  femme.  Quelle  simplicité!  et  que 
cette  simplicité  est  touchante,  unie  à  un  sentiment  si  profond,  à  une 
intelligence  si  ouverte  !  Son  image  est  toujours  devant  moi  comme 
une  figure  du  vieux  temps,  comme  la  femme  de  quelque  vieil  ar- 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liste  dans  la  Nuremberg  du  moyen  âge.  »  Pourquoi  donc  n'a-t-elle 
pas  voulu  être  ce  qu'elle  sentait  si  bien?  A  ce  type  des  femmes  al- 
lemandes pourquoi  substituer  un  type  si  différent,  une  magicienne 
tragique,  une  Circé  brillante  et  funeste? 

Bien  des  causes  ont  pu  contribuer  à  nourrir  l'exaltation  de  Char- 
lotte Stieglitz.  La  période  où  elle  a  vécu  était  un  moment  de  crise 
pour  l'Allemagne;  jamais  on  n'avait  vu  plus  de  trouble  dans  la 
pensée  publique,  jamais  plus  de  systèmes,  de  rêveries,  d'aspirations 
incohérentes  n'avaient  surexcité  les  esprits.  Les  idées  des  Germains 
primitifs  sur  la  vertu  prophétique  de  la  femme,  combinées  d'une 
façon  fort  étrange  avec  les  prétentions  du  saint-simonisme,  étaient 
devenues  une  sorte  d'évangile  féminin  prêché  par  des  missionnaires 
tour  à  tour  mystiques  ou  sensuels.  Les  âmes  les  plus  chastes,  comme 
Charlotte  par  exemple,  y  trouvaient  des  alimens  à  leur  activité 
inquiète,  aussi  bien  que  les  plus  ardentes  natures.  On  voyait  de  tous 
côtés  se  produire  des  Vellédas.  La  manière  dont  certains  critiques 
glorifiaient  Rachel  de  Varnhagen  et  Bettina  d'Arnim  allumait  dans 
plus  d'un  cœur  des  convoitises  passionnées.  Le  collège  des  prêtresses 
de  l'art  et  du  génie  augmentait  de  jour  en  jour.  On  voit  dans  les 
lettres  et  les  fragmens  de  Charlotte  Stieglitz  combien  l'exemple  de 
Rachel  et  de  Bettina  préoccupait  sa  pensée.  En  même  temps  cette 
religion  de  la  sensibilité  était,  pour  beaucoup  de  personnes,  une 
espèce  de  réaction  contre  le  système  de  Hegel,  une  réplique  à  ce 
dogmatisme  impciieux  qui  anéantissait  toute  vie  individuelle,  et  ne 
laissait  subsister  dans  le  drame  du  monde  qu'un  seul  acteur  :  l' éter- 
nelle raison  accomplissant  son  labeur  infini.  Henri  et  Charlotte 
Stieglitz  connaissaient  personnellement  Hegel  ;  après  la  mort  du  phi- 
losophe, Charlotte  avait  des  relations  assez  fréquentes  avec  sa  veuve, 
et,  à  voir  le  ton  un  peu  dédaigneux  qu'elle  prend  en  parlant  de  cette 
personne  si  simple,  si  modeste,  on  croit  l'entendre  dire  :  «  Si  j'avais 
été  la  compagne  d'un  tel  homme,  j'aurais  bien  su  modifier  son  sys- 
tème; la  sensibilité,  cette  révélation  sainte,  aurait  réclamé  sa  part, 
et  la  raison  n'eût  pas  étouffa  la  vie  du  cœur.  »  N'ayant  pu  agir  sur 
le  génie  de  Hegel,  Charlotte  voulait  protester  du  moins  contre  la 
tyrannie  de  la  raison  hégélienne.  Elle  le  dit  expressément  dans  les 
notes  qu'a  publiées  M.  Mundt  :  (c  Hegel  est  mort,  le  puissant,  le 
profond  penseur;  or,  comme  aucun  de  ses  disciples  n'est  de  force  à 
le  remplacer,  il  y  aura  (tôt  ou  ta-rd?  je  ne  sais,  mais  la  chose  est 
nécessaire),  il  y  aura  une  période  où  l'on  verra  renaître  le  sentiment, 
l'amour,  la  foi,  toutes  les  belles  divinités  opprimées,  écrasées  par 
le  despotisme  brutal  de  l'esprit  absolu;  oui,  elles  se  relèveront  d'au- 
tant plus  fortes,  cela  est  infaillible,  n  Cet  amour,  cette  foi,  quel 
devait  en  être  l'objet?  Si  Charlotte  n'en  dit  rien,  sa  vie  et  sa  mort 
nous  rcxpriment  trop  clairement  ;  amour  vague,  foi  confuse,  incohé- 


DRAMES    DE    LA    VIE    LITTERAIRE.  191 

rentes  effusions  de  la  sensibilité,  voilà  ce  qui  sortira  de  cette  réac- 
tion. Il  faut  pourtant  une  religion  à  ces  âmes  impatientes  d'aimer 
et  de  pleurer;  cette  religion,  ce  sera  le  culte  des  héros.  Bettina 
adore  Goethe,  Charlotte  veut  créer  un  Goethe  nouveau  qui  sera  son 
idole  et  son  œuvre.  Ah  !  rien  de  plus  beau  sans  doute  que  les  hom- 
mages rendus  aux  héros  de  la  vie  morale,  à  ceux  qui  ont  accompli 
leur  tâche  ici-bas,  et  qui,  n'étant  plus  sujets  à  nos  misères,  nous 
apparaissent  transfigurés  par  la  gloire  !  L'enthousiasme  de  tout  un 
peuple  pour  un  Klopstock,  un  Goethe,  un  Schiller,  est  un  de  ces 
spectacles  qui  fortifient  le  sentiment  moral  chez  l'homme  et  ré- 
jouissent le  cœur  de  Dieu;  mais  professer  ce  culte  pour  un  héros 
qui  n'existe  pas  encore!  adorer  un  génie  à  venir!  voilà  certes  une 
puérile  folie.  Si  l'idole  se  brise  avant  d'être  formée,  que  devi-andra 
le  prêtre?  L'idole  de  Charlotte  s'est  brisée,  et  Charlotte  s'est  tuée  de 
dépit.  Y  a-t-il  en  tout  cela  la  moindre  trace  de  sentiment  religieux? 
C'est  une  pensée  chrétienne,  dit  M.  Mundt,  qui  a  inspiré  Charlotte  à 
sa  dernière  heure.  Hélas!  c'est  le  contraire  qui  est  vrai  :  Charlotte 
n'était  point  chrétienne,  et  voilà  pourquoi  elle  est  morte. 

On  me  dira  peut-être  :  pourquoi  un  jugement  si  sévère?  Char- 
lotte Stieglitz  n'a  pas  joué  la  comédie  de  la  vanité;  quels  que  fussent 
les  égaremens  de  son  intelligence,  c'était  une  créature  de  noble 
race.  Le  martyr  d'une  erreur  n'en  est  pas  moins  un  martyr.  Si  elle 
a  péché  par  orgueil,  sa  mort  est  l'expiation  de  sa  faute.  Peut-on 
méconnaître  le  dévouement  d'une  femme  qui  fait  sans  hésiter  le  sa- 
crifice de  sa  vie,  quand  elle  croit  que  ce  sacrifice  est  nécessaire  au 
salut  de  celui  qu'elle  aime?  — Non,  répondrai-je,  ne  parlez  pas  de 
ce  dévouement  horrible;  invoquez  seulement  l'excuse  de  la  folie. 
Quelle  perversion  de  toutes  les  idées  morales  et  de  tous  les  senti- 
mens  religieux  dans  cette  pensée  de  Charlotte  :  Je  me  tuerai,  mon 
mari  revivra  !  Alfred  de  Musset  a  dit  dans  la  Nuit  de  Mai  : 

Rien  ne  nous  rend  si  grands  qu'une  grande  douleur. 


Les  plus  désespérés  sont  les  chants  les  plus  beaux, 
Et  j'en  sais  d'immortels  qui  sont  de  purs  sanglots. 

Mais  ces  douleurs  qui  régénèrent,  est-ce  à  l'homme  qu'il  appartient 
de  les  infliger  volontairement  à  ses  semblables?  Dieu  seul  peut  les 
distribuer  d'une  manière  féconde,  c'est  Dieu  seul  qui  frappe  et  qui 
relève.  Quand  une  créature  humaine  prétend  exercer  ce  rôle,  elle 
usurpe  sottement  les  droits  de  la  Providence,  et  son  action,  si  tra- 
gique, si  émouvante  qu'elle  puisse  sembler  d'abord,  devient  aussi 
ridicule  par  les  résultats  qu'elle  était  au  fond  blasphématoire  et 
impie. 

Qu'a-t-il  produit  en  effet,  ce  dévouement  sublime?  Charlotte, 


J92  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avant  de  se  percer  le  cœur,  avait  écrit  ces  mots  à^  Henri  :  «  Tu  ne 
pouvais  pas  devenir  plus  malheureux,  ô  mon  bien-aimé!  mais  tu 
peux  devenir  plus  heureux,  grâce  à  un  malheur  véritable.  Il  y  a 
souvent  une  merveilleuse  bénédiction  sur  le  malheur;  certainement 
cette  bénédiction  descendra  sur  toi  !  nous  souffrions  tous  deux  de  la 
même  souffrance.  Qu'aucun  reproche  ne  soit  jamais  dirigé  contre 
toi  :  tu  m'as  beaucoup  aimée!  tu  vas  te  trouver  désormais  dans  une 
situation  meilleure,  bien  meilleure;  pourquoi  cela?  Je  le  sens  et  ne 
trouve  pas  de  mots  pour  le  dire.  Nous  nous  retrouverons  un  jour, 
plus  Ifores,  plus  dégagés  de  nos  liens!  Mais  il  faut  d'abord  que  tu 
achèves  ici  la  tâche  de  ta  vie,  il  faut  que  tu  fasses  vaillamment  ta 
route  par  le  monde.  Salue  tous  ceux  que  j'aimais  et  qui  me  payaient 
de  retour.  Adieu,  à  revoir  dans  l'éternité.  Ta  Charlotte.  »  Et  elle 
avait  ajouté  plus  bas  :  «  Ne  te  montre  pas  faible.  Sois  calme,  sois 
fort,  sois  grand.  »  Comment  Henri  Stieglitz  a-t-il  répondu  à  ces 
recommandations?  Ce  génie  que  Charlotte  devait  faire  jaillir  mira- 
culeusement de  l'âme  réveillée  d'Henri,  qu  est-il  devenu?  Pendant 
quinze  années,  le  malheureux  poète  a  erré  comme  une  ombre  à  tra- 
vers l'Allemagne  et  l'Italie.  Le  souvenir  de  la  soirée  du  29  décem- 
bre 183/i  semblait  peser  sur  lui  comme  un  odieux  cauchemar.  Son 
corps  était  guéri,  son  âme  était  plus  souffrante  que  jamais.  Il  ne 
put  rester  longtemps  à  Berlin  :  il  partit  pour  Munich ,  où  il  vécut 
plusieurs  mois  dans  les  ateliers  des  artistes;  puis,  entraîné  par  son 
inquiétude,  par  son  besoin  de  se  dérober  aux  hommes  et  de  fuir  la 
vie  active,  il  courut  se  cacher  dans  les  montagnes  du  Tyrol.  Il  se 
décida  enfin  à  quitter  l'Allemagne  sans  esprit  de  retour,  et  alla  se 
fixer  à  Venise.  Bien  qu'il  n'eût  p..,3  renoncé  à  la  poésie,  il  produisit 
peu  pendant  ces  quinze  années,  et  sans  la  triste  célébrité  de  son 
nom,  les  œuvres  qu'il  publia  depuis  la  mort  de  Charlotte  auraient  à 
peine  mérité  quelques  lignes  dans  "l'histoire  littéraire.  Cette  célé- 
brité même  ne  lui  fut  pas  favorable  ;  on  lut  avidement  ses  vers ,  et 
on  n'y  trouva  rien.  Ici,  c'était  un  Adieu  à  Berlin ^  poème  humo-  ' 
ristique  où  le  monde  littéraire  de  la  capitale  de- la  Prusse  était  peint 
avec  une  certaine  vivacité;  là,  c'était  un  drame  lyrique,  la  Fête  de 
Barrhus,  espèce  de  symbole  philosophique  et  social,  symbole  très 
obscur,  très  peu  intelligible,  admiré  d'un  petit  cercle  d'amis  et 
condamné  par  la  critique  impartiale.  Il  faut  citer  encore  un  recueil 
de  chants  intitulé  Echos  des  montagnes  de  la  Bavière  et  du  Tyrol, 
une  cantate' dramatique  en  l'honneur  de  Mozart  exécutée  sur  le 
théâtre  royal  de  Munich,  et  des  récits  de  voyage  insérés  dansjes 
journaux»  Son  dernier  ouvrage.  Souvenirs  de  Bo?ne  et  des  états  de 
£  église  pendant  la  première  année  de  leur  rajeunissement,  est  un 
tableau  assez  curieux  des  commencemens  du  pontificat  de  Pie  IX. 
Henri  Stieglitz  raconte  ce  qu'il  a  vu  à  Rome  en  1847  et  dans  les  pre- 


DRAMES   DE   LA   VIE    LITTERAIRE.  193 

miers  mois  de  1848;  il  parle  de  Pie  IX  avec  un  sentiment  libéral  et 
respectueux  qui  l'honore.  Ce  n'était  pas  là  cependant  le  grand  poète 
à  qui  le  suicide  de  Charlotte  devait  rendre  violemment  son  inspira- 
tion disparue.  Le  2li  août  18Zi9,  Henri  Stieglitz  mourut  à  Ye-inse  du 
choléra;  il  aurait  pu  vivre  bien  des  années  encore  sans  réaliser  ja- 
mais l'idéal  que  Charlotte  lui  avait  tracé  avec  la  pointe. sanglante 
de  son  poignard. 

Le  sacrifice  de  Charlotte  fut  donc  un  sacrifice  inutile  autant  qu'un 
sacrifice  coupable;  on  l'avait  dit  depuis  longtemps,  et  la  publication 
des  lettres  d'Henri  Stieglitz  est  une  occasion  de  le  répéter.  Pour 
nous,  au  moment  où  cette  correspondance  reporte  notre  esprit  sur 
une  période  d'exaltation  généreuse  et  folle,  au  moment  où  nous  tra- 
çons cette  page  de  l'histoire  intellectuelle  et  morale  de  notre  siècle, 
nous  n'avons  certes  pas  l'intention  de  prêcher  nos  contemporains. 
Les  réflexions  que  nous  venons  de  faire,  on  le  voit  bien,  ne  s'adres- 
sent pas  aux  générations  présentes.  Ceux  qui  liront  cet  épisode  ne 
ressemblent  pas  au  public  qui  se  passionnait,  il  y  a  vingt-cinq  ans, 
pour  la  malheureuse  héroïne.  Ce  n'est  pas  de  cette  exaltation  ma- 
ladive que  nous  devons  désormais  nous  défier.  H  n'y  a  plus  de  rê- 
veuV,  j'imagine,  qui  aime  la  poésie  jusqu'à  en  devenir  fou,  si  l'idéal 
entrevu  lui  échappe;  il  n'y  a  plus  de  femme  qui  ait  l'ambition  de 
créer  un  poète  au  prix  même  de  sa  vie.  D'autres  préoccupations 
ont  succédé  aux  nobles  inquiétudes  de  l'âme.  Avons -nous  donc 
eu  tort  de  prendre  des  conclusions  si  sévères  sur  Henri  et  Charlotte 
Stieglitz?  Nous  ne  le  pensons  pas.  Toutes  ces  choses  se  tiennent. 
L'enthousiasme  mal  dirigé  engendre  la  réaction  du  matérialisme. 
Les  générations  qui  s'exaltent  à  faux  pour  des  principes  décla- 
matoires sont  remplacées  par  les  générations  qui  nient  les  prin- 
cipes les  plus  saints.  On  mourait  hier  pour  des  rêveries  ardentes, 
on  vit  aujourd'hui  pour  des  réalités  vulgaires.  C'est  toujours  la  mort. 
A  Dieu  ne  plaise  que  nous  regrettions  une  période  où  tant  d'idées 
malsaines  fermentaient  dans  les  esprits  I  Si  elle  a  été  le  commence- 
ment de  nos  misères  d'aujourd'hui,  nous  devons  espérer  que  le 
cercle  a  été  parcouru,  et  que  la  guérison  est  proche.  Ne  glorifions 
pas  le  faux  idéalisme  en  haine  de  la  vulgarité  morale.  Des  deux  cô- 
tés, sous  des  formes  différentes,  j'aperçois  toujours  le  suicide.  Ce- 
lui-1^  seul  sait  vivre  qui,  concevant  de  grands  désirs,  plaçant  haut 
son  idéal,  se  résigne  pourtant  avec  courage  aux  plus  douloureux 
mécomptes,  et  qui,  aussi  éloigné  de  l'exaltation  subtile  que  de  la 
platitude  grossière,  associe  dans  son  cœur  l'enthousiasme  et  la  règle. 

Saint-René  Taillandier. 


TOME  XXV,  13 


DE 


L'ALIMENTATION  PUBLIQUE 


LE    THE 

SON    RÔLE   HYGIÉNIQUE   ET   SES  DIVERSES   PRÉPARATIONS. 


Trois  plantes  exotiques  fournissent  la  base  des  principales  bois-^ 
sons  alimentaires  et  aromatiques  introduites  aujourd'hui  dans  le  ré- 
gime habituel  des  nations.  Depuis  l'époque  où  l'usage  de  ces  bois- 
sons s'est  établi,  toutes  n'ont  pas  rencontré  une  faveur  égale.  Pour 
des  causes  que  nous  chercherons  à  expliquer,  c'est  tantôt  l'une, 
tantôt  l'autre,  qui  a  dominé  dans  la  consommation  générale;  cha- 
cune de  ces  boissons  salutaires  n'en  concourt  pas  moins  pour  sa 
part  à  développer  le  bienfaisant  usage  du  sucre  et  à  diminuer  le 
dangereux  abus  des  liqueurs  et  préparations  alcooliques. 

On  sait  déjà  comment  on  obtient  du  périsperme  ou  noyau  d'une 
petite  cerise  aigrelette  cueillie  sur  un  arbrisseau  originaire  d'Ara- 
bie le  produit  remarquable  connu  sous  le  nom  de  café;  on  sait  aussi 
comment  d'un  fruit  beaucoup  plus  volumineux  on  extrait  les  nom- 
breuses amandes  qui  constituent  le  cacao  (1).  On  prépare  la  boisson 
connue  sous  le  nom  de  thé  avec  des  produits  e»n  apparence  bien 
différens,  avec  les  feuilles  d'un  arbrisseau  qui,  dans  certaines  cir- 
constances favorables  de  culture,  atteint  presque  les  proportions 
d'un  arbre  de  moyenne  grandeur.  La  culture  de  l'arbre  à  thé,  la 

(1)  Voyez  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  septembre  et  du  1"  novembre  1859. 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  195 

dessiccation  et  l'exportation  des  précieuses  feuilles  d'où  Ton  tire  le 
breuvage  si  recherché  en  Chine  et  dans  l'Europe  du  nord,  le  rôle 
alimentaire  de  la  plante  aromatique,  marquent  l'ordre  et  les  divi- 
sions naturelles  d'une  étude  dont  le  but  principal  serait  de  recher- 
cher r influence  que  peut  exercer  l'usage  du  thé  sur  l'hygiène  et  la 
salubrité  publique. 

I. 

C'est  dans  la  famille  des  camellias  (1)  que  les  botanistes  rangent 
la  plante  originaire  de  la  Chine  appelée  tclui  dans  le  Céleste-Em- 
pire, tsjaa  au  Japon,  tea  en  Angleterre,  et  thé  en  France.  Pour  le 
consommateur,  il  n'existe  guère  que  deux  thés,  le  vert  et  le  noir^ 
qui  cependant  ne  diffèrent  l'un  de  l'autre  que  par  les  effets  des  pro- 
cédés de  conservation.  La  science  distingue  le  thea  viridis  ou  thé 
vert  (c'est  la  variété  que  l'on  cultive  le  plus  généralement)  du  thea 
bohœa^  recueilli,  comme  l'indique  son  nom,  dans  la  province  chi- 
noise de  Bohee,  et  du  thea  latifoUa  ou  thé  à  larges  feuilles.  C'est  au 
savant  voyageur  Kaempfer  qu'on  doit  les  premières  notions  exactes 
sur  cette  plante,  vaguement  désignée  comme  une  herbe  par  Lein- 
schotten,  omise  par  Tournefort  dans  sa  classification  méthodique,  et 
-classée  à  son  vrai  rang,  d'après  Kaempfer,  par  Desfontaines,  Yente- 
nat,  de  Jussieu,  Richard  et  de  Mirbel  (2).  Quant  aux  propriétés  aro- 
matiques du  thé,  aux  moyens  d'en  obtenir  une  suave  et  bienfaisante 
boisson,  la  Chine  et  le  Japon  les  connurent  à  des  temps  très  reculés, 
et  en  livrèrent  aussitôt  le  secret  à  l'Inde,  à  l'Arabie  et  à  la  Perse. 
L'usage  du  thé  ne  se  répandit  au  contraire  que  fort  tard  en  Europe. 
C'est  dans  le  cours  du  xvii"  siècle  que  l'on  commença  d'y  apprécier, 
grâce  aux  armateurs  hollandais  (3),  la  boisson  tirée  de  la  plante  chi- 

(1)  Ainsi  nommés  du  missionnaire  morave  Camellus. 

(2)  Cette  classitication  offrait  quelques  difficultés  par  suite  des  variations  qui  se  pro- 
duisent sous  certaines  influences  dans  la  plante,  dont  les  organes  foliacés  ofifrent  d'ail- 
leurs diverses  particularités  remarquables.  Ainsi,  dans  une  étude  micrographique  faite 
en  commun,  nous  avons  découvert,  M.  de  Mirbel  et  moi,  une  structure  propre  aux 
feuilles  persistantes,  et  qu'on  retrouve  dans  celles  du  t\iea  viridis  quand  elles  sont  arri- 
vées à  leur  complet  développement.  Des  organismes  nouveaux,  sortes  de  renforts  qui 
traversent  le  parenciiyme,  s'étendent  par  degrés  de  l'une  des  faces  du  limbe  vers  l'autre, 
et  offrent  l'aspect  de  cellules  cylindroïdes  irrégulières ,  étendant  de  nombreuses  rami- 
fications sous  l'épiderme  de  chacune  des  deux  faces  des  feuilles  du  thea  viridis.  Nous 
avons  dessiné  ces  singuliers  organes,  agrandis  cinq  cents  fois  par  le  microscope,  ainsi  que 
las  glandes  spéciales  disséminées  en  grand  nombre  dans  les  mêmes  feuilles  et  qui  recè- 
lent la  sécrétion  de  la  précieuse  essence,  cause  primitive  de  l'arôme  du  thé.  (Voyez  le 
tome  XXII  des  Mémoires  de  l'yAcadémie  des  Sciences.) 

(3)  L'habileté  des  Chinois  vis-à-vis  des  Européens  ne  brilla  guère  dans  leurs  pre- 
mières opérations  comrherciales  sur  le  thé.  Les  négocians  néerlandais,  voulant  obtenir  le 


196  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

noise.  En  1769,  l'Angleterre  ne  recevait  cependant  que  cinquante- 
six  kilos  de  thé  de  la  compagnie  hollandaise  des  Indes  (1).  Quelques 
années  plus  tôt,  en  1763,  le  capitaine  suédois  Eckberg  avait  pu 
amener  vivant  en  Europe  le  frêle  arbrisseau,  grâce  aux  précautions 
qu'il  avait  prises  en  plaçant,  d'après  les  conseils  de  Linné,  à  son  dé- 
part de  Canton  pour  Gothenbourg,  des  graines  de  l'arbre  à  thé,  fraî- 
chement recueillies,  dans  des  pots  remplis  de  terre  argilo-sableuse. 
En  définitive,  le  rôle  principal  dans  la  culture  et  dans  la  préparation 
du  thé  reste  à  la  Chine,  mieux  placée  qu'aucun  autre  pays  pour  ex- 
ploiter cette  ressource  naturelle;  c'est  là  aussi  qu'il  faut  étudier  les 
opérations  destinées  à  introduire  ce  précieux  produit  dans  l'usage 
.^t  dans  la  consommation  de  l'Europe. 

Les  terres  regardées  comme  les  plus  favorables  à  la  végétation 
productive  du  thé  se  trouvent  en  Chine  sur  les  coteaux  situés  entre 
le  A5^  parallèle  et  l'équateur,  plus  particulièrement  encore  du  25® 
au  33®  degré  de  latitude,  où  les  températures  estivales  de  juillet  et 
août  oscillent  entre  33  et  38  degrés,"  tandis  que,  durant  les  mois 
d'hiver  les  plus  froids,  le  thermomètre  peut  descendre  à  zéro.  Par- 
tout en  Chine  on  a  pu  constater  que  les  terrains  bas  et  humides, 
les  plaines  mal  égouttées,  qui  conviennent  à  la  culture  du  riz,  sont 
très  défavorables  à  la  végétation  du  thé.  Cet  arbrisseau  exige  à  la 
fois  un  air  habituellement  humide  et  un  sol  comparativement  sec, 
léger,  sablonneux,  mais  assez  fertile  pour  se  passer  de  riches  fu- 
mures, et  compenser  par  la  nourriture  abondante  fournie  à  la  plante 
l'affaiblissement  que  ne  peut  manquer  de  produire  la  cueillette  ré- 
pétée des  feuilles.  Ce  n'est  qu'exceptionnellement,  et  avec  beau- 
coup de  ménagemens,  que  dans  cette  culture  on  peut  mettre  à  profit 
les  irrigations.  Si  l'eau  et  l'humidité  sont  indispensables  à  certaines 
époques  pour  le  succès  de  la  plantation,  il  faut  les  attendre  seule- 
ment des  phénomènes  météoriques,  brouillards  et  pluies,  qui  se 
reproduisent  assez  régulièrement  dans  les  contrées  privilégiées  pour 
la  culture  du  thé.  On  a  signalé,  il  est  vrai,  les  beaux  résultats  ob- 
tenus dans  les  plantations  du  district  de  Hwuy-chow,  établies  en 
plaine,  non  loin  de  la  ville  de  Tun-che,  mais  il  importe  de  faire  re- 
marquer qu^  des  coteaux  avoisinent  ces  plantations  florissantes,  tra- 
versées d'ailleurs  par  une  rivière  encaissée  de  cinq  ou  six  mètres, 

précieux  produit  par  voie  d'échange,  expédièreot  en  Chine  une  certaine  quantité  de 
feuilles  sèches  de  sauge,  dont  rinfusion  odorante  était  renommée  en  Hollande  pour 
■combattre  diverses  affections  morbides.  En  retour  de  trois  livres  de  feuilles  de  sauge, 
4ont  ils  durent  médiocrement  goûter  la  saveur,  les  Chinois  donnèrent  une  livre  de  leur 
thé  aux  spéculateurs  européens,  et  ceux-ci,  bien  avisés,  vendirent  de  30  à  100  fr.  cette 
livfe  de  thé,  qui  leur  revenait  à  50  centimes  environ. 

(1)  En  1833,  l'importation  du  thé  s'élevait  à  10  millions  de  kilos  dans  le  royaume-uni  ; 
plu»  que  triplée  vingt-cinq  ans  après,  elle  y  dépassa  34  millions  en  1858. 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  197 

qui  offre  ainsi  un  moyen  naturel  d'assainissement  ou  d'égouttage' 
spontané  des  eaux  souterraines. 

En  Chine,  les  pluies  abondantes  commencent  vers  la  fin  du  mois 
d'avril,  et  par  intervalles  assez  rapprochés  se  reproduisent  jusqu'au 
mois  de  juin.  Ce  n'est  précisément  qu'à  l'époque  où  l'air  se  charge 
de  vapeurs  aqueuses  que  les  premiers  bourgeons  et  les  jeunes 
feuilles  encore  couvertes  d'un  léger  duvet,  destinés  à  la  prépara- 
tion du  thé  péko,  le  plus  estimé,  doivent  être  cueillis,  car  alors  la 
plante  n'est  pas  exposée  à  se  dessécher  vers  les  extrémités  grêles 
de  ses  rameaux.  D'ailleurs  les  pluies  sur  lesquelles  on  a  dû  compter 
tombent  bientôt  d'une  façon  assez  abondante  pour  favoriser  la  pousse 
et  le  développement  des  secondes  feuilles,  qui  fournissent  la  plus 
grande  et  la  plus  importante  partie  de  la  récolte. 

Le  thé  généralement  se  propage  à  l'aide  des  semis;  les  graines 
globuleuses  oléifères  de  cette  plante  ne  conservent  leurs  propriétés 
germinatrices  que  stratifiées  sous  la  terre.  On  les  dépose  dans  de 
petites  cavités  creusées  en  quinconce  à  des  distances  de  1  mètre, 
1  mètre  1/2  ou  2  mètres  au  plus,  les  unes  des  autres,  réservant  le 
maximum  d'espace  pour  les  cultures  effectuées  sur  les  terres  les 
plus  riches  et  réciproquement.  Il  n'y  a  plus  guère  d'autres  soins  à 
donner  ensuite  à  la  plantation  que  d'enlever  les  herbes  parasites  et 
de  biner  la  superficie  du  sol.  Avant  de  cueillir  les  feuilles,  on  attend 
qu'une  végétation  de  trois  années  ait  donné  à  l'arbuste  une  force 
suffisante.  Parfois  on  le  recèpe  près  du  tronc  afin  d'obtenir  des  re- 
jetons plus  vigoureux. 

Les  fermes  nombreuses,  mais  de  peu  d'étendue,  de  2  ou  A  hec- 
tares environ,  où  l'on  cultive  le  thé,  dans  les  provinces  du  nord  de 
la  Chine,  présentent  pour  la  plupart  un  terrain  très  fertile  et  légè- 
rement sablonneux.  Chaque  fermier  réserve  sur  le  produit  de  sa  pe- 
tite plantation  l'approvisionnement  nécessaire  à  la  consommation  de 
la  famille;  le  surplus  est  destiné  à  la  vente.  La  classe  des  petits  cul- 
tivateurs en  Chine  a  conservé  des  mœurs  patriarcales  :  on  remarque 
dans  tous  les  travaux  agricoles  la  direction  suprême  imprimée  au 
groupe  des  travailleurs,  hommes,  femmes  et  enfans,  par  le  chef  vé- 
néré, grand-père  ou  aïeul.  C'est  à  la  coopération  active  de  toute 
une  famille  dans  les  opérations  rurales,  et  au  prix  modique  de  la 
nourriture,  composée  principalement  de  riz,  de  poissons  et  de 
plantes  alimentaires  (courges,  tubercules,  fruits),  que  l'on  doit  at- 
tribuer le  bon  marché  de  la  main-d'œuvre,  qui  rendrait  en  beaucoup 
de  cas  la  concurrence  bien  difficile  avec  les  produits  chinois. 

Dans  l'intérieur  des  terres,  vers  la  région  montagneuse  du  Fo- 
kien  [pays  heureux),  à  600  ou  900  mètres  au-dessus  du  niveau  de 
la  mer,  se  rencontrent  les  principaux  districts  à  thé  noir,  d'où  vient 


198  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  plus  grande  partie  des  produits  consommés  en  Angleterre,  en 
Hollande,  en  Belgique  et  en  France.  La  température  du  district  de 
Foo-chovv-soo,  dans  cette  région ,  est  intermédiaire  entre  celle  de 
Hong-kong  au  sud  et  celle  de  Shang-haï  au  nord;  elle  atteint  de 
30  à  36"  6  du  thermomètre  centésimal  français  de  juin  à  la  fm  de 
juillet,  et  descend  de  33  à  35  degrés  durant  l'intervalle  qui  sépare 
les  mois  d'août  et  de  janvier.  On  comprendra  sans  peine  que,  sur 
les  coteaux  du  Fo-kien,  situés  au  sud,  la  plante,  végétant  sous  un 
climat  plus  chaud,  parvienne  à  une  plus  grande  hauteur,  qu'ainsi 
les  arbustes  à  thé  noir  près  de  Foo-chow  soient  plus  élevés  que  les 
arbrisseaux  des  districts  à  thés  verts  du  nord.  Ces  distinctions  au 
surplus  entre  les  contrées  à  thé  vert  et  à  thé  noir  ne  sont  fondées 
que  sur  les  habitudes  locales  de  la  fabrication ,  car,  après  de  lon- 
gues incertitudes  et  de  nombreuses  controverses,  il  demeure  au- 
jourd'hui constant,  suivant  les  auteurs  et  les  voyageurs  les  plus  ac- 
crédités, que  les  deux  sortes  de  produits,  si  différens  quant  à  leur 
action  dans  l'économie  animale,  sont  obtenues  dans  les  meilleures 
fermes  chinoises  avec  les  feuilles  de  la  même  plante,  désignée  par 
les^  botanistes  sous  le  nom  de  thea  viridis. 

Les  caractères  distinctifs  entre  les  thés  noir  et  vert,  quelque  no- 
tables qu'ils  soient,  dépendent  des  procédés  particuliers  de  prépa- 
ration; mais  ces  thés  ont  aussi  des  caractères  communs.  Ce  qui  est 
généralement  reconnu  par  exemple,  c'est  que  les  premières  pousses 
des  arbustes,  jeunes  organes  foliacés  couverts  encore  de  leur  duvet 
à  reflets  blanchâtres,  donneront  toujours  le  thé  le  plus  délicat,  doué 
de  l'arôme  le  plus  suave;  la  deuxième  cueillette  des  feuilles,  plus 
développées,  produira  toujours  aussi  les  thés  les  plus  abondans, 
parmi  lesquels  se  rencontrent  la  plupart  des  qualités  commerciales 
estimées  généralement  en  usage  ;  en  récoltant  les  troisièmes  et  qua- 
trièmes feuilles,  plus  grandes  encore,  offrant  une  plus  forte  struc- 
ture, un  tissu  plus  résistant,  on  ne  saurait  obtenir  que  les  thés,  verts 
ou  bruns,  moins  agréables  au  goût,  exhalant  une  odeur  moins  douce 
et  n'ayant  qu'une  moindre  valeur  commerciale. 

Suivant  l'âge  des  feuilles  recueillies,  les  procédés  de  dessiccation 
varient.  On  obtient  le  thé  vert  normal  par  une  dessiccation  assez  ra- 
pide pour  ne  laisser  que  peu  de  prise  aux  fermentations  ou  alté- 
rations spontanées,  et  conserver  ainsi. le  plus  possible  aux  feuilles 
la  coloration  naturelle;  on  produit  le  thé  noir  par  une  méthode  dif- 
férente :  la  dessiccation  s'effectue  plus  lentement,  et  la  feuille  est 
ainsi  livrée  à  une  sorte  de  macération  qui  en  modifie  la  couleur  et 
rend  aussi  moins  actives  les  propriétés  de  la  plante.  Ces  deux  mé- 
thodes de  dessiccation  rappellent  les  procédés  de  fanage  usités  dans 
nos  campagnes,  et  qui  nous  donnent  soit  les  foins  desséchés  ra- 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  199 

pidement,  dont  la  couleur  verdâtre  a  peu  changé,  soit  les  foins 
bruns,  obtenus  à  l'aide  d'altérations  particulières.  Pour  les  fourrages 
comme  pour  le  thé,  ces  différences  de  couleur  correspondent  à  des 
différences  de  propriétés.  On  a  remarqué  erî  France  que  d'assez  no- 
tables dérangemens  survenaient  dans  la  santé  des  animaux  nourris 
avec  des  fourrages  verts,  tandis  qu'on  obtenait  d'excellens  effets  des 
mêmes  plantes,  soumises  à  une  simple  macération  en  tas  durant 
36  ou  /i8  heures.  Un  de  nos  plus  habiles  agronomes,  M.  Decrom- 
becque,  a  fondé  sur  ces  observations  une  méthode  qui  lui  permet 
d'utiliser  dans  les  rations  alimentaires  de  ses  animaux  toutes  les 
feuilles  vertes  récoltées  dans  ses  exploitations  rurales.  D'autres  éle- 
veurs, amis  du  progrès,  ont  été  amenés  à  des  tentatives  plus  har- 
dies encore  par  l'analogie  qu'on  vient  de  signaler  entre  les  procédés 
de  préparation  du  thé  et  des  foins.  Us  ont  essayé,  non  sans  succès, 
d'appliquer  des  infusions  de  foin  à  l'alimentation  des  jeunes  ani- 
maux de  l'espèce  bovine.  Les  analyses  faites  de  ces  liquides  par  un 
savant  professeur  de  chimie  ont  constaté  que  dans  cette  série  d^  ex- 
périences les  novateurs  étaient  complètement  d'accord  avec  les  don- 
nées fondamentales  de  la  science. 

11  ne  suffit  pas  toutefois  d'exposer  en  traits  généraux  les  principes 
de  la  culture  et  de  la  préparation  du  thé  :  c'est  la  pratique  même 
qu'il  faut  étudier.  Plaçons-nous  un  moment  au  milieu  d'une  famille 
chinoise,  comprenant  deux  ou  trois  générations  de  travailleurs. 
Hommes,  femmes,  vieillards,  enfans,  chacun  ici  a  son  rôle.  La  pre- 
mière cueillette  donnera,  on  le  sait  déjà,  le  thé  le  plus  fm.  C'est  vers  le 
15  avril  qu'on  effectue  cette  importante  récolte  dans  les  nombreuses 
fermes  des  districts  à  thé  vert  du  nord,  aux  environs  de  ISing-po. 
Les  feuilles  subissent  sur  un  feu  léger  deux  dessiccations  entre  les- 
quelles a  lieu  une  exposition  à  l'air.  Ce  premier  produit  est  telle- 
ment supérieur  par  la  finesse  de  l'arôme,  qu'on  le  réserve  pour  un 
commerce  exceptionnel,  ou  pour  être  offert  en  cadeau  aux  person- 
nages éminens  de  l'empire.  Il  est  connu  sous  la  dénomination  de 
Jeune  hyson,  qui  indique  l'état  des  folioles  encore  jeunes  employées 
à  le  préparer.  On  s'expliquera  aisément  le  haut  prix  et  la  rareté  du 
jeune  hyson,  si  l'on  tient  compte  des  circonstances  de  la  récolte. 
Non-seulement  en  effet  les  bourgeons  d'un  faible  volume  produisent 
peu  et  nécessitent  une  main-d'œuvre  dispendieuse,  mais  encore,  en 
enlevant  ainsi  aux  arbustes  une  proportion  notable  de  leur  sève  as- 
cendante avant  que  les  organes  foliacés  soient  assez  développés  pour 
puiser  dans  l'atmosphère  une  partie  de  leur  nourriture,  on  affaiblit 
la  plante,  et  la  production  totale  s'amoindrit. 

Cependant,  lorsque  les  pluies  sur  lesquelles  on  compte  dans  cette 
saison  surviennent  à  temps,  que  la  terre  détrempée  est  en  outre 


200  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

assez  fertile  pour  fournir  en  abondance  une  sève  nouvelle ,  le  mal 
est  bientôt  réparé  :  la  végétation  reprend  son  cours  avec  vigueur,  et 
dès  les  premières  journées  du  mois  de  mai  un  riche  feuillage  aux 
teintes  vertes  foncées  décore  les  plantations,  et  fournit  la  récolte  la 
plus  abondante,  doublement  productive,  car  le  thé  qui  en  provient 
est  d'une  qualité  meilleure  et  d'un  prix  plus  élevé  que  celui  des 
deux  ou  troi^  cueillettes  suivantes.  Alors  aussi  la  fleur  de  l'arbuste 
est  passée,  les  capsules  renfermant  les  graines  n'ont  atteint  que  moi- 
tié de  leur  volume;  on  les  récolte  avec  les  premières  feuilles,  dont 
elles  augmentent  un  peu  le  poids  sans  nuire  à  la  qualité  du  produit. 
A  chacune  des  trois  ou  quatre  époques  de  la  récolte ,  en  même 
temps  que  s'effectue  la  cueillette  des  feuilles,  les  travaux  de  la  pré- 
paration commencent  et  se  continuent  dans  l'ordre  suivant.  Les 
feuilles,  entassées  dans  des  paniers  de  bambou  et  de  jonc,  sont  ap- 
portées aux  ateliers  de  séchage,  établis  sous  des  hangars  légers.  Les 
principaux  ustensiles  de  ces  usines  peu  dispendieuses  sont  de  pe- 
tites bassines  en  tôle  encastrées  au  nombre  de  deux,  trois,  quatre 
ou  davantage,  à  la  suite  les  unes  des  autres  sur  un  seul  fourneau 
horizontal,  recevant  d'un  foyer  ordinaire  la  flamme  qui  s'étend  sous 
les  tonds  de  toutes  les  bassines  avant  de  se  rendre  dans  un  tronçon 
de  cheminée  verticale  d'où  la  fumée  s'échappe  à  l'air  libre.  Der- 
rière chaque  bassine  et  de  chaque  côté  s'élève  une  sorte  de  guérite 
en  briques  qui  isole  les  opérations  et  facilite  le  travail  en  permet- 
tant de  soustraire  à  l'action  de  la  chaleur,  de  temps  en  temps, 
une  partie  des  feuilles  que  l'on  rejette  alors  autour  de  la  bassine 
sur  les  parois  inclinées  et  moins  chaudes  de  la  guérite.  Un  seul  ou- 
vrier est  chargé  du  soin  d'entretenir  le  feu  aussi  régulièrement 
que  possible,  tandis  que  devant  chaque  bassine  un  des  travailleurs 
dirige  l'action  de  la  chaleur  sur  les  feuilles  en  les  remuant  sans  cesse, 
soit  à  la  main,  soit,  lorsque  la  température  devient  trop  élevée, 
à  l'aide  d'un  petit  balai  en  baguettes  de  bambou.  11  parvient  de  la 
sorte  à  renouveler  si  bien  toutes  les  surfaces  en  contact  avec  le  fond 
et  les  parois  des  bassines  que  toutes  les  feuilles  éprouvent  graduel- 
lement un  chaufi*age  régulier  et  des  réactions  semblables,  car  il  faut 
qu'en  cinq  minutes  environ  les  premiers  efl'ets  utiles  se  soient  régu- 
lièrement produits,  c'est-à-dire  que  les  feuillesse  soient  successive- 
ment crispées  à  la  première  impression  de  la  chaleur,  puis  amollies 
sous  l'influence  de  la  vapeur  aqueuse  qu'elles-mêmes  dégagent, 
et  qui  en  pénètre  les  tissus.  On  extravase  ainsi  partiellement  les 
sucs  de  la  plante,  et  c'est  alors  qu'en  vue  de  développer  ces  efl'ets, 
sans  laisser  trop  longtemps  persister  l'action  du  feu,  chaque  tra- 
vailleur, au  moment  opportun,  retirant  de  sa  bassine  les  feuilles  as- 
souplies, les  pose  en  tas  sur  une  table  à  claire-voie  formée  de  tiges 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  201 

de  bambou.  Trois  ou  quatre  ouvriers  se  placent  autour  de  la  ta- 
ble de  telle  façon  que  chacun  puisse  rouler,  pétrir,  manipuler  une 
double  poignée  de  ces  feuilles,  les  presser  et  les  étendre  tour  à  tour, 
facilitant  ainsi  l'exsudation,  le  mélange  des  liquides  et  l'évaporation 
à  l'air  ambiant,  qui,  par  degrés,  concentre  les  sucs  et  prépare  la  des- 
siccation ultime.  Au  bout  de  cinq  minutes  encore,  ou  un  peu  plus  si 
l'air  ambiant  est  humide,  le  volume  des  feuilles  se  trouve  réduit  des 
deux  tiers  ou  des  trois  quarts  ;  on  leur  fait  subir  alors  une  sorte  de 
vannage  avant  de  les  étendre  à  l'air,  qui  doit  continuer  la  dessicca- 
tion sans  trop  la  précipiter.  Un  temps  un  peu  couvert  est  favorable, 
tandis  que  sous  un  soleil  ardent  la  dessiccation  trop  rapide,  saisis- 
sant une  partie  des  sucs  enfermés  dans  les  cellules  du  parenchyme, 
maintiendrait  inégalement  l'humidité  intérieure.  Après  le  vannage, 
on  procède  au  second  chauffage  des  feuilles  à  demi  desséchées  :  on 
les  replace  dans  les  bassines,  et  chaque  travailleur  reprend  son 
rôle,  l'un  des  ouvriers  rallumant  le  leu  et  le  dirigeant  avec  soin, 
les  autres  agitant  sans  cesse  les  feuilles  à  la  main,  puis,  à  l'aide  du 
petit  balai,  les  rejetant  sur  les  plans  inclinés  autour  de  la  bassine. 
Toute  l'opération,  en  y  comprenant  le  double  chauffage  ainsi  que 
l'exposition  intermédiaire  à  l'air  libre,  dure  en  moyenne  une  heure, 
d'après  les  informations  prises  par  un  savant  et  spirituel  botaniste 
anglais,  sir  Robert  Fortune  (1),  dans  plusieurs  des  fermes  spéciales 
qu'il  a  visitées. 

Dès  que  tout  le  travail  de  la  dessiccation  est  terminé,  on  soumet 
les  pj'oduits  à  un  criblage  qui  a  pour  objet  d'éliminer  la  poussière 
et  de  classer  les  thés  :  ceux  qui  offrent  les  feuilles  les  plus  petites 
sont  les  plus  estimés,  ceux  dont  les  feuilles  sont  plus  grandes  et  plus 
inégales  en  volume  ont  une  valeur  moindre.  On  enferme  chaque 
sorte  triée  de  cette  manière  dans  des  boîtes  ou  paniers  à  tissus  ser- 
rés, on  foule  les  thés  avec  précaution,  puis  on  les  recouvre  d'étoffe 
double  ou  triple  jusqu'au  moment  de  les  expédier;  les  sortes  sont 
alors  plus  fortement  entassées  dans  des  caisses  hermétiquement 
closes  ornées  de  peintures  et  vernies.  Le  thé  de  couleur  verdâtre 
peu  foncée  ainsi  obtenu  et  classé  est  d'une  qualité  supérieure  et 
généralement  réservée  pour  le  commerce  intérieur;  on  le  désigne 
sous  le  nom  de  tsaou-tsing  (thé  séché  en  bassines).  Une  légère  mo- 
dification dans  les  procédés  de  préparation  donne  un  produit  un 
peu  moins  délicat  que  l'on  n'exporte  guère  non  plus,  si  ce  n'est  par 
les  caravanes  qui  se  rendent  en  Russie.  On  nomme  hong-tsing  ce 
produit  intermédiaire,  qui  correspond  à  un  mélange  de  thé  vert  et 
de  thé  brun.  Quant  aux  thés  noirs ^  ils  sont  en  grande  partie  desti- 

(1)  Voyez,  sur  les  voyages  de  sir  Robert  Fortune  en  Chine,  la  Revue  du  1"  juillet  1858. 


202  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

nés  à  l'exportation  par  mer,  et  s'obtiennent  par  des  procédés  que 
j'ai  décrits  rapidement,  mais  sur  lesquels  je  crois  devoir  insister 
pour  en  bien  établir  l'importance  hygiénique.  Les  feuilles  du  thé 
noir,  au  lieu  d'être  rapidement  soumises  à  la  dessiccation,  sont, 
après  le  premier  chauffage,  roulées  et  pétries  plus  énergiquement 
que  s'il  s'agissait  du  thé  vert.  Elles  sont  ensuite  exposées  à  l'air 
pendant  deux  ou  trois  jours,  et  subissent  ainsi  une  macération  des 
plus  salutaires,  que  j'ai  cru  pouvoir  comparer  aux  modifications  du 
même  genre  qu'on  obtient  dans  les  foins.  Chauffées  avec  des  soins 
particuliers,  les  feuilles  du  thé  noir  acquièrent  ainsi  par  degrés  la 
nuance  brune,  et  arrivent  plus  lentement  au  terme  utile  de  la  des- 
siccation. 

Telles  sont  les  diverses  préparations  qui  transforment  le  thé  en 
objet  de  commerce.  Entré  dès  lors  dans  la  circulation  générale  des 
produits  alimentaires,  il  appelle  un  nouvel  ordre  de  recherches. 

II. 

Le  thé  produit  annuellement  en  Chine  se  consomme  en  grande 
partie  dans  cet  empire.  Il  détermine  un  mouvement  d'échanges 
considérable  entre  les  cultivateurs  des  régions  spécialement  vouées 
à  la  production  du  thé  et  les  autres  populations  de  ce  grand  pays. 
D'autres  échanges,  et  ceux  qui  méritent  surtout  de  nous  occuper  ici, 
se  font  entre  les  agriculteurs  ou  fermiers  et  les  marchands  chinois 
qui  exportent  le  thé  dans  les  autres  parties  du  monde.  Il  faut  bien 
dire  que  les  producteurs  et  consommateurs  chinois  n'auraient  garde 
d'employer  à  leur  usage  certains  thés  qu'ils  nous  destinent,  et  qui 
offrent  les  fausses  apparences  de  qualités  supérieures. 

Chaque  année,  quand  le  moment  est  venu  de  faire  leurs  acquisi- 
tions, les  marchands  de  thé  vont  dans  les  petites  villes  des  pays 
producteurs  ;  ils  achètent  les  produits  obtenus  par  les  fermiers  ou 
les  prêtres  cultivateurs  (1).  La  plupart  des  fermes  sont  de  trop  mé- 
diocre étendue  pour  produire  un  lot,  ou,  pour  employer  le  terme 
chinois,  un  chop  représentant  600  caisses  de  chaque  sorte.  Il  faut 
donc  que  le  marchand  s'adresse  à  un  certain  nombre  de  produc- 
teurs. Une  fois  les  achats  réalisés,  il  fait  vider  les  caisses  et  com- 
bine les  sortes  diverses,  afin  d'obtenir  certaines  qualités  distinctes 
de  thé  en  réunissant  ensemble  les  produits  qui  offrent  entre  eux  les 
plus  grandes  analogies.  Souvent  même  il  altère  ces  produits  par  des 
manipulations  dont  quelques-unes  ont  pour  but  d'ajouter  aux  feuilles 

(1)  \j»  temples  chinois  sont  souvent  les  centres  du  commerce  des  exploitations  agri- 
coles. 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  203 

desséchées  des  substances  colorantes  ou  cristallines.  A  cet  effet,  le 
marchand  dispose  d'un  atelier  complet;  il  est  donc  à  la  fois,  sous 
un  certain  point  de  vue,  négociant  et  préparateur  de  thé.  Chaque 
chop  formé  de  ces  mélanges  reçoit  un  nom  désignant  la  qualité  et 
par  suite  la  valeur  comparative  du  thé  qu'il  contient.  Les  caisses 
sont  alors  remises  à  des  coolies^  et  transportées  ainsi  à  dos  d'homme, 
à  travers  monts  et  vallées,  jusqu'aux  fleuves  qui  communiquent  avec 
les  cités  où  les  attend  le  commerce  européen.  Chaque  coolie  ne 
porte  qu'une  seule  caisse  quand  le  thé  est  de  qualité  siipéiieure. 
Cette  caisse  trouve  son  point  d'appui  sur  les  épaules  à  l'aide  de  deux 
tiges  de  bambou  qui  en  rendent  le  transport  facile.  Jamais  elle  ne 
doit  reposer  sur  le  sol,  et,  lorsqu'il  s'arrête  dans  les  auberges  de  la 
route,  le  coolie  doit  la  suspendre  le  long  d'un  mur  à  l'aide  encore  des 
bambous  qui  lui  ont  servi  à  la  porter.  On  comprend  sans  peine  tout 
ce  que  de  pareils  moyens  de  transport  entraînent  de  dépenses  et 
de  lenteurs.  Entre  les  pays  producteurs  et  les  grandes  villes  d'ex- 
portation telles  que  Canton  ou  Shang-haï,  on  a  calculé  que  la  durée 
des  transports  variait  de  1  mois  à  6  semaines.  La  qualité  du  thé  ne 
souffre  nullement,  il  est  vrai,  de  ces  longs  voyages  par  terre,  et  l'on 
sait  que  les  thés  si  justement  estimés  sous  le  nom  de  thés  de  cara- 
vane n'arrivent  en  Russie  qu'après  un  parcours  qui  exige  souvent 
deux  années  de  marche  (1). 

Malheureusement,  à  côté  de  quelques  produits  d'un  goût  délicat, 
les  marchands  de  thé  livrent  souvent  des  préparations  dont  nous 
avons  déjà  signalé  le  caractère  frauduleux.  Ils  abusent  ainsi  de  la 
supériorité  reconnue  à  la  Chine  comme  pays  producteur  de  thé,  car 
les  cultures  de  cette  plante  dans  l'Inde,  à  Java,  au  Brésil,  n'ont  jus- 
qu'ici qu'une  bien  faible  importance.  Des  expositions  moins  favo- 
rables, une  main-d'œuvre  plus  dispendieuse, et  moins  exercée  n'ont 
pas  permis  encore  à  ces  localités  de  produire  des  thés  qui  fussent 
comparables,  pour  le  prix  de  revient  et  les  qualités,  aux  produits  chi- 
nois (2).  Ces  derniers  seuls  méritent  de  fixer  notre  attention.  C'est 

(1)  Les  transactions  auxquelles  donne  lieu  le  thé  entre  la  Russie  et  la  Chine  à  la 
foire  de  Novgorod  représentent  en  moyenne  par  année  une  valeur  de  35  millions, 
c'est-à-dire  plus  du  tiers  de  la  somme  produite  par  l'ensemble  des  opérations  de  cette 
foire.-Il  paraît  certain  au  reste  que,  par  suite  de  la  multiplicité  des  intermédiaires,  les 
consommateurs  européens  paient  le  thé  dix  ou  quinze  fois  plus  cher  qu'il  ne  coûte  dans 
les  fermes  ehinoises. 

(2)  Nous  devons  noter  cependant  qu'à  l'exposition  universelle  ouverte  à  Paris  en 
1855,  on  a  observé  un  fait  assez  étrange,  qui  a  dû  laisser  dans  l'esprit  des  visiteurs  la 
croyance  qu'on  était  parvenu  à  préparer  en  France  un  thé  indigène  semblable  aux  pro- 
duits inimitables  jusque-là  :  l'un  des  exposans,  habile  arboriculteur,  présenta  des  thés 
provenant  des  cultures  d'Angers,  où  cet  arbrisseau  prospère,  et  même  des  serres  du  Mu- 
séum d'histoire  naturelle  de  Paris,  si  bien  préparés  qu'on  retrouvait  dans  les  variétés 


20A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

.  relativement  aux  thés  de  Chine  que  la  science  a  un  intérêt  véritable 
à  rechercher  les  propriétés  de  ces  préparations,  ainsi  qu'à  surveil- 
ler, à'dénoncer  les  falsifications,  en  présence  surtout  des  événement 
qui,  en  appelant  une  armée  anglo-française  sur  le  sol  chinois,  ren- 
dront sans  doute  nécessaire  l'emploi  du  thé  comme  moyen  de  lutter 
contre  les  influences  pernicieuses  du  climat. 

On  l'a  dit  plus  haut,  les  nombreuses  variétés  commerciales  du 
thé  peuvent  être  ramenées  à  deux  classes,  les  thés  verts  et  les  thés 
noirs.  Les  premiers,  lors  même  qu'ils  ont  été  préparés  dans  les 
meilleures  conditions  possibles,  exempts  de  toute  sophistication  ou 
mélange  de  substances  insalubres,  sont  naturellement  doués  de 
propriétés  plus  actives  sur  nos  organes,  et  qui  ne  permettraient 
guère  à  certaines  personnes  d'en  faire  habituellement  usage.  La 
plupart  des  consommateurs  mélangent  en  certaines  proportions  les 
thés  noirs  avec  les  thés  verts,  autant  afin  d'éviter  l'excitation  trop 
grande  produite  par  ces  derniers  qu'en  vue  d'obtenir  un  arôme 
mixte  généralement  plus  agréable.  On  peut  établir  en  thèse- géné- 
rale que,  dans  la  consommation  habituelle,  l'emploi  du  thé  noir 
est  préférable  à  celui  du  thé  vert;  aussi  ne  doit-on  pas  s'étonner 
de  voir  l'importance  prédominante  de  l'introduction  des  thés  noirs 
dans  toutes  les  contrées  du  monde.  La  différence  serait  plus  grande 
encore  et  la  répulsion  plus  vive,  si  l'on  savait  mieux  à  quelles  fal- 
sifications sont  sujettes  certaines  sortes  de  thés  verts,  tandis  que 
les  thés  noirs  sont  loin  d'offrir  de  semblables  chances  d'altération. 
Les  Chinois  à  cet  égard  ont  donné  depuis  longtemps  l'exemple  aux 
falsificateurs  de  thés  en  différons  pays;  c'est  du  reste,  il  faut  en 
convenir,  en  vue  de  satisfaire,  comme  ils  le  disent  eux-mêmes,  le 
goût  des  barbares  étrangers^  et  en  même  temps,  ce  qu'ils  n'avouent 
pas,  d'accroître  leurs  propres  bénéfices,  qu'ils  se  livrent  à  ces  pra- 
tiques condamnables;  c'est  en  un  mot  pour  donner  à  leurs  produits 

imitant  le  souchong  et  le  péko  un  arôme  tout  à  fait  comparable  à  celui  des  thés  de 
Chine.  «  Si  l'auteur  pouvait  reproduire  en  grand ,  disions-nous  alors ,  d'aussi  bons 
résultats  de  son  mode  de  préparation  (que  nous  n'avions  pu  vérifier),  il  aurait  droit  de 
prétendre  à  l'une  des  plus  hautes  récompenses.  »  Bien  nous  prit  de  faire  cette  réserve, 
car  toutes  les  tentatives  qui  se  sont  succédé  depuis  n'ont  point  approché  d'un  pareil 
résultat.  Les  thés  mômes  présentés  à  l'exposition  universelle  par  la  Société  néerlandaise 
de  commerce  et  venant  de  Java,  ceux  envoyés  du  Brésil  sous  dix  formes  commerciales 
n'étaient  nullement  comparables  pour  leur  arôme- aux  produits  chinois,  et  nous  en 
sommes  réduit  à  croire  qu'une  erreur  accidentelle  aura  fait  exposer  comme  produits  in- 
digènes français  des  produits  venus  du  Céleste-Empire  et  sans  doute  destinés  d'abord  à 
«ervir  de  t«rme  de  comparaison.  Les  échantillons  de  thés  des  possessions  anglaises 
dans  les  Indes  orientales,  et  qui  ont  également  figuré  à  l'exposition  universelle  de  4855, 
avaient  étxi  préparés  suivant  les  méthodes  chinoises,  mais  ils  conservaient  encore  une 
odeur  et  une  naveur  herbacées  bien  différentes  des  qualités  aromatiques  et  suaves  du 
véritable  thé  de  Chine. 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  205 

des  apparences  extérieures  plus  favorables  à  la  vente  qu'ils  ont  in- 
venté certains  mélanges  et  des  manipulations  spéciales. 

Nous  avons  essayé  d'expliquer  les  procédés  de  dessiccation  des 
feuilles  de  thé  par  une  comparaison  avec  nos  procédés  de  fanage. 
Les  falsifications  auxquelles  on  soumet  le  produit  de  l'arbuste  chi- 
nois peuvent  être  également  rapprochées  de  quelques  autres  essais 
d'altérations  frauduleuses  auxquelles  sont  soumises  diverses  sub- 
stances alimentaires  d'un  usage  général.  Nous  ne  citerons  que  deux 
exemples.  On  sait  que,  traités  suivant  les  méthodes  de  conservation 
usuelles,  les  jeunes  haricots  verts  simplement  chauffés  à  100  degrés 
en  vases  hermétiquement  clos,  les  cornichons  confits  au  vinaigre  et 
la  variété  des  prunes  de  reine-Claude  confites  au  sirop  alcoolisé, 
éprouvent  dans  leur  nuance  naturelle  un  léger  changement  qui  les 
fait  virer  au  vert  sensiblement  jaunâtre.  Les  fabricans  s' efforcèrent 
d'abord  de  conserver  le  plus  possible  à  ces  produits  la  coloration 
normale  à  l'état  frais.  Voyant  bientôt  le  goût  du  public  se  prononcer 
en  faveur  de  ces  produits  de  plus  belle  apparence,  ils  essayèrent 
d'aller  plus  loin,  et  bientôt  présentèrent  ces  fruits  doués  d'une 
nuance  verte  plus  vive  qu'à  l'état  naturel.  Dès  lors  aussi  les  con- 
sommateurs les  préférèrent,  .sans  s'inquiéter  des  moyens  plus  ou 
moins  insalubres  employés  parfois  pour  produire  ces  belles  teintes 
artificielles,  lors  même  que,  pour  un  certain  nombre  des  consom- 
mateurs, il  était  avéré  que  souvent  l'oxyde  de  cuivre  devait  con- 
courir à  procurer  la  coloration  exigée. 

Dans  une  préparation  d'un  genre  tout  différent,  les  anchois  sou- 
mis à  la  salaison  et  expédiés  des  bords  de  la  mer  dans  toutes  les 
villes ,  on  avait  observé  parfois  une  légère  teinte  rouge  provenant 
de  petits  êtres  microscopiques,  animaux  et  végétaux  (1).  Bientôt  la 
coloration  rose,  dont  on  ignorait  l'origine,  devint  pour  les  consom- 
mateurs l'attribut  nécessaire  de  ces  conserves  et  un  indice  de  leur 
bonne  qualité.  Ici  le  préjugé,  à  l'insu  du  public,  pouvait  être  assez 
juste,  car  les  petits  êtres  rougeâtres  qui  flottent  dans  les  eaux  des 
salines  du  midi  surnagent  malgré  eux  à  l'instant  où  la  concentration 
du  liquide  atteint  son"  maximum  et  en  recouvrent  la  superficie  d'une 
sorte  de  crème  rouge  qui  exhale  l'odeur  légère  de  la  violette.  Dès 
lors  aussi  le  sel  cristallise,  c'est  le  plus  pur  qui  se  précipite  le  pre- 
mier, entraînant  avec  lui  les  petits  corps  adhérens  à  sa  surface.  Ceux- 
ci  sont  donc  les  témoins  du  fait  de  la  première  cristallisation,  ol  par 
là  même  deviennent  une  garantie  au  moins  de  la  bonne  qualité  du 
sel.  Malheureusement  cette  garantie  est  devenue  illusoire  depuis  que 

(1)  Le  V(?gétal  globuliforme  rouge  nomnn^  protococcus  salinus  et  de  petits  crustacés 
branchiopodes  appelés  artemia  salina  laissant  voir  par  transparence  la  plante  microsco- 
pique qu'ils  ont  avalée. 


206  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  marchands,  afin  de  flatter  la  manie  des  acheteurs,  ont  employé  à 
profusion  l'ocre  rouge,  qui  colore  maintenant  avec  une  exagération 
tout  artificielle  les  barils  pleins  de  ces  petits  poissons  exposés  en 
vente  aux  regards  du  public. 

Après  de  tels  exemples,  on  ne  saurait  s'étonner  que,  connaissant 
la  juste  renommée  des  thés  verts  de  première  qualité,  réservés  aux 
personnages  de  l'empire  chinois,  la  faveur  du  public  ait  été  un  mo- 
ment acquise  aux  produits  doués  de  cette  nuance  verte,  qu'enfin 
l'exagération  de  la  couleur  soit  devenue,  de  la  part  des  Chinois  d'a- 
bord, puis  de  quelques  spéculateurs  européens,  un  moyen  de  faciliter 
la  vente  en  flattant  le  goût  du  public.  Rien  n'est  plus  aisé  d'ailleurs 
que  d'obtenir  cette  couleur  si  recherchée.  Voici  les  pratiques  que  les 
Chinois  nous  ont  transmises,  involontairement  sans  doute,  car  c'est 
en  analysant  leurs  produits  que  les  moyens  artificiels  ont  été  décou- 
verts. Ces  procédés  sont  très  simples.  Ils  sont  de  deux  sortes  sui- 
vant que  l'on  veut  rendre  plus  vive  la  coloration  verte,  ou  que  l'on 
veut  en  outre  ajouter  l'apparence  du  duvet  blanchâtre,  indice  de  la 
présence  de  ces  jeunes  bourgeons  qui  font  reconnaître  les  thés  de 
qualité  supérieure. 

La  coloration  verte,  et  parfois  d'un  vert  bleuâtre,  s'obtenait  au- 
trefois au  moyen  du  bleu  de  l'indigo  et  du  jaune  de  curcuma.  Le 
mélange  des  deux  couleurs  produisait  le  vert  plus  ou  moins  intense, 
avec  un  reflet  bleuâtre  si  l'indigo  dominait.  Depuis  la  découverte 
du  bleu  de  Prusse,  cette  couleur  minérale  a  complètement  remplacé 
l'indigo  dans  la  coloration  du  thé  en  Chine,  et  la  plupart  des  thés 
verts  reçoivent  cette  teinture  (1).  Quant  à  l'apparence  de  duvet  si- 
mulant l'aspect  des  jeunes  feuilles  ei  des  bourgeons,  elle  est  produite 
par  le  sulfate  de  chaux  (plâtre)  pulvérisé.  Ces  mêmes  substances 
ont  été  employées  en  France  et  en  Angleterre,  et  très  probable- 
ment en  d'autres  pays,  pour  rendre  aux  thés  détériorés  par  diverses 
causes  accidentelles  l'apparence  du  thé  vert  normal.  De  telles  fal- 
sifications ne  peuvent  qu'être  préjudiciables  à  la  santé,  soit  qu'elles 
dissimulent  certaines  altérations  qui  ont  enlevé  une  partie  des  prin- 
cipes utiles  du  thé  naturel,  soit  par  l'addition  de  substances  plus 
ou  moins  insalubres,  le  plâtre  notamment,  cause  des  effets  malins 


(1)  C'est  ce  qui  résulte  des  recherches  nombreuses  publiées  à  Londres  par  M.  Wa- 
rington,  de  la  Société  de  pharmacie.  Tous  les  échantillons  de  thés  verts  pris  dans  les 
CAi/isc»  demeurées  intactes  chez  un  des  principaux  négocians  de  cette  ville  offrirent  des 
quantités  plus  ou  moins  notables  des  matières  colorantes  employées  à  ces  teintures  arti- 
ficielles, sans  compter  la  poudre  de  plAtre  cru  ou  calciné.  Dans  son  remarquable  mé- 
moire sur  la  composition  chimique  du  thé  de  qualités  diverses  et  des  infusions  que  l'on 
<*ii  obtient,  M.  Péligot  a  démontré  en  outre  que  ni  l'oxyde  ni  les  sels  de  cuivre  ne  font 
partie  des  matière»  colorantes  usitées  en  Chine  pour  teindre  les  thés  verts. 


I 


DE   l'alimentation   PUBLIQUE.  207 

qu* éprouvent  beaucoup  de  personnes  de  l'usage  des  eaux  naturelles 
séléniteuses. 

La  commission  sanitaire  de  Londres,  qui  s'est  formée  spontané- 
ment pour  dévoiler  les  fraudes  commerciales ,  et  particulièrement 
les  falsifications  de  substances  alimentaires,  a  trouvé  chez  les  mar- 
chands, dans  un  grand  nombre  d'échantillons  de  thé  vert,,  du  bleu 
de  Prusse,  du  curcuma  et  de  l'argile  à  porcelaine.  Plusieurs  de  ces 
échantillons  consistaient  en  résidus  d'infusions  de  thés  falsifiés  au 
moyen  de  ces  matières  colorantes;  d'autres  contenaient  des  feuilles 
de  prunier  et  de  camellia.  Les  thés  noirs  le  plus  généralement  en 
usage,  notamment  les  congo  et  les  souchong ,  étaient  exempts  de 
ces  mélanges  frauduleux.  Cependant  même  quelques  thés  de  cette 
classe ,  tels  que  le  peko  et  la  variété  dite  poudre  à  canon  ^  avaient 
été  teints  par  la  plombagine  om  mine  de  plomb  (graphite).  D'au- 
tres contenaient  des  poussières  de  thé  ou  d'autres  feuilles  agglo- 
mérées à  l'aide  de  la  gomme,  additions  qui  d'ailleurs  n'offraient 
aucune  chance  d'insalubrité.  Il  a  paru  évident  à  la  commission  que 
des  importations  considérables  de  faux  thés  préparés  en  Chine  sont 
destinées  à  falsifier  les  thés  verts  à  Londres.  La  commission  sanitaire 
de  Londres,  qui  publie  les  résultats  de  ses  analyses  et  recherches 
expérimentales  micrographiques  dans  le  journal  de  médecine  inti- 
tulé ihe  Lancetj  a  résumé  ses  conclusions  sur  ce  point  en  émettant 
le  vœu  :  1^  qu'on  diminuât  le  droit  sur  les  thés  noirs,  afin  d'en  ac- 
croître la  consommation,  et  par  cela  même  de  restreindre  l'usage 
des  thés  verts,  qui  sont  sujets  aux  falsifications  les  plus  nombreuses 
et  les  plus  insalubres;  2°  que  tous  les  thés  reconnus  faux  ou  enta- 
chés de  fraude  fussent  saisis  à  la  douane ,  et  brûlés  ou  détruits  par 
un  moyen  quelconque. 

Il  résulte  de  cet  ensemble  de  faits  que  les  thés  verts,  souvent  trop 
actifs  à  l'état  pur,  sont  sujets  à  de  fréquentes  détériorations  arti- 
ficielles qui  les  rendent  insalubres,  et  qu'il  est  prudent  en  tout  cas, 
sinon  de  s'abstenir  d'en  faire  usage,  du  moins  de  s'assurer  qu'ils 
n'ont  éprouvé  aucune  falsification.  Or  ce  n'est  guère  que  parmi  les 
thés  verts  de  qualités  supérieures,  assez  rares  chez  nous,  que  l'on 
peut  rencontrer  de  semblables  produits  irréprochables. 

Malgré  ces  altérations,  bien  propres  à  inquiéter  les  consomma- 
teurs, le  thé  devient  l'objet  d'un  commerce  de  plus  en  plus  actif. 
Les  importations  de  thé  en  Angleterre,  graduellement  accrues,  se 
sont  élevées,  d'après  les  registres  du  consulat  britannique  de  Can- 
ton, en  ISZiZi,  à  23,637,000  kilos,  dont  les  3/4  sont  restés  dans  la 
consommation  de  la  Grande-Bretagne.  Elles  ont  atteint,  je  l'ai  dit, 
en  1858,  34, 234,000  kilos.  Les  documens  venant  de  la  même 
source  nous  apprennent  que  durant  l'année  1845  les  expéditions 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

totales  aux  diverses  contrées  par  les  navires  anglais  et  américains 
se  sont  élevées  à  7A, 719,557  kilos;  si  l'on  y  ajoute  les  9  millions 
de  kilos  exportés  par  Kiakhta  et  destinés  au  commerce  avec  la  Rus- 
sie, on  reconnaîtra  que  l'empire  du  Milieu  exportait  dès  lors  au- 
delà  de  83  millions  de  kilos  de  thé,  représentant  plus  de  166  mil- 
lions de  francs  payés  aux  marchands  chinois  et  une  valeur  dépas- 
sant 1,666  millions  aux  lieux  de  consommation  dans  les  différentes 
contrées  du  globe.  L'importance  de  ce  commerce  est  en  réalité  bien 
plus  grande  encore,  car  on  n'a  pu  y  comprendre  ni  les  exportations 
directes  pour  les  contrées  de  l'Asie  centrale,  la  Gochinchine,  Ton- 
quin,  Siam,  l'Afghanistan,  ni  les  nombreuses  importations  effectuées 
en  tous  pays  sans  déclarations  officielles,  afin  d'éviter  les  droits 
d'entrée.  En  tout  cas,  on  peut  dire  que  le  thé  est  en  Chine  l'objet 
du  commerce  le  plus  important,  soit  à  l'intérieur  de  l'empire,  soit  à 
l'extérieur. 

Le  commerce  des  États-Unis  avec  la  Chine  ne  s'est  développé 
qu'après  la  guerre  de  l'indépendance  :  il  aurait  pris  un  plus  grand 
essor  si  la  compagnie  anglaise  des  Indes  n'eût  enlevé  aux  Américains 
les  importations  au  Canada,  et  si  la  concurrence  des  Hollandais  ne 
se  fût  de  nouveau  manifestée.  Pour  la  Russie,  les  importations  des 
thés  chinois  s'élevaient  dès  1823  à  2,132,9Zi2  kilos;  graduellement 
augmentées  depuis  lors,  en  J836  elles  ont  atteint  9,570,026  kilos, 
y  compris  les  importations  par  Odessa;  elles  dépassent  aujourd'hui 
cette  quantité,  qui,  extraite  des  registres  de  la  douane,  ne  pouvait 
comprendre  les  nombreuses  introductions  effectuées  sans  déclara- 
tion, en  vue  d'éviter  les  droits  du  fisc  (1).  Le  transport  jusqu'à 
Nijni- Novgorod  des  thés  et  des  diverses  marchandises  vendues  à 
Kiakhta  se  fait  par  terre  et  par  eau.  Cette  dernière  voie  exige  trois 
étés  très  courts,  car  durant  les  intervalles  la  navigation  sur  les  ca- 
naux et  les  rivières  est  interrompue  par  la  gelée. 

Dans  le  commerce  international  du  thé,  la  Russie  occupe  le 
second  rang  depuis  plus  d'un  demi-siècle;  le  premier  rang,  sous 
ce  rapport,  appartient  à  l'Angleterre,  où  le  développement  de  ce 
commerce  a  fait  des  progrès  plus  rapides  encore.  En  Angleterre,  la 
consommation  du  thé  est  d'ailleurs  plus  considérable  qu'en  tout 
autre   pays,  la  Chine  exceptée.   Malgré  les  entraves   que  toutes 

(1)  L'extension  considérable  du  commerce  général  de  la  Russie  avec  la  Chine  et  des 
importations  de  thé,  qui  en  forment  la  principale  base,  est  due  non^culement  à  la  qua- 
VïU'i  supérieure  des  variétés  de  thés  qui  alimentent  ces  importations  par  la  ïartarie  chi- 
noise, mais  encore  à  des  relations  exceptionnellement  amicales  établies  entre  les  deux 
empires  depuis  l'épotjue  des  ambassades  à  Pékin  de  lobrands-Ides  en  1693  et  d'Ismaïlof 
ei\  1719,  envoyées  par  Pierre  le  Grand;  on  sait  que  dès  lors  les  Russes  cultivèrent  avec 
grand  soin  ces  relations  synipathiques,  qui  leur  ont  assuré  des  privilèges  qu'aucun 
autre  peuple  n'est  parvenu  à  obtenir  jusqu'à  nos  jours. 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  209 

les  relations  internationales  rencontrent  en  Chine,  le  commerce 
maritime  des  États-Unis  se  maintient  au  troisième  rang,  relative- 
ment aux  exportations  de  thé  par  le  port  de  Canton  :  elles  ont  atteint 
9  millions  de  kilos  en  18/iO,  les  registres  du  consulat  britannique 
les  portent  à  7,169,000  kilos  en  18/i/i;  d'après  les  dernières  études 
de  MM.  Isidore  Hedde,  Ed.  Renard,  A.  Haussmann  et  IN.  Rondot, 
délégués  commerciaux  attachés  à  la  mission  de  France  en  Chine, 
les  exportations  par  navires  américains  se  sont  élevées  en  18A5  à 
20,757,256  kilos. 

La  restauration  de  la  maison  de  Nassau,  en  rendant  à  la  Hollande 
sa  productive  colonie  de  Java,  en  lui  rouvrant  du  même  coup  les  re- 
lations avec  la  Chine,  semblait  devoir  lui  offrir  l'occasion  favorable 
d'un  grand  commerce  sur  les  thés  exportés  de  Canton,  si  les  Anglais 
n'eussent  à  son  détriment  accaparé  ce  commerce.  Cependant,  d'après 
un  document  émané  du  ministère  des  finances  de  la  Néerlande,  la 
consommation  du  thé  dans  ce  pays  se  serait  élevée  à  Zi50,000  kilo- 
grammes en  1840;  les  exportations  du  port  de  Canton  pour  la  même 
destination  sont  évaluées  à  1,059,000  kilogrammes,  en  iSlih,  par  le 
consulat  britannique.  On  sait  d'ailleurs  qu'une  partie  notable  du  thé 
consommé  par  la  Hollande  vient  des  cultures  de  sa  colonie  de  Java. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  la  France,  au  point  de  vue 
du  commeix^e  aussi  bien  que  de  la  consommation  des  différentes 
sortes  de  thé,  occupe  à  peine  le  cinquième  rang;  les  données  pré- 
cises publiées  par  nos  états  de  douanes  rie  peuvent  laisser  aucun 
doute  sur  ce  point.  Les  importations  représentant  la  moyenne  an- 
nuelle de  notre  commerce  général  durant  une  période  de  dix  ans,  de 
1827  à  1836,  étaient  de  35/i,793  kilos;  pendant  la  période  décen- 
nale suivante,  elles  se  sont  abaissées  à  263,470  kilos;  elle  furent  un 
peu  réduites  encore  de  1847  à  1856,  et  la  moyenne  de  ces  dix  an- 
nées ne  dépassa  pas  237,367  kilos.  Les  deux  années  suivantes,  1857 
et  1858,  ont  présenté  une  moyenne  annuelle  plus  forte  même  que 
durant  la  première  période,  422,603  kilos,  représentant  au  moins 
une  valeur  de  2,535,618  francs.  On  ne  peut  que  bien  augurer  de  ce 
développement  commercial ,  qui ,  pour  la  France ,  correspond  à  un 
accroissement  notable  de  la  consommation  du  thé.  De  233,768  ki- 
los, chiffre  qu'elle  atteignait  en  1857,  cette  consommation  s'est  éle- 
vée à  262,538  kilos,  soit  de  13  pour  100,  dans  le  cours  de  l'année 
1858. 

Le  thé  occupe,  dans  les  pays  spécialement  producteurs,  de 
nombreuses  populations  d'ouvriers;  il  alimente  un  commerce  con- 
sidérable, tant  dans  l'intérieur  de  la  Chine  que  dans  le  monde  en- 
tier. Quel  est  cependant  le  rôle  hygiénique  de  ce  produit?  Quelle 
en  est  l'influence  sur  la  santé  des  peuples?  La  science  a  essayé  de 

TOME  XXV.  14 


210  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

répondre  à  cette  question,  et  c'est  en  étudiant  la  composition  même 
^e  la  plante  qu'elle  a  recueilli  les  données  les  plus  précises.  Après 
avoir  servi  à  guider  le  cultivateur  et  le  commerçant,  elle  a  voulu 
encore  fournir  d'utiles  lumières  au  consommateur. 


III. 

Le  rôle  hygiénique  du  thé  a  provoqué  de  nombreuses  études  qui 
ont  eu  pour  objet  d'abord  la  composition  de  la  plante,  puis  l'influence 
que  la  boisson  chinoise,  soumise  à  une  préparation  convenable  (1), 
peut  exercer  suivant  les  climats,  le  système  alimentaire,  et  même  les 
conditions  sociales.  Il  y  a  là  un  ensemble  de  faits  dont  la  science 
s'est  préoccupée  avec  d'autant  plus  de  raison  depuis  quelque  temps 
qu'on  entrevoyait  l'époque  où  des  rapports  plus  étroits  s'étâ,bli- 
raient  forcément  entre  la  Chine  et  l'Occident. 

A  certains  égards ,  le  thé  présente  de  remarquables  analogies  avec 
le  café  (2).  Gomme  celui-ci,  il  contient  :  1°  une  essence  en  partie 

(1)  La  préparation  de  l'infusion  du  thé  est  chose  si  connue  que  nous  serions  tenté  de 
n'en  rien  dire ,  s'il  n'y  avait  à  recommander  d'utiles  précautions  dont  on  ignore  assez 
généralement  l'importance.  Nous  ne  parlons  pas  seulement  des  condilrions  nécessaires 
pour  conserver  au  breuvage  toute  la  finesse  de  son  arôme,  c'est-à-dire  le  choix  de  l'eau, 
le  moment  où  il  convient  de  la  verser  dès  les  premiers  signes  de  l'ébullition,  la  dose  que 
comporte  une  seule  infusion,  etc.  Il  y  a  d'autres  soins  à  prendre,  quand  on  soupçonne 
le  produit  imprégné  de  quelque  mélange  insalubre,  comme  l'est  quelcruefois  le  thé  vert. 
Au  lieu  de  se  contenter  d'échauder  la  théière,  il  est  bon  de  verser  et  de  décanter  rapi- 
dement une  première  eau.  On  parvient  ainsi,  sans  altérer  l'arôme,  à  entraîner  la  teinture 
€t  les  substances  nuisibles  frauduleusement  ajoutées. 

(2)  Plusieurs  savdns  dont  les  noms  ont  acquis  une  juste  célébrité  se, sont  occupés,  en 
Angleterre,  en  Allemagne,  en  Suède  et  en  France,  de  déterminer  la  composition  et  la 
structure  des  feuilles  du  thé.  On  peut  citer  notamment  sir  Humphry  Davy,  Berzelius, 
Frank,  Brande,  Mulder,  Steinhouse,  Péligot,  etc.  Voici  les  résultats  de  l'analyse  la  pius 
complète,  effectuée  par  Mulder  comparativement  sur  le  thé  vert  et  le  thé  noir  : 

Thé  vert.  Thé  noir. 

Huile  essentielle 0,79  0,60 

Chlorophylle 2,22  1,24 

Cire 0,28  » 

Résine 2,22  3,64 

Gomme 8,56  7,28 

Tanin. 17^80  12,88 

Caféine 0,43  0,44 

Matière  extractive 22,80,  19,88 

—  foncée »  '  1,48 

—  '    colorante 23,60  19,12 

Albumine 3  2,80 

Fibre  (cellulose) 17,08  28,^32 

Substances  minérales 5,56  5,24 

~m  "ÏÔÔ 

Bepuis  la  publication  do  ces  résultats  dans  le  Traité  de  Chimie  organique  de  M.  Lie- 


DE   L* ALIMENTATION   PUBLIQUE.  211 

soluble  clans  l'eau,  aromatique,  à  laquelle  il  doit  principalement  ses 
propriétés  caractéristiques;  2"  de  la  caféine  cristalli sable ,  amère, 
identique  avec  celle  du  café,  à  peu  près  en  égales  proportions;  3*'  des 
substances  azotéee  semblables  de  composition  à  celles  des  orga- 
nismes animaux,  et  pouvant  concourir  à  la  réparation  de  nos  tissus; 
h°  des  matières  grasses,  des  substances  mucilagineuses  et  salines 
propres  aussi  à  jouer  un  rôle  dans  l'alimentation,  de  la  cellulose,  etc. 
A  la  vérité,  une  faible  proportion,  la  moitié  à  peine,  des  principes 
immédiats  solubles  peut  passer  en  dissolution  dans  le  breuvage  tel 
qu'on  le  prépare.  Il  faut  même  se  garder  alors  d'extraire  par  l'eau 
bouillante  toute  la  quantité  des  produits  solubles  de  la  feuille  de 
thé,  car  on  n'obtiendrait  ainsi  qu'une  infusion  acerbe,  astringente 
et  surchargée  du  tanin  que  la  feuille  recèle.  En  tout  cas,  l'infusion, 
si  on  l'a  convenablement  faite  en  employant  une  quantité  de  20  gram- 
mes de  thé  et  1  litre  d'eau  bouillante,  ne  contient  guère  en  moyenne 
qu'un  peu  plus  de  6  grammes  de  la  substance  même  de  la  feuille,  le 
tiers  seulement  de  ce  que  renferme  l'infusion  du  café  telle  qu'on 
la  prépare  habituellement  en  faisant  filtrer  1  litre  d'eau  bouillante 
sur  100  grammes  de  café  en  poudre;  encore  dans  celle-ci  la  quan- 
tité de  substance  azotée  se  trouve-t-elle  double  de  celle  que  contient 
l'infusion  de  thé  (1). 

Entre  les  thés  verts  et  les  thés  noirs,  l'analyse  signale  des  diffé- 
rences notables,  insuffisantes  toutefois  pour  rendre  compte  entière- 
ment des  effets  particuliers  de  chacune  des  préparations  ainsi  dési- 
gnées, et  surtout  de  l'action  si  énergique  du  thé  vert  sur  certaines 
personnes.  Il  aurait  fallu,  pour  mener  à  bien  cette  curieuse  dé- 
monstration, extraire  le  principe  actif  spécial  des  thés  vert  et  noir; 
c'est  jusqu'ici  ce  qu'on  a  tenté  vainement.  Les  analyses  de  M.  Péli- 
got  ont  seulement  fait  reconnaître  que  le  thé  vert  normal  renferme 
toujours  en  plus  fortes  proportions  que  le  thé  noir  des  principes 

big,  M.  Péligot  a  démontré  que  les  proportions  de  substances  azotées  admises  par  Mul- 
der  étaient  trop  faibles,  qu'il  fallait  porter  la  caféine  à  2  et  môme  3  pour  400,  et  les 
matières  azotées  neutres  (albumine,  caféine,  etc.),  à  20  centièmes  environ.  Il  a  en  outre 
déterminé  d'une  manière  plus  exacte  les  proportions  des  substances  entraînées  en  disso- 
lution par  les  première  et  deuxième  infusions  de  thé. 

(1)  Certains  peuples  barbares  ont  cependant  trouvé  un  curieux  procédé  pour  faire 
servir  le  thé  à  l'alimentation  en  utilisant  les  principes  les  plus  alibiles  de  la  plante  et 
en  se  garantissant  de  l'action  trop  énergique  en  ce  cas  du  principe  essentiel.  «  Le  thé, 
dit  Victor  Jacquemont,  vient  à  Cachemyr,  par  caravanes  au  travers  de  la  Tartarie  chi- 
noise et  du  Thibet...  On  le  prépare  avec  du  lait,  du  beurre,  du  sel  et  un  sel  alcalin 
amer...  En  Kanawer,  on  fait  bouillir  les  feuilles  pendant  une  heure  ou  deux,  puis  on 
jette  l'eau,  et  l'on  accommode  ces  feuilles  cuites  avec  du  beurre  rance,  de  la  farine  et 
de  la  chair  de  chèvre  hachée.  »  Il  ne  peut  rester  de  doute  sur  la  propriété  nutritive  de  ce 
mélange  dépourvu  d'arôme  délicat  ;  mais  tout  Européen  partagera  sans  doute  le  senti- 
ment du  spirituel  voyageur,  lorsqu'il  termine  en  disant  :  «  C'est  un  ragoût  détestable.  » 


212  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

solubles  ;  la  différence  entre  les  deux  thés  est  environ  de  25  à  50 
pour  100.  En  d'autres  termes,  les  thés  noirs  ont  donné  pour  100  par- 
ties en  poids  seulement  de  31  à  hi  de  substances  solubles,  tandis 
qu  on  en  a  obtenu  de  AO  à  !iS  des  différens  thés  verts. 

Quel  est  le  rôle  de  la  caféine  dans  le  thé?  C'est  là  une  autre  ques- 
tion, qui  a  fourni  à  un  célèbre  chimiste  d'outre-Rhin,  M.  Alfred 
Mitscherlich,  l'occasion  d'un  curieux  mémoire,  encore  inconnu  à  la 
plupart  des  lecteurs  français  (1).  Jusqu'à  ce  jour,  des  hommes  qui 
font  autorité  dans  la  science  étaient  partagés  sur  le  rôle  de  la  ca- 
féine. Les  uns  la  regardaient  comme  dépourvue  de  propriétés  ali- 
mentaires, les  autres  comme  pouvant  participer  à  la  nutrition  en 
raison  de  la  dose  considérable  d'azote  qu'elle  renferme.  Pour  mon 
compte,  j'étais  très  disposé  à  croire  avec  les  premiers  que  cette  sub- 
stance cristallisée,  qui  se  sublime  par  la  chaleur  à  un  certain  degré, 
ne  pouvait  réunir  les  conditions  que  l'on  rencontre  dans  les  sub- 
stances azotées  propres  à  l'alimentation.  Telles  étaient  les  deux  opi- 
nions les  plus  répandues  sur  la  caféine;  seuls,  des  praticiens  habiles 
et  un  savant  physiologiste  avaient  essayé  sans  résultat  notable  les 
propriétés  de  la  caféine  à  titre  d'agent  thérapeutique,  lorsque  M.  A. 
Mitscherlich  est  venu  annoncer  que  la  caféine  offrait  des  propriétés 
^toxiques  et  conclure  de  ces  expériences  quelle  cause  la  mort,  même 
à -petites  doses,  en  déterminant  soit  des  convulsions  de  la  moelle  épi- 
nière,  soit  une  asphyxie  dès  le  début,  soit  une  paralysie  consécutive. 

Les  doses  ici  sont  en  effet  la  chose  importante  ;  suivant  un  vieil 
adage,  «  Dieu  a  fait  ici-bas  tout  par  poids  et  mesures.  )>  Il  faut 
voir  toutefois  si  les  doses  justifient  la  conclusion  de  M.  A.  Mitscher- 
lich, du  moins  en  ce  qui  pourrait  intéresser  l'homme.  Le  chimiste 
allemand  a  étudié  les  effets  de  la  caféine  sur  quatre  animaux  très 
différens  :  une  grenouille,  une  tanche,  un  jeune  pigeon  et  un  fort 
lapin.  Il  suffira  d'examiner  les  conditions  de  l'expérience  faite  sur 
ce  dernier  animal,  moins  éloigné  de  l'homme  que  les  autres  (2).  La 

(1)  J'en  dois  ta  traduction  par  extrait  à  l'un  de  nos  savans  botanistes,  M.  Duchartre, 
président  de  la  Société  botanique  de  France. 

(2)  ^  Quant  à  celles  de  ces  expériences  qui  sont  relatives  aux  poissons,  il  faudrait  se  gar- 
der d'en  tirer  des  conséquences  applicables  à  l'homme.  Ne  sait-on  point,  par  les  curieux 
essais  de  M.  Bouchardat,  que  tous  les  poissons  meurent  dans  une  eau  qui  contient  une  si 
faible  dose  d'acide  qu'elle  serait  à  peine  perceptible  par  nos  organes,  qu'elle  se  trouve 
môme  bien  inférieure  à  l'acidité  naturelle  des  boissotis  dont  nous  faisons  un  habituel 
usage?  Les  expériences  de  M.  A.  Mitscherlich  n'en  auront  pas  moins  d'intérêt  aux  yeux 
de»  physiologigtes,  qui  sans  doute  voudront  les  répéter.  Voici  les  détails  succincts  de 
ces  expériences  :  une  tanche  longue  de  3  pouces,  mise  dans  une  solution  qui  contenait 
i  millième  de  caféine,  est  morte  en  15  minutes;  une  grenouille  respirant  22  fois  par 
minute,  placée  dans  un  semblable  liquide,  est  morte  au  bout  de  3  heures;  une  gre- 
nouille respirant  85  fois  en  une  minute,  ayant  reçu  1/10«  de  gramme  de  caféine  dans  du 


w 


DE   l'alimentation    PUBLIQUE.  213 

dose  de  caféine,  li  décigrammes ,  administrée  dans  de  petites  bou- 
lettes de  mie  de  pain,  et  qui  aurait  amené  la  mort  d'un  fort  lapin 
au  bout  delli  heures  AO  minutes,  représenterait,  d'après  la  moyenne 
des  analyses,  au  moins  20  grammes  de  thé,  c'est-à-dire  une  quan- 
tité qui,  employée  dans  la  pratique  habituelle  des  consommateurs 
de  thé,  aurait  produit  au  moins  six  tasses  de  l'infusion  aromatique. 
Admettons  que  la  totalité  de  la  caféine,  quittant  le  parenchyme,  aura 
passé  dans  la  solution  qui  constitue  le  breuvage  :  en  ce  cas  même, 
si  l'on  peut  comparer  le  lapin  à  l'homme  en  tenant  compte  des  dif- 
férences de  volume  et  de  poids,  on  arrivera  forcément  à  une  consé- 
quence des  plus  rassurantes  pour  les  amateurs  de  thé.  S'il  faut,  pour 
empoisonner  un  petit  animal  pesant  1  kilo  (et  ce  serait  un  beau  la- 
pin), 4  décigrammes  de  caféine  correspondant  à  20  grammes  de  thé 
et  à  6  tasses  d'infusion,  il  faudrait  pour  empoisonner  un  homme  du 
poids  moyen  de  70  kilos  1,400  grammes  de  thé  sec  correspondant  à 
/i20  tasses  ou  21  litres  d'infusion;  mais  dans  ce  cas  ce  serait,  même 
en  supprimant  l'action  de  la  caféine,  appliquer  la  question  à  l'eau 
chaude,  qui  suffirait  largement  pour  déterminer  la  mort.  Il  faut  donc 
écarter  toute  possibilité  d'empoisonnement  subit  pour  l'homme  par 
la  caféine. 

Une  objection  plus  sérieuse  se  fonderait  sur  certains  effets  des  poi- 
sons insidieux  lentement  accumulés  dans  nos  organes  et  formant 
au  bout  de  plusieurs  années  la  dose  nécessaire  pour  déterminer  un 
empoisonnement  rapide.  Tels  sont  les  effets  bien  réels  et  souvent 
observés  des  lentes  intoxications  saturnines.  On  ne  connaît  rien  de 
semblable  en  ce  qui  concerne  le  thé  ;  les  moyens  de  démonstration 
expérimentale  ne  manqueraient  pas  cependant,  si  ce  n'est  chez 
nous,  dn  moins  parmi  les  populations  qui  consomment  cent  fois 
plus  de  thé  que  nous,  comme  les  Anglais,  ou  mille  fois  plus,  comme 
les  Chinois.  Ainsi  donc,  si  la  caféine  à  doses  suffisantes  est  un  poi- 
son, elle  n'est  pas  de  la  famille  de  ceux  qui  ont  la  funeste  pro- 
riété  de  s'accumuler  dans  nos  organes. 

Il  est  un  dernier  argument  qui  seul  devrait  nous  rassurer  plei- 
nement :  c'est  que  certains  poisons,  même  des  plus  énergiques, 
peuvent,  étant  réduits  à  de  faibles  proportions,  on  pourrait  dire 
aux  doses  convenables,  devenir  des  agens  salubres.  Ne  sait-on  pas 
que  plusieurs  expérimentateurs  très  habiles  ont  constaté  la  présence 
de  l'arsenic  dans  de  bienfaisantes  eaux  minérales  ?  C'est  ainsi  que 
l'illustre  chimiste  Thénard  a  constaté  les  proportions  de  ce  radical 
de  tant  de  composés  vénéneux,  et  sous  l'une  de  ses  formes  les  plus 


pain,  est  morte  en  6  heures;  un  jeune  pigeon,  ayant  pris  1/8*  de  gramme  de  caféine  dans 
des  pilules  de  mie  de  pain,  est  mort  au  bout  de  3  heures  15  minutes. 


21 A  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

toxiques,  dans  les  eaux  minérales  abondamment  distribuées  en  bois- 
sons au  Mont-Dore. 

En  définitive,  la  composition  du  thé  est  pleinement  connue.  Quant 
à  préciser  les  effets  des  divers  principes  contenus  dans  cette  boisson, 
la  science  doit  attendre  encore  de  nouvelles  et  plus  complètes  ex- 
périences. Ce  que  nous  savons  d'ailleurs  ne  suffit-il  pas  déjà?  Ne 
possédons-nous  pas  aujourd'hui  tous  les  moyens  d'apprécier  avec 
justesse  les  avantages  résultant  de  l'introduction  du  thé  dans  l'ali- 
mentation humaine?  Chacun  sait  que,  pour  l'homme  à  l'état  de  vi- 
gueur et  de  santé,  le  thé  offre  un  stimulant  d'une  suavité  incompa- 
rable, que  pour  le  malade  il  est,  sinon  toujours  un  énergique  agent 
thérapeutique,  du  moins  un  adjuvant  d^s  plus  précieux.  Le  mieux 
est  donc  de  s'en  tenir  à  l'opinion  de  la  majorité  des  savans,  chi- 
mistes ou  physiologistes ,  sur  les  propriétés  salutaires  du  thé ,  opi- 
nion qui  s'était  fait  jour  en  Europe  dès  le  xvii''  siècle,  non-seule- 
ment grâce  au  savant  voyageur  Kœmpfer,  mais  aussi  aux  publications 
des  naturalistes  les  plus  éminens  de  cette  époque  (1).  Comme  exemple 
de  l'heureuse  influence  alimentaire  du  thé,  c'est  la  Chine  qui  s'offre 
encore  en  première  ligne,  de  même  qu'elle  nous  enseigne  les  meil- 
leurs procédés  de  préparation  et  de  culture.  Ici  cependant  il  ne 
faudrait  pas  trop  se  préoccuper  des  apparences.  On  a  voulu  expli- 
quer l'embonpoint  si  général  parmi  les  Chinois  par  l'usage  constant 
du  riz  et  du  thé.  C'est  dans  leur  alimentation  trè-s  compliquée  qu'est 
la  véritable  origine  de  cette  obésité  caractéristique.  Le  thé  a  seule- 
ment pour  effet  de  la  favoriser,  en  excitant,  en  soutenant  sans  cesse 
l'action  digestive  des  organes  :  il  nous  sera  aisé  de  le  démontrer, 
et  ce  ne  sera  pas  sortir  de  notre  sujet  que  de  dire  quelques  mots 
d'un  régime  d'alimentation  qu'il  importe  à  divers  titres  de  bien 
connaître,  et  qui  a  d'ailleurs  le  thé  pour  base  principale  (2). 

Gomment  les  Chinois  ont-ils  été  conduits  de  siècle  en  siècle,  par 
des  traditions  non  interrompues,  à  suivre  un  régime  d'alimentation 

(1)  Le  thé  a  ce  qu'on  peut  appeler  sa  littérature,  et  c'est  en  Hollande  qu'on  rencontre. 
surtout  d'intéressans  travaux  sur  ce  sujet.  Citons  les  observations  recueillies  dès  1640 
par  le  savant  médecin  hollandais  Tulpius,  la  Dissertatio  potus  theœ  de  l'illustre  Linné, 
l'ouvrage  de  Cornélius  Bontekoe  s«ir  VExcellente  boisson  du  Thé,  ouvrage  traduit  dans- 
toutes  les  langues  et  propagé  en  divers  pays  par  les  nombreux  agens  de  la  compagnie 
lw)I!andaise  des  Indes.  En  France,  le  thé  a  eu  aussi  ses  apologistes,  Morissct  en  1648, 
Souquet  en  1057.  En  Angleterre  Sydenham,  en  Allemagne  Ettmuller,  ont  concouru  à 
populariser  cette  boisson  alimentaire,  contre  laquelle  s'étaient  vainemeEt  élevés  Boerhaav& 
et  Van-Swieten. 

(2)  Je  dois  d'utiles  rcnseignemcns  sur  ce  sujet  à  l'obligeant  concours  de  M.  de  Mon- 
tlgny,  notre  consul  à  Shang-haï,  ainsi  qu'aux  écrits  d'intrépides  et  zélés  voyageurs  fran- 
çais dam  rextrf^mo  Orient,  MM.  Casimir  Leconte,  Isidore  Hedde,  Natalis  Rondot,  Hauss-» 
mann  et  Renard. 


DE   L* ALIMENTATION  PUBLIQUE.  215 

aussi  bizarre,  offrant  à  l'observateur  un  si  grand  nombre  de  curieux 
détails?  Pour  le  bien  comprendre,  il  faut  se  rappeler  les  conditions 
générales  où  se  trouvent  ces  contrées,  si  populeuses  que  le  manque 
accidentel  de  récoltes  y  occasionne  d'effroyables  mortalités,  si  abon- 
dantes en  rizières,  jardins,  cultures  de  thé,  que,  faute  de  pâturages, 
les  animaux  de  l'espèce  bovine,*  trop  rares,  suffisent  à  peine  aux  tra- 
vaux des  champs.  Aussi  ne  peut-on  les  engraisser  pour  le  service  de 
la  boucherie;  le  lait  même  des  vaches,  indispensable  à  l'élevage 
des  veaux  destinés  à  l'entretien  et  au  renouvellement  de  ces  ani- 
I  maux  de  travail,  est  exclu  du  régime  alimentaire  des  hommes. 
C'est  sans  doute  afin  d'éviter  tout  c-hangement  dans  ces  disposi- 
tions, dictées  par  d' impérieuses  exigences,  qu'on  s'est  proposé  d'in- 
spirer aux  Chinois  une  invincible  aversion  pour  le  lait.  On  y  est  par- 
venu au  point  de  faire  repousser  également  de  la  consommation 
tous  les  produits  obtenus  du  lait.  Pour  justifier  le  dégoût  que  ce 
liquide  leur  inspire,  les  Chinois  disent  que  a  c'est  du  sang  blanc  (1).  » 
Ce  fut  sans  doute  sous  le  puissant  aiguillon  de  la  faim  que  les 
Chinois,  à  différentes  époques,  se  décidèrent  à  essayer  l'emploi  d'a- 
limens  inusités  jusque-là,  mais  qui  depuis  se  sont  introduits  dans  la 
.nourriture  habituelle  de  ces  populations.  Parmi  les  viandes  ou  au- 
tres substances  animales  comestibles  en  Chine,  on  peut  citer,  chez 
toutes  les  classes  de  la  société,  celles  qu'on  se  procure  en  nourris- 
sant jusqu'à  complet  engraissement,  avec  le  riz  cuit  à  l'eau,  des 
poissons  secs  et  la  desserte  de  la  table  :  l**  une  race  de  chiens  du 
genre  chien-loup ,  à  oreilles  droites,  museau  pointu  et  corps  de  cha- 
cal, désignés  par  M.  Geoffroy-Saint-Hilaire  sous  le  nom  de  chiens 
de  boucherie  de  Chine,  race  caractérisée  par  la  coloration  noire  de 
l'intérieur  de  la  gueule  (2)  ;  2^  une  belle  race  de  chats  nourris  et 
engraissés  également  au  logis,  où  les  retiennent  un  collier  et  une 
petite  chaîne  ;  3^  de  gros  rats  dont  la  reproduction  est  favorisée  par 
des  nichoirs  en  poterie  représentant  autant  de  volumineuses  bou- 

(1)  On  remarque  cependant  sur  les  marchés  des  villes  chinoises  un  grand  nombre  de 
fromages.  En  y  regardant  de  plus  près,  il  est  facile  de  reconnaître  que  dans  la  confec- 
tion de  ces  fromages  le  lait  n'entre  pour  rien.  Ils  sont  uniquement  formés  de  graines 
légumineuses  (haricots,  fèves,  etc.)  trempées,  réduites  en  pâte,  soumises  à  une  sorte 
de  fermentation  qui  les  désagrège,  et  développe  une  odeur  légèrement  aigre  et  putride, 
non  sans  analogie  avec  l'odeur  de  certains  fromages  européens. 

(2)  Les  voyageurs  ont  recueilli  une  curieuse  anecdote  qui  montre  combien  ces  habi- 
tudes d'engraissement  des  chiens  sont  générales  en  Chine.  Au  moment  où,  peu  d'années 
avant  le  voyage  de  la  commission  française  de  1844,  M.  de  Besplat,  capitaine  de  V Auda- 
cieuse, faisait  voile  sur  cette  frégate  pour  Cherbourg,  on  vint  lui  annoncer  que  parmi  le 
bétail  vivant  embarqué,  les  marchands  chinois  avaient  compris  un  chien,  très  gras  à  la 
vérité.  Le  capitaine  oi'donna  qu'on  lui  laissât  la  vie  sauve.  L'ordre  fut  exécuté  sans 

■  peine,  et. le  chien  se  montra  par  d'intelligentes  caresses  reconnaissant  de  la  grâce  qui 
lui  était  accordée. 


216  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

teilles  à  goulots  courts,  faciles  à  boucher  lorsqu'on  veut  s'emparer 
de  toute  la  nichée,  et  rangés  côte  à  côte  comme  certains  nichoirs  à 
pigeons  dans  nos  colombiers  (1). 

Sous  la  dénomination  di^ estomacs  de  poisson ,  les  Chinois  con- 
somment les  vessies  natatoires  épaisses  du  diodon  (2) ,  qui  four- 
nissent des  mets  de  consistance  gélatineuse  plus  ou  moins  forte. 
Parmi  les  alimens  du  même  genre,  ils  ont  une  prédilection  mar- 
quée pour  les  ailerons  de  requins  (sortes  de  nageoires  partiellement 
transformables  en  gélatine  par  l'ébullition  dans  l'eau).  Ils  recher- 
chent volontiers  les  moules  desséchées,  dont  l'odeur  rance  et  la 
couleur  brune  seraient  loin  de  flatter  notre  goût  et  d'exciter  notre 
appétit;  —  une  espèce  de  coquillage  ou  volute  de  couleur  rose 
orangé  tacheté  de  brun  (3)  ;  —  des  holothuries ,  dites  limaces  ou 
biches  de  mer  (4),  recueillies  ou  pochées  près  des  côtes,  animaux 
mous,  à  peau  rude,  ayant  quelque  ressemblance  avec  de  très  grosses 
sangsues,  que  les  Chinois  fendent  en  deux  pour  en  faire  écouler  un 
abondant  liquide,  et  dont  ils  obtiennent  une  sorte  de  potage  muci- 
lagineux,  retenant  les  lambeaux  rugueux  et  tenaces  de  la  peau  flot- 
tans  au  milieu  de  ce  liquide  épaissi.  Ils  obtiennent  encore  un  mets 
gélatiniforme  à  l'aide  de  l'ébullition  prolongée  dans  l'eau  des  ten- 
dons de  cerfs  et  de  quelques  autres  animaux,  après  avoir,  par  une 
énergique  trituration,  réduit  ces  tendons  en  fibrilles  ressemblant  aux 
étoupes  de  chanvre.  On  sait  que  les  tendons  analogues  extraits  des 
jambes  des  veaux,  bœufs,  vaches,  moutons,  sont  employés  en  Eu- 
rope pour  la  fabrication  de  la  colle  forte. 

En  Chine,  on  ne  laisse  pas,  co.mme  chez  nous,  perdre  ou  jeter  au 


(1)  Les  marchands  de  comestibles  ne  font  aucun  mystère  sur  les  espèces  d'animaux 
qu'ils  livrent  aux  consommateurs  :  les  rats  et  les  chats  avec  leurs  longues  queues,  les- 
chiens  avec  tous  leurs  attributs  sont  exposés  en  vente  à  tous  les  regards  ;  on  les  voit  dé- 
pouillés et  pendus  par  le  cou  aux  traverses  et  montâns  des  boutiques.  Beaucoup  d'autres 
viandes  sans  doute  sont  consommées  en  Chine.  «  Celle  do  cochon,  dit  M.  Geoffroy  Saint- 
Hilaire,  est  considérée  comme  de  première  qualité,  le  cheval  et  le  chien  sont  ce  qu'on 
appellerait  parmi  nous  des  viandes  de  basse  boucherie.  » 

(2)  Pour  la  détermination  des  différentes  parties  des  poissons,  mollusques,  etc.,  intro- 
duits dans  l'alimentation  chinoise,  j'ai  été  heureux  de  pouvoir  recourir  à  l'obligeance  du 
savant  M.  Valenciennes ,  dont  on  connaît  la  parfaite  compétence  en  histoire  naturelle. 

(3)  Volula  melo.  Originaires  des  mers  d'Afrique ,  ces  volutes  ont  le  pied  charnu  très 
gros.  On  peut  les  comparer  aux  escargots  que  consomment  également  les  Chinois.  Depuis 
longtemps  en  faveur  dans  quelques  parties  de  la  France,  en  Bourgogne,  en  Bretagne» 
en  Provence,  les  escargots  arrivent  maintenant  en  très  grand  nombre  par  les  voies  de  fer 
&  Paris,  et  font  presque  concurrence  aux  huîtres. 

(4)  Les  holothuries  sont  des  zoophytes  échinodermes  qu'on  trouve  aux  bords  de  la 
mer,  pourvus  do  suçoirs  extensibles  et  rétractiles;  ils  sont  partiellement  remplis  de 
liquide,  et  no  ressemblent  guère  aux  animaux  comestibles  dont  l'homme  fait  habituelle- 
ment usage  dans  les  différentes  contrées  de  l'Europe. 


I 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  217 

fumier  les  chrysalides  des  vers  à  soie  restées  dans  les  cocons  après 
l'étouffage  :  ces  chrysalides,  rôties  à  la  poêle  comme  des  marrons, 
constituent  un  mets  qui  passe  pour  agréable  dans  le  Céleste-Em- 
pire. Sur  les  marchés  de  quelques  villes  chinoises,  à  Canton  même, 
on  observe  encore,  parmi  les  alimens  que  fournit  le  règne  animal, 
des  grenouilles  et  des  crapauds  vivans  ou  dépouillés  et  mis  en  pa- 
quet, des  rats  salés  ou  desséchés,  et  jusqu'à  de  grosses  chenilles. 
Quant  aux  lombrics  ou  vers  de  terre,  ils  ne  font  point  partie  des 
comestibles  mis  en  vente  ;  seulement  on  assure  que ,  durant  les  di- 
settes, ils  sont  au  nombre  des  insuflisantes  ressources  péniblement 
recherchées  par  les  malheureuses  populations  des  localités  que  dé- 
solent ces  périodiques  famines  (1).  Des  produits  plus  recherchés 
sont  ceux  de  la  pêche  (2),  parmi  lesquels  se  rencontre  le  fretin  des 
poissons,  que  les  Chinois  réduisent  en  hachis  très  menu  et  mé- 
langent sous  celte  forme  à  d'autres  alimens  (3). 

A  tant  d'excentriques  moyens  d'accroître  et  de  ménager  les  res- 
sources alimentaires  du  peuple  chinois,  il  faut  ajouter  les  fours  à 
incubation  artificielle,  réglés  avec  les  plus  grands  soins,  comme  les 
appareils  de  magnaneries.  Il  en  est  aux  îles  de  Chusan  qui  contien- 
nent plus  de  5,000  œufs;  on  s'en  sert  principalement  pour  faire 
éclore  des  œufs  de  canards.  Ces  fours  sont  construits  d'ordinaire 
auprès  d'un  canal  ou  d'un  cours  d'eau,  afin  que  les  petits  soient  fa- 
cilement dirigés  par  quelques  canes  vers  leur  élément  favori.  De 
cette  fructueuse  pratiq.ue  est  née  sans  doute  l'habitude,  d'abord 
d'utiliser  des  œufs  dont  l'incubation  se  trouvait  accidentellement 
interrompue,  puis  d'introduire  dans  l'alimentation  des  œufs  dont 
on  développait  à  volonté  les  germes  par  une  incubation  plus  ou 
moins  prolongée,  suivant  la  fantaisie  des  consommateurs,  et  jusqu'à 
produire  un  petit  poulet  muni  de  tous  ses  organes.  On  ne  saurait 
reprocher  du  moins  à  une  si  jeune  volaille  de  n'être  pas  assez  ten- 
dre. C'est  encore  par  une  conséquence  de  leur  sollicitude  extrême 


(1)  Il  faut  remarquer  d'ailleurs  qu'on  trouve  en  Chine  quelques  denrées  alimentaires 
moins  inconciliables  avec  le  goût  européen,  des  perdrix,  des  faisans,  des  bécasses,  etc. 

(2)  Un  des  procédés  curieux  et  assez  productifs  de  la  pèche  en  Chine  consiste  dans 
l'emploi  de  cormorans  bien  dressés ,  placés  à  l'avant  des  bateaux ,  mais  qui  cependant 
avaleraient  toujours  leur  proie,  péchant  ainsi  pour  leur  propre  compte,  si  on  ne  leur 
faisait  forcément  comprendre  le  sic  vos  non  vobis  en  leur  passant  au  cou  un  anneau  qui 
arrête  les  poissons  au  passage  et  permet  aux  hommes  de  s'en  emparer.  On  ne  laisse  pas 
toutefois  le  cormoran  au  dépourvu  :  il  reçoit  de  temps  à  autre  les  rebuts  de  la  pêche. 

(3)  Le  seul  épargné  de  tous  ces  produits  de  la  pèche  chinoise  est  le  cyprinus  auratus 
triloba.  Ce  poisson  bien  connu,  remarquable  par  sa  vive  coloration  rose  à  reflets  dorés, 
comme  par  sa  queue  étalée  en  panache,  sert  de  parure  aux  salons,  où  il  est  conservé 
dans  des  vases  de  porcelaine  remplis  d'eau  limpide,  et  fait  aussi  l'ornement  des  jar- 
dins, où  il  peuple  d'élégans  viviers. 


218  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

pour  ménager  les  produits  comestibles  obtenus  des  animaux ,  que 
les  Chinois  conservent  les  œufs  vieux  ou  frais  à  l'aide  de  la  saumyre 
(solution  saturée  de  sel)  ou  du  sel  marin  cristallisé;  ils  préservent 
même  d'une  putréfaction  trop  avancée  les  œufs  qui  ont  déjà  subi 
une  altération  notable  en  les  enveloppant  dans  une  pâte  de  chaux, 
de  cendres  et  d'eau,  qui  bientôt  forme  une  incrustation  protectrice: 
ce  sont  autant  de  vivres  dont  les  jonques  chinoises  approvisionnent 
les  navires. 

Les  célèbres  nids  d'hirondelles  nous  offrent  un  dernier  exemple  de 
cette  ingénieuse  aptitude  qui  porte  la  race  chinoise,  sous  l'influence 
d'un  climat  spécial,  à  varier  et  à  multiplier  indéfiniment  les  sub- 
stances alimentaires.  Ces  nids  comestibles,  dont  la  nature  était  jus- 
qu'à ce  jour  demeurée  incertaine,  ont  été  tour  à  tour  attribués  par 
un  grand  nombre  de  voyageurs  et  de  naturalistes  célèbres,  soit  à 
une  écume  de  mer  tenace,  provenant  des  semences  de  la  baleine, 
ramassées  par  ces  hirondelles  sur  les  rochers  (1),  soit  à  des  algues 
gélatineuses,  à  des  lichens,  soit  encore  à  du  suc  gastrique,  à  des 
mélanges  de  zoophytes,  de  frai  de  poisson,  ou  à  des  mucus  (2). 
,11  est  constant  aujourd'hui  que  les  nids  comestibles  d'hirondelles 
sont  formés  par  ime  substance  muqueuse  d'une  remarquable  abon- 
dance, mucus  tout  spécial  sécrété  au  temps  des  amours  de  ces 
petits  oissaux.  Importés  bruts  des  îles  de  la  Sonde, -les  nids  de  sa- 
langanes sont  à  Canton  l'objet  d'un  minutieux  nettoyage  à  la  main; 
classés  par  ordre  de  pureté  et  de  blancheur,  ils  coûtent  sur  le  mar- 
ché de  cette  ville  de  100  à  300  francs  le  kilo.  Une  qualité  d'une, 
exceptionnelle  bla'Ucheur  revient  à  773  francs  rendue  dans  Paris, 
où  elle  se  vend  1,000  francs  le  kilo  (3).  On  prépare  ces  nids  en  les 
maint-enant  dans  l'eau  ou  le  bouillon  à  la  température  de  100  de- 
grés pendant  deux  heures;  ils  sont  alors  réduits  à  des  filamens 
translucides  représentant  les  assises  du  nid  et  disséminés  dans  une 
solution  mucilagineuse ,  offrant  une  consistance  analogue  à  celle 
des  ailerons  de  requins  préparés.  Il  est  inutile  peut-être  d'ajouter 
que  le  haut  prix  de  cet  aliment  de  luxe  ne  saurait  être  justifié  par 
une  saveur  extraordinairement  agréable,  moins  encore  par  ses  pro- 
priétés nutritives  exceptionnelles.  On  ne  peut  l'expliquer  que  par  la 
ferme  confiance  des  Chinois  et  des  Orientaux  en  général  dans  les 
vertus  aphrodisiaques  attribuées  à  cette  substance  alimentaire. 

(1)  Willughby,  107C,  Ornith.  «  Ex  spuma  maris  basin  scopulorum  alluentis  tenacem 
quandam  materiam  colligunt  sive  ea  baïœnanim  seu  aliorum  piscium  sit  semen,  ex  qua 
8U0S  nidos  aedificant.  » 

C2)  Voyez  les  Comptes-rendus  de  l'Académie  des  Sciences,  1859,  p.  521. 

(3j  Pour  le  potage  d'une  personne,  il  faut  employer  un  nid  et  demi  pesant  12  grammes 
et  coûtant,  dans  ce  cas,  12  francs. 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  219 

Le  règne  végétal  n'a  pas  été  moins  hardiment  exploité  que  le 
règne  animal  par  les  Chinois.  Seulement  on  ne  rencontre  plus  ici 
des  alimens  aussi  éloignés  des  habitudes  européennes.  Le  riz  d'a- 
bord, à  titre  de  substance  amylacée,  remplit  en  Chine  comme  en 
Europe  un  rôle  semblable  à  celui  du  sucre  et  des  fécules.  Il  ne 
peut  suffire  seul  à  la  réparation  de  nos  organes,  car  les  substances 
azotées  s'y  trouvent  moins  nombreuses  et  en  plus  faibles  propor- 
tions que  dans  le  froment,  qui  lui-même  n'est  pas  assez  riche  sous 
ce  rapport.  Préparé  avec  soin  et  combiné  avec  un  régime  habile- 
ment varié  comme  celui  des  Chinois,  le  riz  remplit  un  rôle  utile.  Le 
procédé  chinois  pour  la  coction  du  Hz  est  des  plus  simples,  et  le 
nombreux  personnel  de  notre  expédition  fera  bien  de  l'imiter.  On 
fait  cuire  cet  aliment  dans  une  chaudière  ou  une  marmite  évasée 
à  l'aide  de  la  vapeur  produite  par  un  pe^jt  volume  d'eau,  qui  suffît 
pour  maintenir  humide  la  paroi  du  fond  correspondant  à  la  por- 
tion directement  chauffée  par  le  feu  (1).  Il  faut  environ  1  litre  d'eau 
pour  20  litres  de  riz.  Dans  cet  état,  on  emploie  le  riz  en  Chine  un 
peu  comme  le  pain  en  P'rance,  durant  les  repas  (2). 

Au  nombre  des  autres  alimens  tirés  par  les  Chinois  des  végétaux 
se  rencontrent  :  1"  des  tubercules,  ignames,  patates,  produits  de 
plantes  féculentes;  2''  des  fruits  à  noyau  et  à  pépins,  en  particulier 
la  remarquable  pêche  d'Amoy,  les  oranges  dites  mandarines^  des 
graines  de  légumineuses,  des  haricots,  des  fèves,  etc.;  S'^  des  feuilles 
ou  plantes  herbacées,  des  choux,  notamment  le  pcl-saîe^  dit  pak- 
soy,  des  algues  marines  qui  fournissent  des  gelées  alimentaires. 
L'une  de  ces  plantes  donne  aux  industrieux  Chinois  une  sorte  d'ex- 
trait qu'ils  moulent  en  longues  et  légères  bandelettes  blanches,  ven- 
dues sous  le  nom  de  nionsse  de  Chine.  La  plus  remarquable  pro- 

(1)  La  marmite  à  faire  cuire  le  riz  est  au  nombre  des  ustensiles  de  ménage  qui  dans 
l€>s  familles  chinoises  se  transmettent  de  génération  en  génération. 

(2)  Souvent  môme  les  repas  sont  terminés  par  une  dernière  ration  de  riz  et  précédés, 
chez  quelques  grands  personnages,  par  des  sucreries  plus  ou  moins  abondantes  et  va- 
riées; ces  usages  ont  peut-être  poi^r  but  et  pour  résultat  utile  d'éviter  l'excitation  aux 
excès  de  table  en  donnant  la  première  place  aux  plus  sapides  et  plus  agréables  alimens. 
Il  résulte  en  outre  de  ces  habitudes  générales  que  la  fabrication  de  sucreries  nombreuses 
et  variées  constitue  une  des  plus  importantes  industries  de  l'empire,  et  que  de  très 
grandes  fortunes  ont  été  acquises  par  les  confiseurs,  qui  ont  des  comptoirs  dans  un 
grand  nombre  de  cités  à  la  fois.  Le  bas  prix  du  sucre  et  la  grande  abondance  des  fruits 
Taries  en  Chine  ont  énormément  développé  la  fabrication  et  la  consommation  des  su- 
creries de  toute  nature,  et  donné  lieu  à  des  exportations  considérables  de  préparations 
alimentaires.  La  production  des  fruits  confits  et  autres  friandises  en  Chine  dépasse  an- 
nuellement 300  millions  de  kilog.  La  consommation  du  sucre  en  Cochinchine  est  plus 
considérable  encore,  par  suite  du  plus  bas  prix  de  ce  produit,  qui  coûte  seulement 
1  sou  1/2  la  livre,  et  de  l'habitude  générale  de  l'associer  au  riz  dans  l'alimentation  or- 
dinaire de  la  population. 


220  REVUE   DES   DEUX   MONDES." 

priété  de  cette  préparation  est  de  faire  prendre  en  gelée  consistante 
cinq  cents  fois  son  poids  d'eau  (dix  fois  plus  que  la  colle  de  poisson). 

Un  tel  régime  alimentaire  suppose  des  condimens  variés  qui  fas- 
sent disparaître  la  saveur  assez  fade  des  principaux  mets.  L'alimen- 
tation chinoise  sous  ce  rapport  ne  laisse  rien  à  désirer.  Le  gingem- 
bre, le  poivre,  le  curcuma,  la  noix  d'Arec,  quelques  autres  épices,  y 
tiennent  une  grande  place.  Gomme  préparation  essentiellement  pro- 
pre au  pays,  il  faut  citer  surtout  un  liquide  doué  d'une  saveur  forte, 
mais  assez  agréable,  nommé  soya.  Cette  sauce  nationale  est  préparée 
dans  chaque  famille  d'après  des  recettes  diverses,  mais  qui  admet- 
tent toutes  l'emploi  d'une  variété  de  haricots  noirs,  réduits  par  la 
coction  en  une  bouillie  épaisse,  soumise  à  une  fermentation  qui  dé- 
veloppe certains  produits  cryptogamiques  analogues  à  ceux  qjii'on 
oberve  dans  les  fromages  conservés  à  Rochefort.  La  bouillie  ainsi 
obtenue  forme  une  pâte  qui,  dégagée  de  ses  moisissures  et  délayée 
dans  l'eau  chaude,  laisse  surnager  un  liquide  très  savoureux,  con- 
servé en  bouteilles  par  les  Chinois,  et  connu  dans  le  Céleste-Empire 
sous  le  nom  de  soya. 

Revenons  au  plus  sain  des  condimens,  c'est-à-dire  au  thé,  dont 
l'usage  devient  nécessaire  quand,  adoptant  la  coutume  chinoise,  on 
associe  au  riz  d'assez  fortes  proportions  de  substances  animales  di- 
versement préparées  (1) ,  quand  surtout  il  faut  suivre  ce  régime  si 
compliqué  au  milieu  des  influences  malfaisantes  d'un  pays  maréca- 
geux. Les  eaux  ne  deviennent  en  effet  potables  dans  certaines  par- 
ties de  la  Chine  que  clarifiées  à  l'aide  de  l'alun  (1/2  millième),  ou 
corrigées  par  l'ébuUition  et  l'infusion  de  thé,  qui  les  purifient  et  les 
dégagent  de  diverses  matières  organiques  en  fermentation.  D'ail- 
leurs les  Chinois  ne  consomment  que  rarement  des  boissons  froides, 
et  dan.3  ce  cas  les  liquides  préférés  sont  un  vin  de  riz  et  un  faible 
alcool  de  céréales.  Espérons  qu'il  sera  facile  à  tous  les  Européens 
conduits  en  Chine  de  s'habituer  à  un  régime  que  semble  réclamer 
impérieusement  la  température  du  pays.  L'usage  du  thé  s'impose 

dans  les  contrées  humides  à  ceux  même  qui  ne  pouvaient  le  sup- 

• 

(1)  On  peut  supposer  que  certains  alimens  de  cette  catégorie  exciteront  une  certaine 
répugnance  chez  les  personnes  non  habituées  à  en  faire  usage.  On  évitera  peut-être 
cette  répulsion,  si  l'on  pousse  jusqu'au  bout  les  pratiques  habituelles  des  Chinois,  en  fai- 
sant comme  eux  hacher  très  menu  toutes  les  viandes;  de  telle  sorte,  toutes  différences 
de  formes  entre  lièvres,  chevreuils,  perdreaux,  faisans,  chiens,  chats  et  rats  disparais- 
sent entièrement.  Nous  devons  ajouter  que  les  consommateurs  indigènes,  comme  les 
étrangers,  ont  toute  facilité  dans  le  choix  des  formes  de  ces  préparations  culinaires,  car 
le»  rôtiHRCurs  chinois  sont  très  habiles;  ils  savent  présenter  aux  acheteurs  sous  d'appé- 
tistmiteB  apparences  les  animaux  rôtis  entiers,  môme  très  volumineux,  tels  par  exemple 
que  les  cochons,  qu'il»  suspendent  à  cet  effet  dans  des  fours  en  tôle  au-dessus  d'ua 
brasier  ardent. 


r 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  221 

porter,  comme  le  prouve  l'exemple  de  certains  Français  établis  en 
Angleterre  (1). 

Il  y  a  un  fait  d'ailleurs  qu'ont  dû  mettre  en  évidence  nos  études 
sur  les  principales  boissons  alimentaires  :  c'est  l'influence  exercée 
par  le  climat,  les  mœurs,  les  habitudes  de  travail,  sur  le  dévelop- 
pement de  la  consommation  dans  les  divers  pays.  On  combat  les 
chaleurs  sèches  de  l'Afrique  par  le  café,  les  chaleurs  humides  du 
Nouveau-Monde  par  le  chocolat,  les  émanations  marécageuses  sur 
les  divers  points  du  globe  par  le  thé.  De  là  des  difl"érences  infinies 
dans  l'accueil  fait  à  ces  boissons  en  dehors  des  contrées  d'où  elles 
sont  originaires.  Le  café,  qui  soutient  l'Arabe,  forcément  sobre 
durant  ses  courses  au  désert,  fournit  de  même  un  puissant  auxi- 
liaire au  voyageur  exposé  à  de  longues  fatigues,  au  laborieux  mi- 
neur, contraint,  dans  les  Andes  comme  en  Belgique,  de  compléter 
des  rations  alimentaires  à  peine  suffisantes.  Le  chocolat  est  recher- 
ché dans  tous  les  pays  où  règne  une  température  énervante  qui 
fait  adopter  un  breuvage  nutritif  de  préférence  à  une  alimentation 
solide.  Le  thé,  à  son  tour,  avec  la  chaleur  vivifiante  et  les  douces 
sensations  qu'il  répand  dans  toute  l'économie,  procure  une  excita- 
tion générale,  qui  vient  en  aide  aux  forces  digestives,  augmente  l'é- 
nergie de  l'organisme,  et  oppose  une  salutaire  résistance  à  l'action 
débilitante  des  influences  paludéennes.  Pour  nous  en  tenir  à  cette 
dernière  boisson,  à  l'usage  qu'on  en  fait  et  qu'on  en  devrait  faire 
en  France,  un  premier  point  est  également  à  noter  :  c'est  que,  notre 
climat  étant  plus  sec  que  celui  de  la  Grande-Bretagne ,  les  popula- 
tions françaises  sont  soumises  à  d'autres  conditions  hygiéniques.  Le 
thé  n'entre  pas  dans  le  régime  habituel  de  l'alimentation;  on  le  ré- 
serve pour  quelques  soirées  intimes,  pour  quelques  réunions  mon- 
daines, etc.  Ce  n'est  guère  que  contraints  par  la  maladie  et  avertis 
par  leurs  médecins  que  les  gens  de  la  campagne  font  usage  de  cette 
infusion.  Que  de  pays  cependant  où  le  thé  pourrait  exercer  une 

(1)  Pour  se  défendre  en  Chine  des  influences  malsaines  du  climat,  bien  plus  redou- 
tables que  les  armées,  il  faut  introduire  dans  l'alimentation  l'usage  continuel  de  l'eau 
clarifiée,  des  infusions  de  thé  et  des  rations  suffisamment  nutritives,  c'est-à-dire  conte- 
nant des  doses  bien  équilibrées  d'àlimens  féculens  ou  farineux  et  de  produits  azotés  ou 
tirés  des  animaux.  L'usage  des  viandes  conservées  devient  ainsi  indispensable  aux  Eu- 
ropéens qui  auraient  de  la  répugnance  pour  la  viande  du  pays,  et,  chose  singulière, 
cette  branche  de  l'alimentation  européenne  est  favorisée  par  la  nation  qui  possède  le 
plus  aujourd'hui  les  sympathies  de  la  Chine.  Depuis  le  siège  de  Sébastopol,  un  Français 
a  établi  en  Crimée,  principalement  avec  le  concours  des  capitalistes  russes,  une  indus- 
trie nouvelle  qui  utilise  des  débris  animaux  naguère  perdus,  et  dont  les  premiers  pro- 
duits, expédiés  en  France  sous  forme  de  conserves  alimentaires,  viennent  d'être  achetés 
par  le  gouvernement  français,  afin  d'être  ajoutés  aux  munitions  embarquées  pour  l'ex- 
pédition de  Chine. 


22*2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

action  bienfaisante  !  Bornons-nous  à  signaler  certains  districts  fié- 
vreux de  la  Sologne  et  de  la  Dombes.  L'usage  du  thé  n'y  amélio- 
rerait-il pas,  comme  en  Chine,  comme  dans  la  Grande-Bretagne, 
les  fâcheuses  conditions  de  la  vie  humaine?  On  doit  souhaiter  que 
des  relations  plus  largement  ouvertes  avec  l'empire  de  la  Chine  et 
l'abaissement  des  droits  mettent  un  jour  ce  produit  de  première 
nécessité  à  la  disposition  des  familles  souffrantes  de  tant  de  loca- 
lités dont  l'atmosphère  contient  des  germes  de  maladie  et  de  mort. 
Enfin,  si  l'on  veut  embrasser  dans  un  rapide  coup  d'œil  l'ensemble 
des  faits  que  nous"  venons  d'exposer,  il  sera  facile  d'en  tirer  aussi 
quelques  conséquences  positives.  Mieux  qu'aucune  autre  contrée  du 
globe,  la  Chine  réunit  les  conditions  favorables  à  la  culture  du  fhé. 
Malheureusement,  dans  le  commerce  international  avec  le  Céleste- 
Empire,  une  partie  notable  des  thés  préparés  en  vue  des  exporta- 
tions cachent  sous  de  belles  apparences  des  substances  étrangères 
insalubres.  Puisque  la  culture  et  la  production  du  thé  nous  sont  re- 
fusées, puisqu'au  moyen  d'une  expédition  dispendieuse  on  veut 
s'assurer  des  relations  meilleures  avec  le  Céleste -Empire,  il  faut 
non-seulement  se  garder  d'imiter  la  Chine  dans  la  préparation  frau- 
duleuse de  la  feuille  aromatique,  il  faut  encore  déjouer  de  coupa- 
bles manœuvres;  il  faut  aussi  s'efforcer  de  populariser  le  bienfai- 
sant breuvage  dans  les  contrées  marécageuses  de  la  France  et  du 
nord  de  l'Europe,  où  il  doit  intervenir  comme  un  agent  thérapeu- 
tique indispensable.  Si  le  café  et  le  chocolat  se  recommandent 
par  leurs  qualités  alimentaires,  appréciables  surtout  dans  les  pays 
chauds,  le  thé  n'a  pas  un  rôle  moi«s  utile  à  remplir  en  Europe, 
soit  dans  nos  villes,  où  ses  propriétés  toniques  peuvent  exercer  une 
action  si  salutaire,  soit  dans  les  campagnes  déshéritées  de  la  na- 
ture, où  il  opposerait  un  énergique  antidote  aux  malignes  influences 
du  climat. 

PaYEN,    de  rinstitut. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


I 


31  décembre  1859. 


Le  mot  seul  de  congrès  avait  eu  une  vertu  magique  d'apaisement.  On  allait 
donc  le  tenir  enfin,  ce  merveilleux  spécifique  de  paix  !  On  se  rassurait  par 
système.  On  ne  voulait  plus  rien  prévoir  ni  rien  entendre.  Les  questions 
italiennes!  on  les  o-ubliait,  on  les  ajournait  jusqu'au  moment  où  les  médecins 
consultans  de  l'Europe  se  réuniraient  au  palais  du  quai  d'Orsay.  Le  congrès 
reculait-il  du  5  janvier  au  19,  tant  mieux;  c'étaient  quinze  jours  de  gagnés 
pour  ce  suave  et  trop  court  far  niente  politique.  Il  est  si  doux  de  faire  durer 
les  rêves  où  l'on  se  donne  la  joie  d'espérer  tout  ce  que  l'on  souhaite;  la 
seule  chose  préférable  est  de  ne  penser  à  rien.  Eh  bien  I  ce  n'est  pas  nous 
qui  aurons  le  cœur  de  blâmer  ceux  qui,  sachant  estimer  cette  trêve,  l'ont 
voulu  déguster  sans  distraction  ;  elle  a  duré  moins  longtemps  encore  qu'ils 
ne  semblaient  pouvoir  se  le  promettre.  Nous  ne  savons  si,  au  temps  où  nous 
vivons,  la  France  possède  des  astrologues  :  nous  les  prions  naïvement  de 
nous  dire  si  la  fin  de  décembre  et  le  commencement  de  janvier  sont  dé- 
sormais destinés  à  être  une  époque  climatérique  pour  notre  politique.  Force 
•  superstitieux  l'affirmaient  d'avance  aux  approches  de  cette  fin  d'année ,  et 
vont  le  croire  de  plus  belle,  grâce  à  l'efi'et  produit  par  une  simple  brochure  : 
Le  Pape  et  le  Congrès. 

Cette  brochure  a  fait  tout  le  mal;  mais  avant  d'aborder  le  monstre,  encore 
faut-il  le  reconnaître.  Ici  notre  embarras  est  extrême,  et  nous  n'avons  d'au- 
tre façon  de  nous  en  tirer  que  de  le  confesser  franchement.  La  brochure  est 
anonyme;  elle  n'avoue  pas  son  origine.  D'où  vient-elle?  —  Notre  première 
tâche  est  de  déchiffrer  cette  énigme.  Si  elle  est  l'émanation  spontanée  d'un 
écrivain  isolé,  elle  ne  doit  être  jugée  que  sur  son  simple  mérite;  c'est  une 
affaire  de  mince  importance.  Si  elle  est  l'expression  de  la  politique  du  gou- 
vernement français,  elle  change  de  caractère  :  les  opinions  d'un  gouverne- 
ment sont  des  engagemens  qui  lient  la  nation,  elles  sont  des  actes  gros 
d'événemens.  Dans  la  première  hypothèse,  la  brochure  n'eût  fait  ni  une 


22à  REVUE  DES  DEUX  MOiSDES. 

vive  ni  une  longue  sensation.  Les  conclusions  qu'elle  donne  ne  sont  point  une 
nouveauté.  De  nombreux  écrivains  libéraux  se  sont  efforcés  déjà  de  démon- 
trer les  incompatibilités  du  pouvoir  spirituel  de  la  papauté  avec  les  con- 
ditions d'un  bon  gouvernement  dans  les  états  soumis  au  pouvoir  temporel  du 
saint-siége;  les  modérés,  ceux  qui  se  contentent  de  marcher  avec  les  faits, 
ont  demandé  que  la  séparation  de  la  Romagne,  déjà  accomplie,  fût  sanction- 
née par  l'Europe;  les  plus  modérés  même  se  fussent  tenus  pour  satisfaits 
d'un  gouvernement  laïque  établi  dans  les  Romagnes  sous  forme  de  vice- 
royauté  ou  de  vicariat,  et  réuni  au  saint-siége  par  une  simple  vassalité.  Si  la 
brochure  eût  été  l'œuvre  d'un  écrivain  ordinaire,  elle  n'eût  apporté  qu'une 
adhésion  particulière  de  plus  aux  opinions  que  nous  venons  d'indiquer  :  elle 
n'eût  point  excité  une  grande  attention  ;  tout  au  plus  dans  le  camp  libéral 
eût-on  raillé  l'écrivain  de  la- singulière  contradiction  sur  laquelle  sa  thèse 
est  bâtie,  puisqu'il  veut  prouver  à  la  fois,  et  que  le  pape  doit  nécessairement 
être  souverain  temporel,  et  que  le  pape  ne  peut  pas  être  un  bon  souverain; 
on  eût  ri  surtout  de  ce  type  de  Romain,  de  ce  moine  contemplateur  et  ar- 
tiste, fureteur  d'antiquités  et  amateur  de  processions,  cicérone  de  musées 
et  diseur  de  patenôtres,  de  ce  civis  romanus  retranché  du  domaine  de  l'acti- 
vité humaine  :  étrange  fantaisie,  où  l'auteur  résume  les  félicités  qu'il  destine 
avec  une  si  naïve  inconséquence  aux  habitans  de  Rome.  Peut-être  eût- on 
douté  de  la  sincérité  du  catholicisme  qu'il  affecte  tout  en  se  cachant  sous 
la  cagoule  de  l'anonyme.  On  eût  fait  honneur  à  l'écrivain  en  s'occupant 
ainsi  de  son  œuvre,  et  l'on  eût  pris  congé  de  lui  sans  déplaisir.  La  chose  est 
bien  différente  si  l'on  doit  lire  dans  la  brochure  la  pensée  d'un  gouverne- 
ment. L'opinion  du  publiciste  iéolé  était  peu  de  chose  en  elle-même  ;  elle  ne 
valait  que  par  la  force  et  l'élévation  du  talent  employé  à  l'exposer  et  à  la 
défendre.  C'est  tout  le  contraire  pour  un  écrit  gouvernemental  :  les  lacunes 
ou  les  chocs  du  raisonnement,  la  bizarrerie  des  conceptions,  n'enlèveraient 
point  à  un  tel  écrit  son  immense  portée  ;  les  conclusions  pratiques  restent 
en  effet  malgré  tout,  et  sont  alors  l'essentiel.  Si,  par  exemple,  la  brochure 
qui  nous  occupe  avait  l'origine  qu'on  lui  prête,  elle  nous  informerait  des 
directions  nouvelles  de  la  politique  française  ;  elle  nous  annoncerait  que  la 
France  e,st  disposée  à  prendre  vis-à-vis  du  congrès  le  parti  des  faits  accom- 
plis en  Italie,  le  parti  de  la  Romagne  contre  une  restauration  papale,  le 
parti  des  duchés  contre  le  rétablissement  des  archiducs  ;  elle  nous  appren- 
drait que  la  France  demanderait  au  congrès  la  révision  des  engagemens  de 
Villafranca.  Une  si  grave  signification  n'eff"ace-t-elle  pas  l'effet  d'une  argu- 
mentation mal  enchaînée  ou  de  quelques  conceptions  maladroites? 

Nous  revenons  donc  à  la  question.  :  la  brochure  le  Pape  et  le  Congrès  est- 
elle  une  production  individuelle,  ou  exprime-t-elle  la  pensée  du  gouverne- 
ment? L'on  trouvera  peut-être  que  c'est  pousser  trop  loin  la  naïveté  ou  la 
subtilité  que  de  poser  une  question  semblable,  et  que  c'est  avoir  l'esprit 
mal  fait  que  ne  pas  accepter  bonnement  et  simplement  ce  singulier  écrit 
avec  le  sens  que  le  public  y  attache  partout  en  France  et  à  l'étranger.  A  un 
tel  reproche,  notre  réponse  est  facile.  L'embarras  que  nous  manifestons, 
nous  réprouvons  sincèrement,  et  si  cet  étonnement  des  brochures  anonymes 
pouvait  devenir  un  procédé  gouvernemental,  nous  croirions  rendre  un  véri- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  225 

table  service  au  public  et  au  pouvoir  en  exposant  aujourd'hui  les  causes  sé- 
rieuses de  notre  embarras,  car  c'est  le  meilleur  moyen  de  signaler  le  vice  et 
le  péril  d'un  tel  système.  A  nos  yeux,  il  est  d'un  intérêt  public  éminent  que 
la  véritable  pensée  du  pouvoir  sur  les  grandes  questions  politiques  engagées 
soit  clairement  exprimée.  L'intérêt  des  affaires,  nous  le  savons,  ne  permet 
point  aux  gouvernemens  de  faire  connaître  leurs  vues  à  toute  heure;  mais 
lorsqu'un  gouvernement  juge  utile  d'éprouver  ses  desseins  sur  l'opinion  pu- 
blique, il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  d'incertitude  et  d'ambiguïté  dans  sa  pensée, 
pas  de  méprise  possible  sur  la  forme  où  il  juge  à  propos  de  la  produire.  Nous 
ne  craindrons  pas  de  le  dire  :  il  y  a  là  pour  un  gouvernement  plus  qu'une 
mesure  de  prudence,  il  y  a  un  devoir  d'honneur.  Pour  prendre  un  exemple 
dans  la  question  actuelle,  dans  la  question  romaine  et  italienne,  que  d'in- 
térêts élevés,  respectables,  pressans,  sont  attachés  à  l'interprétation  de  la 
politique  française,  que  l'on  doive  chercher  oui  ou  non  cette  interprétation 
dans  une  brochure  !  Il  y  a  l'intérêt  des  grands  états  européens  convoqués 
pour  préparer  de  concert  avec  nous  l'arrangement  des  affaires  d'Italie;  il  y 
a  l'intérêt  du  monde  catholique  en  général,  du  clergé  et  des  catholiques 
français  en  particulier,  dont  nous  ne  partageons  pas  les  préjugés  à  l'endroit 
de  Rome,  mais  dont  nous  ne  pouvons  méconnaître  que  la  voix  a  droit  de  se 
faire  entendre  dans  le  règlement  d'une  question  qui  prend  à  leurs  yeux  la 
gravité  d'une  question  de  liberté  de  conscience  ;  il  y  a  l'intérêt  des  popula- 
tions italiennes,  qu'une  impulsion  mal  comprise  de  la  France  pourrait  pous- 
ser intempestivement  à  une  imprudente  exaltation  d'espérances  ou  précipi- 
ter dans  le  désespoir;  il  y  a  enfin,  quoique  infimes,  les  intérêts  du  capital  et 
du  travail,  les  intérêts  des  affaires,  si  sensibles  aux  accidens  de  la  politique. 
Nous  ne  nous  tromperons  pas  en  disant  que  ces  intérêts  divers  ressentent 
le  même  embarras  que  nous  éprouvons  nous-mêmes  à  propos  de  la  bro- 
chure. ÏÏs  sont  les  uns  et  les  autres  réduits  à  une  situation  peu  digne  et  peu 
sûre  :  peu  digne,  car  il  est  triste  d'être  obligé,  pour  régler  sa  conduite,  de  se 
perdre  en  commentaires  sur  une  expression  problématique  de  la  pensée  du 
gouvernement;  peu  sûre,  car  que  faut-il  pour  changer  en  déception  abso- 
lue les  plus  plausibles  inductions  qui  se  puissent  tirer  d'un  écrit  anonyme? 
Un  désaveu,  une  note  explicative  du  Moniteur,  rien  de  plus. 

La  difficulté  de  se  prononcer  est  grande  pour  des  esprits  sérieux  et  des 
hommes  de  bonne  foi  :  qu'on  en  juge.  Si  nous  prenons  pour  guides  les  actes 
officiels  auxquels  ont  donné  lieu  les  affaires  d'Italie,  il  ne  nous  est  pas  per- 
mis de  voir  dans  la  brochure  la  pensée  du  gouvernement  français.  D'abord 
le  Moniteur  nous  a  maintes  fois  avertis  qu'il  était  le  seul  organe  du  gou- 
vernement, et  qu'aucune  publication  n'avait  qualité  pour  partager  avec  lui 
cette  fonction.  Le  gouvernement  s'est  d'ailleurs  à  plusieurs  reprises  expli- 
qué sur  les  affaires  d'Italie  en  des  termes  qui  ne  sauraient  se  concilier  avec 
les  vues  présentées  dans  la  brochure.  En  commençant  la  guerre,  l'empereur 
n'a-t-il  pas  dit  :  «  Nous  n'allons  pas  en  Italie  fomenter  le  désordre  ni  ébran- 
ler le  pouvoir  du  saint-père,  que  nous  avons  replacé  sur  son  trône  !  »  Dans 
sa  circulaire  aux  évêques,  le  ministre  des  cultes  vers  la  même  époque  ne 
repoussait-il  pas  la  pensée  que  Vintégrité  du  pouvoir  du  saint-siége  pût  être 
compromise  par  la  guerre  "d'Italie?  Peu  de  temps  après,  à  Rennes,  à  propos 

TOME  XXV.  15 


226  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  l'inauguration  de  l'archevêché,  le  nonce  du  pape  ne  rappelait-il  pas  «  les 
déclarations  solennelles  faites  par  l'empereur  et  l'illustre  ministre  ici  pré- 
sent, »  et  le  ministre  des  cultes  ainsi  désigné  ne  répondait-il  pas  au  nonce  : 
«  Le  cri  de  guerre  retentit  en  Italie,  et  il  n'a  rien,  grâce  au  ciel,  qui  puisse 
eflfrayerle  père  des  fidèles?  C'est  l'empereur  en  effet  qui  tient  l'épée  de  la 
France,  et  dans  le  feu  des  combats,  au  milieu  des  bataillons  ennemis  rompus 
et  dispersés,  il  n'oubliera  jamais  la  modération  des  pensées,  la  puissance  du 
droit  et  le  respect  des  choses  saintes.  »  La  paix  de  Villafranca  ne  faisait  pas 
allusion  aux  états  du  saint-père;  mais  elle  annonçait  la  restauration  des  ar- 
chiducs dans  l'Italie  centrale,  des  archiducs,  qui  cependant  avaient  pris  parti 
pour  l'Autriche,  ce  qui  semblait  impliquer  la  conservation  pure  et  simple 
des  droits  du  saint-père  sur  l'intégrité  de  son  domaine  temporel,  puisque  le 
saint-père  était  demeuré  neutre  pendant  la  guerre  et  que  sa  neutralité  avait 
été  reconnue  par  nous.  On  ne  peut  avoir  oublié  la  fameuse  note  publiée  par 
le  Moniteur  le  9  septembre,  où  l'exécution  complète  du  traité  de  Villa- 
franca était  si  chaudement  recommandée  aux  populations  de  l'Italie  cen- 
trale, où  des  mots  si  sévères,  les  mo*ts  de  passion  et  d'intrigue,  étaient 
employés  pour  qualifier  les  actes  des  gouvernemens  provisoires,  où  les 
meneurs  du  mouvement  italien  étaient  accusés  de  plus  se  préoccuper  de 
petits  succès  partiels  que  de  l'avenir  de  la  patrie  commune.  Enfin  la  lettre 
de  l'empereur  au  roi  de  Sardaigne,  qui  semblait  donner  la  mesure  extrême 
des  concessions  que  le  gouvernement  français  était  disposé  à  faire  aux  vœux 
de  l'Italie  centrale,  est  encore  dans  toutes  les  mémoires.  L'on  remarqua  la 
confiance  extrême  avec  laquelle  elle  fut  accueillie  par  les  organes  du  parti 
catholique.  Après  cette  série  de  témoignages,  avec  cet  ensemble  d'évidences, 
pour  nous  servir  de  l'énergique  expression  anglaise,  aurait-on  juridiquement 
le  droit  d'attribuer  au  gouvernement  français  l'inspiration  d'un  écrit  dont 
la  conclusion  pratique  est  ainsi  formulée  :  «  Nous  voudrions  que  le  congrès 
reconnût  comme  un  principe  esseiitiel  de  l'ordre  européen  la  nécessité  du 
pouvoir  temporel  du  pape?  Pour  nous,  c'est  là  le  point  capital.  Le  principe 
nous  paraît  ici  avoir  plus  de  valeur  que  la  possession  territoriale  plus  ou 
moins  grande  qui  en  sera  la  conséquence  naturelle.  Quant  à  cette  possession 
elle-même,  la  ville  de  Rome  en  résume  surtout  l'importance;  le  reste  n'est 
que  secondaire.  »  Nous  ne  le  pensons  pas.  Pourtant  voyez  avec  quel  art, 
quelles  précautions,  quelles  habiletés  de  mise  en  scène  la  brochure  a  été 
présentée  au  public!  Le  journal  officiel  n'a  point  parlé,  il  est  vrai;  mais  les 
journaux  officieux,  ceux  que  l'on  a  toutes  raisons  de  croire  bien  informés, 
ont  employé  tous  les  moyens  pour  nous  y  faire  reconnaître  une  révélation 
d'en  haut.  Avec  quell(^  respectueuse  admiration,  avec  quelle  dévotion,  pour 
mieux  dire,  n'ont-ils  point  parlé  de  ces  pages  sacrées?  Ne  sont-ils  pas  allés 
jusqu'à  traiter  d'opposition  politique  et  de  rébellion  d'esprit  de  parti  le 
moindre  geste  de  dissidence  ou  d'incrédulité?  N'ont-ils  pas  voulu,  avec  le 
zèle  de  la  conviction  la  plus  persuasive,  nous  forcer  d'adorer  sous  les  es- 
pèces et  apparences  de  la  brochure  le  mystère  de  la  présence  réelle?  Ne 
faudrait-il  voir  là  que  les  artifices  d'une  spéculation  gigantesque  sur  la  cu- 
riosité et  la  crédulité  publiques,  la  réclame  la  plus  vaste,  la  mieux  ourdie, 
'la  mieux  soutenue  qui  ait  encore  amorcé  l'opinion?  Gomment  ne  pas  com- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  227 

prendre  et  ne  pas  plaindre  la  perplexité  dans  laquelle  nous  sommes  placés? 
Nous  courons  le  danger,  —  et  ici  Ton  nous  passera  Toutrecuidance  de  par- 
ler au  nom  de  la  diplomatie  européenne,  au  nom  des  intérêts  financiers  et 
industriels,  au  nom  des  populations  italiennes,  au  nom.  Dieu  nous  pardonne! 
du  pape  lui-même,  —  nous  courons  le  danger,  ou  de  méconnaître  et  de 
travestir  la  vraie  politique  du  gouvernement,  ou  d'être  dupes  d'une  mysti- 
fication colossale.  Le  danger  est  grave,  qu'on  veuille  bien  le  remarquer,  car 
l'ambiguïté  et  l'incertitude  ne  profitent  qu'à  ceux  qui  se  croient  favorisés 
par  la  brochure  ;  ceux-là  sont  intéressés  à  croire,  et  s'exaltent  dans  la  foi 
que  l'écrit  anonyme  encourage.  Cette  même  ambiguïté  désarme  au  contraire 
ceux  dont  la  brochure  attaque  les  intérêts  et  les  opinions;  ceux-là  sont  offi- 
ciellement obligés  de  ne  pas  croire  à  l'autorité  de  ce  manifeste.'  Au  fond,  cfe 
procédé  devrait  être  écarté,  repoussé  par  tout  le  monde,  car  il  peut  être  re- 
tourné contre  ceux  qu'il  sert  passagèrement  en  apparence.  Il  compromet  la 
dignité  des  gouvernemens,  il  blesse  la  sincérité  des  opinions,  il  ébranle  la 
sûreté  des  relations.  Nous  répudions,  quant  à  nous,  pour  les  causes  que  nous 
aimons,  l'avantage  de  tels  moyens.  Nous  ne  voudrions  pas  l'emporter  sur  nos 
adversaires  par  surprise.  Nous  croyons  devoir  la  franchise  à  nos  ennemis. 
Aussi,  malgré  les  profonds  dissentimens  qui  nous  séparent  de  M.  l'évêque 
d'Orléans,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'applaudir  à  ce  cri  de  con- 
science virile  par  lequel  il  demande  à  l'auteur  de  la  brochure  de  rompre 
l'anonyme.  «  Il  faut  un  visage  ici;  il  faut  des  yeux  dont  on  puisse  connaître 
le  regard,  un  homme  enfin  qui  réponde  de  ses  paroles.  » 

La  brochure  simplifiera- t-elle  les  difficultés  de  l'Italie?  Malgré  les  objec- 
tions que  nous  opposons  à  la  forme  de  cet  écrit,  nous  le  souhaiterions  sin- 
cèrement; mais  nous  n'osons  l'espérer.  La  brochure  suppose  en  effet  que 
la  question  de  la  Romagne  pourra  être  résolue  par  l'autorité  du  congrès,  et 
d'un  autre  côté  elle  passe  sous  silence  la  solution  pratique  et  finale  récla- 
mée par  l'Italie  centrale,  l'annexion  au  Piémont.  Examinons  à  ces  deux 
points  de  vue  les  perspectives  des  questions  italiennes. 

L'on  dit  déjà,  et  c'est  un  des  premiers  effets  de  la  publication  anonyme, 
que  la  convocation  du  congrès  est  encore  retardée.  Cela  ne  nous  étonne 
point.  Il  serait  naturel  que  l'éclat  de  cette  brochure  eût  porté  quelques 
gouvernemens  à  considérer  une  négociation  préparatoire  comme  un  préli- 
minaire obligé  de  la  réunion  du  congrès.  Il  importe  beaucoup  à  des  puis- 
sances qui  se  réunissent  en  congrès  d'être  assurées  d'avance  de  leur  ac- 
cord :  autrement  les  délibérations  mêmes  du  congrès  pourraient  donner 
lieu  à  des  scissions  et  à  des  luttes  d'influences,  à  des  traités  particuliers,  à 
la  formation  d'alliances  séparées,  et  se  terminer  par  des  conflits.  Cet  intérêt 
est  plus  évident  encore  dans  les  circonstances  où  le  prochain  congrès  est 
appelé  à  se  réunir.  Ces  circonstances  sont  loin  de  ressembler  à  celles  où  se 
trouvait  en  1815  le  congrès  de  Vienne,  dont  la  brochure  invoque  les  précé- 
dens  avec  trop  peu  de  discernement.  Le  congrès  de  Vienne  était  la  liquida- 
tion d'une  guerre  de  vingt  ans,  dans  laquelle  toutes  les  parties  de  l'Europe, 
de  Moscou  à  Cadix  avaient  été  successivement  ou  simultanément  engagées. 
Tous  les  états  continentaux  avaient  été  remaniés  ou  transformés  pendant 
cette  période,  et  la  ruine  de  Napoléon  laissait  une  masse  énorme  de  terri- 


228  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

toires  dont  il  fallait  opérer  la  distribution.  En  outre,  le  congrès  de  Vienne 
n'avait  à  se  mouvoir  que  dans  les  données  de  l'ancien  droit  européen,  du 
droit  légitimiste,  et  ne  devait  pas  rencontrer  dans  son  œuvre  les  prétentions 
d'un  droit  rival,  du  droit  populaire.  Enfin  le  congrès  de  Vienne  n'avait  pas 
sa  liberté  d'action  enchaînée  :  aucune  des  puissances  qui  le  formaient  n'a- 
vait abdiqué  pour  ses  résolutions  la  sanction  de  la  force.  ♦ 

Quel  contraste  avec  le  champ  d'action  et  les  facultés  du  prochain  congrès 
de  Paris  !  Celui-ci  n'a  pas  de  territoires  à  distribuer  ;  la  guerre  d'Italie  n'a 
donné  lieu  qu'à  une  conquête,  celle  de  la  Lombardie.  L'emploi  de  cette  con- 
quête est  déjà  déterminé  par  le  traité  de  Zurich.  Dans  le  règlement  de  la  si- 
tuation du  reste  de  l'Italie,  une  question  de  principe  domine  avant  tout  les 
arrangemens  territoriaux  qu'il  y  aurait  à  prendre.  Cette  question  de  principe 
est  un  conflit  entre  le  principe  légitimiste  et  le  droit  populaire.  Il  s'agit  de 
savoir  d'abord  qui  l'emportera,  du  droit  des  souverains  invoquant  les  traités 
et  les  titres  d'hérédité,  ou  du  droit  des  populations  manifestant  leur  souve- 
raineté par  leurs  vœux.  Personne  n'admettra  que  cette  question  puisse  être 
éludée  au  sein  du  congrès  ;  il  faudrait  pour  cela  que  les  princes  dépossédés 
commençassent  par  faire  au  congrès  l'abandon  de  leurs  droits,  s'en  remet- 
tant à  lui  pour  les  compensations  qu'il  saurait"  leur  procurer  dans  les  arran- 
gemens ultérieurs.  Or  cette  abdication  générale  est  parfaitement  invraisem- 
blable. Si  cette  question  de  principe  se  pose,  et  elle  sera  infailliblement 
posée,  nous  voulons  bien  que  la  France  et  l'Angleterre  se  prononcent  nette- 
ment et  sans  réserve  pour  le  droit  populaire;  mais  il  serait  absolument  chi- 
mérique d'espérer  qu'elles  seraient  suivies  par  les  autres  puissances.  Les 
autres  puissances  n'arracheront  pas  gratuitement  de  leurs  couronnes  le 
rayon  divin  de  la  légitimité.  N'attendez  ni  de  la  Russie,  ni  de  la  Prusse,  ni 
de  l'Espagne  un  tel  sacrifice  et  la  consécration  d'un  tel  précédent.  Les  puis- 
sances qui  s'appuient  à  la  légitimité  ne  se  croiront  pas  compétentes  pour 
abroger  les  titres  des  souverains  dépossédés.  En  tout  cas,  ceux-ci  ne  leur  re- 
connaîtraient pas  l'autorité  de  le  faire.  Si  le  droit  légitimiste  dépasse  l'au- 
torité d'un  congrès,  à  plus  forte  raison  le  droit  populaire  décline-t-il  un  tel 
tribunal  lorsqu'il  lui  est  contraire.  L'autorité  du  congrès  est  donc  contestable 
en  pareille  matière  et  sera  contestée  des  deux  côtés.  Enfin  ce  qui  met  le  com- 
ble aux  difficultés  du  prochain  congrès  de  Paris ,  c'est  que ,  —  la  chose  est 
acquise  par  des  déclarations  répétées  à  satiété,  —  il  renonce  au  pouvoir  exé- 
cutif; il  n'emploiera  pas  la  force  à  l'appui  de  ses  décisions.  De  deux  choses 
l'une  donc  :  ou  le  congrès  se  divisera  sur  les  questions  de  principes  et  abou- 
tira à  une  confusion,  ou  bien,  si  les  cabinets  sont  devenus  miraculeusement 
sceptiques  en  matière  de  légitimité ,  le  congrès  empruntera  à  l'économie 
politique  le  principe  du  laisser  faire  et  permettra  aux  Italiens  de  s'arranger 
comme  ils  voudront  et  comme  ils  pourront.  Nous  voulons  bien  céder  au  toiv 
rent  de  l'opinion,  attendre  et  demander  comme  tout  le  monde  la  réunion 
d'un  congrès  ;  mais  nous  avouerons  que  nous  ne  partageons  pas  l'engoue- 
ment enfantin  qu'inspire  aujourd'hui  cet  expédient  politique.  Pour  arriver 
en  effet  au  résultat  que  nous  entrevoyons,  l'on  conviendra  que  ce  n'est  pas 
la  peine  pour  les  puissances  de  se  réunir  en  congrès. 

Suivons  une  autre  hypothèse.  Supposons  qu'on  s'entende  sur  la  question 


# 


REVUE.  —  CHRONIQUE. 


2-29 


de  principe,  supposons  que  dans  le  cas  où  la  brochure  n'aurait  pas  réussi 
à  convertir  la  cour  de  Rome,  les  cabinets  consentent  à  passer  outre  et  à  mu- 
tiler par  un  acte  européen  la  souveraineté  temporelle  du  chef  de  l'église; 
supposons  que  TAutriche  nous  délie  bénévolement  des  promesses  de  res- 
tauration de  Villafranca  :  le  congrès  aura  alors  des  territoires  à  sa  dispo- 
sition, les  Romagnes,  Parme,  Modène,  la  Toscane.  On  se  trouvera  encore 
en  face  d'une  question  de  principe.  Les  populations  de  l'Italie  centrale  ont 
exprimé  et  répété  un  vœu  :  elles  veulent  être  annexées  au  Piémont  et  for- 
mer avec  le  Piémont  un  état  qui,  par  ses  seules  forces,  mette  à  l'abri  l'in- 
dépendance de  la  péninsule.  Ce  vœu  de  l'Italie  centrale  n'est  point  capri- 
cieux ou  chimérique;  il  est  inspiré  par  un  sentiment  très  net  et  très  fort 
des  vraies  conditions  de  l'indépendance  de  l'Italie.  Les  esprits  élevés  et  cou- 
rageux qui  en  ont  été  les  promoteurs  regardent  l'annexion  comme  la  con- 
séquence nécessaire  de  la  paix  de  Villafranca,  puisque  cette  paix  a  laissé  à 
l'Autriche  et  les  forteresses  du  quadrilatère  et  un  pied  sur  la  rive  droite  du 
Pô.  Pour  résister  au  besoin  à  cette  position  menaçante  de  l'Autriche,  en  la 
transformation  morale  de  laquelle  on  leur  permettra  de  n'avoir  pas  une  foi 
soudaine,  ils  veulent  constituer  un  royaume  puissant  de  l'Italie  supérieure. 
Ils  se  sont  attachés  à  cette  combinaison  avec  une  jalouse  et  énergique  con- 
viction qu'ils  ont  communiquée  aux  populations  gouvernées  par  eux.  Le 
plus  remarquable  des  chefs  de  l'Italie  centrale,  M.  Ricasoli,  vient  d'en  don- 
ner une  preuve  éclatante.  Sa  devise  est  l'annexion  ou  la  mort.  Le  péril 
qu'il  redoute  n'est  point  le  retour  des  archiducs  :  c'est  la  formation  d'un 
royaume  distinct  dans  l'Italie  centrale.  C'est  de  peur  de  prêter  indirecte- 
ment les  mains  à  la  préparation  éventuelle  d'un  état  de  cette  sorte,  que, 
dans  l'incident  Boncompagni,  on  l*a  vu  résister  avec  une  opiniâtreté  victo- 
rieuse à  l'absorption  de  la  Toscane  dans  une  régence  commune  aux  quatre 
états  du  centre  :  il  a  voulu  que  le  sort  de  la  Toscane  demeurât  exclusi- 
vement lié  à  celui  du  Piémont,  et  ne  se  confondît  pas  dans  une  combi- 
naison qui  aurait  présenté  le  cadre  tout  fait  d'un  nouveau  royaume.  Les 
vues  du  baron  Ricasoli  sont  partagées  en  cela  par  tout  ce  qu'il  y  a  de 
vivace  et  d'énergiquQ  en  Italie,  par  le  parti  national,  devenu  essentielle- 
ment unitaire.  La  brochure  ne  fait  aucune  allusion  à  la  politique  d'initiative 
des  Italiens.  La  Romagne  une  fois  officiellement  détachée  des  états  ponti- 
ficaux, elle  ne  dit  point  ce  qu'il  en  faudrait  faire,  elle  n'ouvre  pas  la  bouche 
sur  la  combinaison  territoriale  à  laquelle  le  congrès  devrait  l'agréger.  Il  y  a 
là  pourtant  un  grand  écueil  pour  la  France  et  pour  le  congrès.  Chercher  à 
créer  un  royaume  de  l'Italie  centrale,  c'est  non-seulement  susciter  bien  des 
embarras  entre  les  cabinets  pour  le  choix  d'un  candidat  à  la  nouvelle 
royauté,  c'est  encore  tourner  contre  soi  le  mouvement  qui  a  prévalu  en 
Italie,  contredire  les  vœux  des  populations,  rouvrir  peut-être  la  péninsule 
aux  menées  révolutionnaires,  en  un  mot  s'attirer  tous  les  inconvéniens 
d'une  lutte  contre  une  tendance  nationale  après  avoir  assumé  ceux  d'une 
rupture  avec  le  droit  légitimiste.  Comment  le  congrès  surmontera-t-il  cette 
difficulté,  s'il  a  survécu  aux  autres?  Nous  sommes  curieux  de  le  voir. 

Plus  on  avancera  dans  le  développement  des  questions  italiennes,  et  plus, 
nous  en  sommes  convaincus,  il  deviendra  évident  que  la  meilleure  politique 


230  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

est  de  laisser  les  Italiens  résoudre  entre  eux  les  questions  qui  les  concer- 
nent. Il  est  possible  que  Ton  arrive  à  cette  conviction  par  Timpuissance 
même  des  tentatives  multipliées  d'intervention  que  l'on  aura  essayées  ;  mais 
combien  il  serait  sage  de  nous  épargner  les  frais  de  cette  expérience  et  les 
irritantes  injustices  qu'elle  nous  exposerait  à  commettre  et  en  Italie  et^ 
même  dans  le  gouvernement  intérieur  de  la  France!  Que  l'on  considère  les 
dangers  qui  résultent  pour  notre  politique  intérieure  d'une  politique  d'in- 
tervention constante  dans  les  affaires  d'Italie.  Le  nœud  des  questions  ita- 
liennes est  à  Rome,  on  le  voit  bien  aujourd'hui.  Que  répondre  aux  catho- 
liques et  au  clergé  français,  s'ils  nous  voient  intervenir  sans  cesse  dans  la 
péninsule?  Il  faut  s'y  attendre  :  ou  ils  voudront  contraindre  notre  politique 
à  défendre  l'autorité  pontificale  contre  les  plus  légitimes  réclamations  de 
l'Italie,  ou  ils  rendront  notre  politique  responsable  de  tous  les  échecs  que 
subira  la  papauté.  Leur  fermera-t-on  la  bouche?  Ce  serait  injuste  et  impru- 
dent, injuste,  car  il  n'est  pas  permis  de  refuser  aux  grands  intérêts  du  pays 
et  à  leurs  organes  naturels  les  moyens  d'exercer  une  influence  légitime 
sur  la  direction  de  la  politique  nationale;  imprudent,  parce  que  l'on  s'expo- 
serait à  compliquer  d'une  question  de  liberté  religieuse  à  l'intérieur  une 
question  de  politique  étrangère.  Qu'a-t-on  gagné  à-  l'interdiction  de  la  pu- 
blication des  mandemens?  Nous  avions  refusé  de  croire  à  cette  interdic- 
tion. Le  gouvernement  a  plusieurs  fois  protesté  qu'il  n'a  et  qu'il  n'exerce 
aucun  pouvoir  préventif  sur  les  journaux,  et  en  effet  la  législation  ne  lui  en 
confère  aucun.  Nous  avions  supposé  que  certains  journaux  cléricaux,  qui 
brillent  plus  par  la  violence  que  par  le  courage,  et  qui  portent  les  épreuves 
de  leur  cause  avec  assez  peu  de  dignité  pour  s'amuser  en  ce  moment  à  pour- 
suivre de  leurs  bouffonneries  vulgaires  ceux  qui  les  ont  plus  d'une  fois  dé- 
fendus pour  l'amour  de  la  liberté,  s'étaient  rendus  à  un  simple  conseil,  sa- 
tisfaits comme  ces  avocats  qui  pensent  avoir  gagné  leur  procès  lorsque  le 
juge  les  interrompt  avec  les  mots  sacramentels  :  «  La  cause  est  entendue.  » 
Il  nous  a  bien  fallu  convenir  de  notre  erreur  lorsqu'on  effet  un  journal  offi- 
cieux nous  a  prévenus  avec  une  grande  assurance  que  la  publication  des 
mandemens  est  interdite.  Chose  curieuse,  et  phénomène  commun  en  France 
à  cette  heure  !  ce  journal  amateur  des  interdictions  est  un  des  Abélards 
qui  chantent  des  épithalames  enthousiastes,  —Hymen!  ô  Hymenœe!  —  aux 
fiançailles  de  l'Italie  avec  la  liberté!  Quel  mal  eût  produit  la  publication 
illimitée  des  mandemens?  L'irritation  du  parti  clérical  contre  la  brochure 
en  eût-elle  été  plus  violente?  Nous  ne  le  pensons  pas. 

Qu'auraient  à  dire  au  contraire  les  catholiques  si  l'on  posait  en  principe 
que  la  France  laisse  les  Italiens  maîtres  de  s'organiser  comme  ils  l'entendent 
en  Italie,  qu'elle  a  foi  dans  la  vitalité  et  dans  la  sagesse  de  la  cour  de  Rome, 
et  que  le  respect  de  l'autorité  pontificale ,  autant  que  le  respect  de  l'in- 
dépendance d'un  peuple,  lui  interdit  d  '  se  mêler  de  leurs  affaires?  Cette 
politique,  sincèrement  pratiquée,  servirait  plus  efficacement  que  toutes  les 
Interventions  les  intérêts  de  la  papauté  en  Italie.  Une  intervention  est  tou- 
jours blessante  pour  ceux  chez  lesquels  elle  s'exerce  :  nécessairement  igno- 
rante et  arbitraire,  elle  méconnaît  les  intérêts  qu'elle  veut  protéger  aussi 
bien  que  ceux  qu'elle  vient  combattre.  Les  antipathies  de  l'Italie  moderne 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  231 

et  de  la  papauté  sont  nées  de  ces  interventions  aveugles  et  grossières.  Ce 
n'est  pas  plus  en  France  qu'en  Autriche  et  en  Espagne  que  se  peut  trouver 
la  solution  de  la  question  romaine  :  c'est  en  Italie,  car  la  question  est  essen- 
tiellement italienne.  Or  il  y  a  assez  d'esprit,  assez  jle  finesse  et  de  sagacité 
politique  en  Italie,  aussi  bien  dans  le  parti  libéral  que  dans  la  cour  de  Rome^ 
pour  qu'on  s'y  puisse  entendre  sur  les  nécessités  et  les  avantages  mutuels 
qui  doivent  lier  l'Italie  et  Rome.  Il  ne  faut  pour  cela  qu'une  chose  :  c'est 
que  des  deux  côtés  l'on  soit  bien  persuadé  que  l'on  ne  pourra  plus  recourir 
à  l'étranger,  ou  que  l'on  n'aura  pas  à  subir  une  pression  étrangère.  —  C'est 
impossible,  dira-t-on.  Essayez.  —  Il  y  faudra  trop  de  temps.  Qu'importe  le 
temps,  puisqu'il  n'y  a  de  naturel  et  de  viable  que  ce  qu'il  enfante  ! 

Ce  qui  vaudrait  mieux  à  nos  yeux  pour  la  pacification  de  l'Italie  que  les 
arrêts  hypothétiques  du  congrès,  c'est  le  parfait  accord  de  la  France  et  de 
l'Angleterre.  Protégé  par  la  bienveillance  des  deux  grandes  nations  occi- 
dentales, le  nouvel  ordre  de  choses  qui  s'établirait  dans  l'Italie  abandonnée 
à  elle-même  pourrait  se  passer  de  la  reconnaissance  officielle  des  cabinets 
puristes  en  fait  de  légitimité.  Toutes  les  apparences  indiquent  de  plus  en 
plus  que  l'on  peut  compter  sur  cet  accord.  En  tout  cas,  l'Italie  aura  au  con- 
grès le  représentant  qu'elle  y  appelait  avec  une  rare  unanimité.  M.  de  Ca- 
vour  nous  arrivera  muni  d'instructions  générales  et  de  pleins  pouvoirs.  Il 
sera  chargé  de  démontrer  au  congrès  que  les  votes  de  l'Italie  centrale  n'ont 
pas  été  l'ouvrage  d'un  parti,  d'une  minorité,  qu'ils  ont  été  au  contraire  l'ex- 
pression des  vœux  de  la  grande  majorité  des  peuples;  il  défendra  la  légiti- 
mité de  ces  votations;  il  séparera,  comme  il  l'a  fait  déjà  avec  bonheur  en 
de  nombreuses  occasions,  la  cause  italienne  de  la  cause  révolutionnaire  ;  il 
défendra  donc  l'annexion,  secondé  par  les  démarches  des  députés  de  l'Italie 
centrale.  Parmi  ces  députés,  celui  que  l'on  désigne  comme  devant  repré- 
senter Parme,  Modène  et  Bologne  est  M.  Minghetti,  un  des  esprits  politiques 
les  plus  remarquables  de  l'Italie.  M.  Minghetti  est  Bolonais  ;  il  a  été  ministre 
de  Pie  IX  en  18/i8,  et  a  eu  depuis  lors  le  rare  mérite  de  vivre  dans  son  pays 
sans  dévier  de  la  ligne  du  libéralisme  modéré.  Lors  du  dernier  voyage  de 
Pie  IX  à  Bologne,  le  pape  le  fit  appeler  et  eut  avec  lui  un  long  entretien  sur 
les  affaires  du  pays.  Ce  fut  le  seul  membre  de  l'opposition  que  le  saint-père 
voulut  voir  :  c'est  assez  dire  quelle  est  la  modération  de  ses  opinions.  Nous 
ne  savons  encore  si  la  Toscane  enverra  M.  Peruzzi  ou  M.  Matteucci.  Au  sur- 
plus, la  nomination  de  M.  de  Gavour  a  fortifié  dans  l'Italie  centrale  le  mou- 
vement annexioniste.  L'on  nous  cite  un  curieux  exemple  de  la  puissance 
qu'a  dans  toute  la  péninsule  le  nom  seul  de  cet  illustre  homme  d'état.  Au 
commencement  de  la  guerre,  la  police  de  Naples,  craignant  des  désordres, 
s'avisa  d'un  curieux  expédient.  Elle  fit  fabriquer  de  fausses  lettres,  soi-di- 
sant écrites  par  M.  de  Cavour,  où  il  était  recommandé  aux  patriotes  napoli- 
tains de  demeurer  calmes,  et  de  ne  pas  compromettre  le  succès  de  la  cause 
italienne  par  des  mouvemens  intempestifs.  L'on  attribue  à  cette  ingénieuse 
exploitation  du  nom  de  M.  de  Cavour  par  la  police  le  maintien  de  l'ordre  à 
Naples  pendant  l'époque  si  critique  de  la  guerre.  N'oublions  pas  les  services 
qu'un  autre  Italien  illustre  pourra  rendre  à  son  pays  dans  les  circonstances 
présentes.  Nous  voulons  parler  de  M.  Massimo  d'Azeglio,  dont  le  chaleureux 


232  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

et  loyal  patriotisme  éveille  partout  en  Europe  de  nobleg  sympathies.  Ce  vé- 
téran de  la  cause  italienne  vient  de  publier  une  brochure  :  La  politique  et 
le  droit  chrétien  au  point  de  vue  de  la  question  italienne.  Cet  honnête  et  im- 
portant écrit  devra  être  compté  par  le  congrès  comme  un' des  élémens  les 
plus  sérieux  de  l'instruction  que  cette  assemblée  sera  chargée  de  dresser. 
Les  évêques  français  pourraient  trouver  dans  l'ouvrage  de  M.  d'Azeglio  d'in- 
téressantes révélations  sur  les  dangers  que  fait  courir  au  sentiment  reli- 
gieux en  Italie  l'état  actuel  de  la  domination  temporelle,  et  la  preuve  qu'au 
lieu  de  protester  contre  d'urgentes  réformes,  la  hiérarchie  catholique  ferait 
bien  mieux  d'exhorter  le  pape  à  une  transaction  réclamée  par  les  intérêts  les 
plus  élevés  de  la  religion. 

Si  les  amis  de  la  liberté  avaient  besoin  de  recevoir  des  leçons  de  patience, 
ils  en  trouveraient  d'éloquentes  dans  les  tristes  scènes  dont  les  États-Unis 
ont  été  récemment  le  théâtre.  Un  vieux  fermier  puritain,  le  malheureux 
Brown,  voué  à-la  cause  de  l'abolition  de  l'esclavage  avec  cette  ténacité  et 
cette  énergie  religieuse  que  les  émigrans  du  xvii*  siècle  ont  transmises  à  leurs 
descendans,  exaspéré  d'ailleurs  par  les  violences  sanguinaires  et  spoliatrices 
exercées  dans  le  Kansas,  où  il  était  établi,  avait  rêvé  de  porter  un  coup  à 
l'esclavage  en  délivrant  les  noirs  de  la  Virginie,  en  assurant  leur  évasion, 
et  en  les  conduisant  sur  le  territoire  canadien.  Ce  malheureux  violait  sans 
doute,  par  une  telle  entreprise,  les  lois  positives  de  son  pays;  ce  qui  était 
pire  encore,  il  exposait  les  états  du  sud  aux  horreurs  d'une  guerre  servile.  Il 
avait  échoué;  il  était  tombé  blessé  avec  ses  fils  aux  mains  des  autorités  vir- 
giniennes.  Jugé,  il  avait  reconnu  lui-même  avec  une  mâle  droiture  que  la 
loi  ordonnait  son  supplice;  mais  de  nombreuses  circonstances,  la  sainteté 
de  ses  intentions,  la  simplicité  de  son  espri't,  sa  ferveur  religieuse,  sa  fran- 
chise, son  courage,  les  maux  qu'il  avait  soufferts,  ses  enfans  sacrifiés,  le  re- 
commandaient à  la  clémence  publique.  Tous  les  nobles  cœurs  des  États-Unis 
s'étaient  émus  en  sa  faveur.  Les  meetings  et  les  congrégations  religieuses 
demandaient  sa  grâce.  Des  milliers  de  voix  proclamaient  que  sa  mort  serait 
une  honte  pour  l'Amérique;  d'autres  glorifiaient  et  sanctifiaient  d'avance  son 
supplice.  «Voyez  le  nouveau  saint!  s'écriait  à Tremont-Temple  le  grand  écri- 
vain américain  Emerson;  nul  n'a  été  plus  pur  et  plus  brave  parmi  ceux  que 
l'amour  des  hommes  a  jamais  conduits  à  la  lutte  et  à  la  mort!  Un  nouveau 
saint  qui  attend,  encore  son  martyre,  et  qui,  s'il  le  soufl're,  rendra  le  gibet 
aussi  glorieux  que  la  croix  !  »  Rien  n'y  a  fait  :  les  Virginiens  ont  été  impi- 
toyables, et  ont  effrayé  et  indigné  le  monde  par  leur  implacable  inhumanité. 
Brown  a  été  pendu.  Les  partisans  de  l'esclavage  ont  cru  qu'il  leur  fallait 
cette  victime  ;  ils  n'ont  pas  compris  qu'ils  donnaient  au  contraire  un  martyr 
à  la  cause  de  l'affranchissement.  Déjà  en  effet  l'horreur  et  la  fatalité  de  ce 
supplice  rejaillissent  sur  le  parti  de  l'esclavage.  De  nombreux  démocrates 
se  détachent  de  cette  cause ,  qu'ils  soutenaient  par  la  plus  inique  des  tac- 
tiques politiques,  et  il  semble  que  le  congrès  américain,  en  attendant  des 
luttes  favorables  à  l'affranchissement,  tiendra  du  moins  à  honneur  déplacer 
à  sa  tête  un  président  qu'aucune  complicité  n'unisse  avec  le  parti  qui  a  sur 
lui  le  sang  de  Brown. 

Peutron  prendre  garde,  au  milieu  de  l'émotion  nouvelle  que  les  affaires 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  23â 

d'Italie  causent  en  Europe,  aux  résultats  de  la  conférence  de  Wûrzbourg, 
tels  qu'ils  ont  été  portés  à  la  diète  dans  les  propositions  concertées  des  états 
secondaires?  Il  sera  assez  tôt  de  s'occuper  de  ce  travail  de  réforme  partielle 
tenté  sur  le  pacte  germanique  lorsque  la  diète  s'y  sera  sérieusement  appli- 
quée. Rien  n'annonce  malheureusement  que  l'Allemagne  semble  près  de 
sortir  du  marasme  où  elle  est  retombée  après  les  excitations  si  vives  de  la 
guerre.  La  Prusse,  toujours  condamnée  aux  velléités  et  aux  hésitations,  ne 
fait  rien  pour  mériter  l'ascendant  auquel  elle  aspire.  L'Autriche,  qui  ne  pou- 
vait se  rajeunir  et  recouvrer  de  nouvelles  forces  qu'en  se  retrempant  dans 
une  politique  libérale,  fait  de  pénibles  efforts,  que  paralyse  la  haine  qu'elle 
continue  à  nourrir  contre  la  liberté  religieuse  et  la  liberté  de  la  pensée.  Il 
n'y  a  en  Autriche  qu'un  homme  d'état  de  race,  c'est  le  ministre  des  finances, 
M.  de  Bruck,  qui  lutte  avec  un  courage  merveilleux  contre  la  ruine  des 
finances  autrichiennes;  mais  les  ressources  de  ce  courageux  esprit  ne  s'é- 
puiseront-elles pas  à  travers  la  politique  étroite,  bigote,  intolérante,  du  ca- 
binet auquel  il  appartient?  Était-ce  bien  le  moment  pour  la  cour  dé  Vienne, 
au  lendemain  d'un  désastre,  d'ajouter  aux  griefs  politiques  de  la  Hongrie  le 
frémissement  d'une  agitation  religieuse  par  des  mesures  vexatoires  dirigées 
contre  les  protestans?  Était-il  opportun  de  bâillonner  de  nouveau  la  presse 
et  d'étouffer  les  controverses  publiques  dans  un  pays  que  la  sénilité  a  con- 
duit au  bord  d'un  abîme?  On  dirait  en  vérité  que  le  gouvernement  autri- 
chien veut  donner  raison  à  la  prophétie  découragée  :  Àustria  morihunda, 
que  prononçaient  naguère  sur  elle  des  voix  qui  ne  demanderaient  pas  mieux 
que  de  se  tromper  dans  leurs  tristes  prévisions.  Faisant  allusion  aux  me- 
sures restrictives  auxquelles  est  de  nouveau  soumise  la  presse  autrichienne, 
un  journal  de  Vienne  disait  naguère  :  «  Les  sujets  qui  appellent  la  discus- 
sion, les  questions  qui  sont  sur  les  lèvres  de  tous  les  habitans  de  l'empire, 
ne  peuvent  être  abordés,  dans  les  circonstances  actuelles,  sans  le  plus  grand 
danger  par  les  journaux  indépendans.  Si  l'année  prochaine  nous  continuons 
de  garder  le  silence  sur  certains  objets,  que  nos  lecteurs  le  sachent,  notre 
silence  ne  doit  être  attribué  ni  à  l'ignorance  publique,  ni  à  la  négligence  de 
nos  devoirs.  »  Voilà  pour  un  journal  un  triste  compliment  de  bonne  année  à 
l'adresse  du  public.  Les  bons  conseils  ne  manquent  pourtant  pas  au  gou- 
vernement autrichien.  Ses  meilleurs  amis  les  lui  donnent  avec  force.  Nous 
croyons  pouvoir  citer  parmi  ceux-là  l'un  des  plus  influons  publicistes  de  l'Al- 
lemagne, le  rédacteur  en  chef  de  la  Gazette  d'Augsbourg,  M.  Hermann  Orges. 
Ce  vigoureux  et  libéral  écrivain  a  été  à  coup  sûr  pour  l'Autriche  un  partisan 
utile  cette  année.  Il  n'hésite  point  cependant  à  blâmer  l'inintelligence  dont 
le  cabinet  de  Vienne  fait  preuve  à  l'égard  des  journaux.  «  Tout  gouvernement, 
écrit  M.  Orges,  qui  n'a  rien  à  attendre  de  l'opinion  publique  et  qui  la  redoute 
au  contraire  doit  naturellement,  dans  l'intérêt  de  sa  conservation,  oppri- 
mer la  presse;  mais  si  des  dangers  viennent  à  le  menacer  au  dehors  et  s'il 
a  besoin  de  l'appui  de  l'opinion,  il  ressent  alors  à  fond  les  dommages  causés 
par  le  bâillonnement  de  la  presse.  Une  presse  libre  peut  seule  en  effet,  à  un 
moment  donné,  procurer  à  un  gouvernement  des  b'|as,  des  finances,  et  pro- 
voquer l'enthousiasme  qui  inspire  les  grands  sacrifices.  Nous  le  disons  avec 
l'énergie  la  plus  profonde  et  la  plus  convaincue,  aucun  pays  plus  que  l'Au- 


23A  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

triche  n'a  besoin  de  la  liberté  de  la  pensée.  »  M.  Orges  signale  avec  une 
vraie  sagacité  politique  Tutilité  d'une  presse  libre  comme  moyen  d'influence 
extérieure,  et,  dans  un  état  composé  de  nationalités  diverses  et  désunies, 
comme  moyen  de  ralliement  et  d'unité.  L'Autriche  a  besoin  de  l'étranger, 
puisque  sans  les  capitaux  du  dehors  elle  ne  peut  mettre  en  valeur  ses  ri- 
chesses naturelles,  et  elle  est  menacée  dans  l'unité  de  son  empire  par  la 
tendance  des  races  à  se  disjoindre.  Pour  ce  double  motif,  M.  Orges  l'exhorte 
à  se  réconcilier  avec  l'esprit  moderne.  «  C'est,  dit-il,  l'interprétation  la  plus 
étroite  de  l'idée  de  nationalité  qui  sert  de  base  aux  ennemis  de  l'Autriche 
dans  leurs  attaques  contre  elle.  Au-dessus  de  l'idée  de  nationalité,  il  y  a 
pourtant  l'idée  de  progrès.  Presse  libre,  tribune  libre,  chaires  libres,  voilà 
pour  l'empire  d'Autriche  le  commencement  et  la  fin  de  toute  réforme.  » 
L'écrivain  de  la  Gazette  d'Augshourg  aurait  pu  signaler  aux  incorrigibles 
absolutistes  de  Vienne  le  magnifique  hommage  que  lord  Palmerston  vient 
de  rendre  à  la  presse  politique  dans  une  réunion  agricole  à  Romsey.  Avec 
le  tact  d'un  homme  qui  connaît  son  siècle,  le  premier  ministre  d'Angle- 
terre n'a  pas  craint  de  proclamer  que  la  presse  politique  est  un  des  plus 
merveilleux,  des  plus  féconds  et  des  plus  glorieux  instrumens  de  progrès 
de  notre  époque.  Il  s'adressait  à  un  peuple  qui  comprend  l'utile  puissance 
de  ce  levier  intellectuel  et  moral ,  et  qui  sait  estimer  les  avantages  qu'il  efl 
retire.  Il  n'avait  pas  besoin  de  faire  sentir  à  ses  auditeurs  l'aveuglement  et 
l'imbécillité  des  pays  qui,  mutilés  volontaires,  trouvent  plus  commode  d'en- 
chaîner cette  force  que  de  s'en  servir.  S'il  eût  parlé  à  ceux-là,  il  eût  pu  se 
borner,  pour  leur  édification,  à  une  simple  comparaison  et  à  un  simple  con- 
traste. Il  n'aurait  eu  qu'à  leur  montrer,  aux  deux  extrémités  de  la  civilisa- 
tion européenne,  l'Angleterre  et  l'Autriche,  l'une  débordant  de  vie,  grâce  à 
la  liberté,  l'autre  débilitée,  paralysée  et  vieillie  par  la  compression,  et  leur 
dire  de  choisir  entre  la  destinée  d'un  empire  et  le  sort  de  l'autre. 

Il  ne  faudrait  pas  laisser  croire  que  l'attention  n'est  due  dans  les  affaires 
du  monde  qu'^  ceux  qui  s'agitent,  aux  peuples  dont  la  vie  est  toute  pleine 
de  révolutions  ou  de  guerres.  C'est  par  les  vues  pratiques,  même  au  mi- 
lieu de  discussions  assez  animées  et  de  préoccupations  au  sujet  de  ses  pos- 
sessions transatlantiques,  que  la  Hollande  se  distingue  toujours.  Les  der- 
nières crises  de  l'Europe  ne  pouvaient  avoir  qu'un  retentissement  indirect 
en  Hollande  ;  l'apaisement  qui  a  suivi  ne  s'est  fait  sentir  que  par  un  petit 
incident,  la  démission  du  ministre  de  la  guerre,  le  général  van  Meurs,  qui 
a  été  remplacé  par  le  baron  de  Casembroot.  Le  général  van  Meurs  tenait, 
à  ce  qu'il  semble,  à  laisser  encore  sous  les  armes  la  milice  appelée  pendant 
la  guerre  d'Italie,  et  ce  désir  était  loin  de  répondre  au  vœu  de  l'opinion 
générale ,  qui  demandait  le  renvoi  immédiat  des  miliciens  dans  leurs  foyers 
après  le  rétablissement  de  la  paix.  C'est  le  signe  le  plus  évident  des  ten- 
dances de  l'esprit  public.  La  nouvelle  session  qui  s'est  ouverte  à  La  Haye,  il 
y  a  plus  de  deux  mois  déjà,  est  venue  offrir  un  aliment  à  cet  esprit.  Pour 
la  Hollande ,  il  y  a  toujours  deux  ordres  de  faits  en  instance,  les  questions 
coloniales  et  les  questions  industrielles,  les  chemins  de  fer.  Il  y  avait  une 
raison  de  plus  récemment  pour  que  les  Hollandais  se  préoccupassent,  non 
sans  une  certaine  anxiété,  de  leurs  colonies  des  Indes  orientales  :  un  mas- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  235 

sacre  a  eu  lieu  au  midi  de  Bornéo ,  dans  le  royaume  de  Banjermassin  ;  une 
cinquantaine  de  personnes,  hommes,  femmes,  enfans,  ont  été  victimes  d'une 
recrudescence  du  fanatisme  mahométan.  Il  y  avait  aussi  des  troubles  tou- 
jours renaissans  à  Sumatra,  à  Gélèbes.  Une  expédition  avait  été  organisée 
pour  réprimer  ces  agitations;  elle  a  été  neutralisée  par  les  maladies.  Le 
gouvernement  s'est  hâté  d'envoyer  des  renforts,  sans  négliger  de  scruter  les 
causes  de  ce  réveil  du  fanatisme  mahométan  aux  Indes.  On  a  cru  voir  une 
des  causes  de  cette  recrudescence  dans  le  nombre  toujours  croissant  des 
pèlerins  qui  font  le  voyage  de  La  Mecque,  et  qui,  à  leur  retour,  mettent 
tout  en  œuvre  pour  fanatiser  les  masses.  C'est  ce  qui  a  donné  l'idée  d'une 
ordonnance  qui  impose  certaines  conditions  pour  le  voyage  de  La  Mecque, 
et  fait  peser  une  certaine  responsabilité  sur  ceux  qui  font  ce  pèlerinage. 
Ces  faits,  et  des  bruits  évidemment  exagérés  sur  l'état  des  esprits  aux  Indes, 
ont  causé  une  certaine  émotion  dans  le  pays  et  ravivé  la  lutte  au  sujet  de 
l'économie  intérieure  des  possessions  orientales  et  de  la  conduite  des  affaires 
dans  ces  régions.  C'est  maintenant  une  levée  de  boucliers  du  parti  conser- 
vateur des  Indes  contre  ce  qu'il  taxe  d'application  de  principes  par  trop  li- 
béraux aux  colonies.  En  même  temps  il  s'acharne  contre  l'immixtion  outrée 
du  parlement  dans  les  affaires  coloniales.  Le  ministre,  M.  Rochussen,  tout 
en  observant  une  grande  réserve,  laisse  percer  son  système,  qui  consiste  à 
se  garder  tout  à  la  fois  des  vues  rétrogrades  et  des  réformes  hasardées.  Le 
maintien  de  ce  qui  existe,  c'est  à  quoi  vise  pour  le  moment  sa  politique; 
plus  tard,  quand  on  saura  le  résultat  de  la  nouvelle  expédition  partie,  au 
mois  d'octobre,  de  Java  contre  Boni  (Gélèbes),  et  quand  on  sera  rassuré 
complètement  sur  la  situation  des  Indes,  il  sera  opportun  de  revenir  sur 
bien  des  réformes,  d'ouvrir  de  nouvelles  discussions. 

Quant  aux  affaires  intérieures,  la  Hollande  est  tout  entière  aux  questions 
de  chemins  de  fer,  qui  depuis  le  mois  d'octobre  ont  rempli  les  discussions 
des  chambres.  Le  gouvernement  a  proposé  un  plan  embrassant  deux  lignes, 
celle  du  midi,  de  Rotterdam  au  Mœrdyk,  et  la  ligne  du  nord-est,  ayant  pour 
point  de  jonction  la  ville  d'Arnhem.  Ce  projet  a  soulevé  une  vive  opposition 
de  la  part  de  la  ville  d'Amsterdam,  de  plusieurs  parties  de  la  Frise,  de  la 
Gueldre,  d'Utrecht,  et  de  ce  travail  d'opposition  est  sorti  un  projet  différent 
de  celui  du  gouvernement,  proposant  de  faire  d'Ltrecht  le  centre  d'un  ré- 
seau. Tout  le  monde  avait  assurément  de  bonnes  raisons.  Les  opposans  se 
plaignaient  de  voir  la  ville  d'Amsterdam  laissée  de  côté;  les  partisans  du 
gouvernement  invoquaient  surtout  la  nécessité  de  se  mettre  à  l'œuvre  et  de 
commencer,  pour  arriver  promptement  à  rejoindre  la  ligne  belge  du  Mœr- 
dyk. A  ces  questions  de  tracés  venaient  se  joindre  les  divergences  sur  la 
construction  par  l'état  ou  par  l'industrie  privée.  La  loi,  présentée  par  le  gou- 
vernement, discutée  avec  vivacité  dans  la  seconde  chambre,  et  votée  à  la 
majorité  de  quelques  voix  seulement,  vient  maintenant  de  subir  l'épreuve 
d'un  premier  examen  dans  la  première  chambre  ;  on  ignore  encore  le  ré- 
sultat de  cette  épreuve.  Le  pétitionnement  d'ailleurs  ne  discontinue  pas,  et 
la  question  est  devenue  plus  compliquée,  en  ce  que  le  ministère,  pour  don- 
ner satisfaction  aux  vœux  de  la  capitale ,  avait  proposé  en  même  temps  le 
plan  du  percement  des  dunes,  travail  hardi  qui  ouvrirait  au  port  d'Amster- 


236  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dam  une  voie  maritime  et  plus  prompte  et  plus  facile.  Or  ce  plan  a  trouvé 
une  assez  forte  opposition  au  sein  de  la  seconde  chambre,  en  partie  pour  des 
motifs  financiers,  en  partie  pour  des  motifs  techniques.  Quoi  qu'il  en  soit, 
cette  opposition  a  été  très  mal  reçue  de  la  capitale,  qui  veut  résolument 
s'adresser  au  roi  pour  qu'il  soit  donné  suite  audit  projet.  Le  ministère,  ap- 
puyé par  une  petite  majorité  seulement  dans  la  seconde  chambre  lors  du 
vote  des  voies  ferrées,  incertain  encore  du  vote  de  l'autre  chambre,  au  mi- 
lieu de  l'expression  bien  vive  des  vœux  des  différentes  parties  du  pays,  se 
trouve  dans  une  situation  difficile,  malgré  l'adoption  du  budget.  La  discus- 
sion du  budget  s'est  ressentie  d'ailleurs  du  déplacement  des  partis  sous  l'in- 
fluence des  débats  sur  les  chemins  de  fer;  le  point  le  plus  saillant  peut-être 
a  été  l'adoption  du  chapitre  de  la  guerre,  bien  que  le  nouveau  ministère  ait 
refusé  net  la  loi  organique  de  l'armée,  annoncée  l'année  dernière  par  son 
prédécesseur  sur  les  instances  de  la  majorité.  M.  de  Gasembroot  a  contesté 
la  constitutionnalité  d'une  pareille  loi.  Il  ressort  de  tout  ce  qui  précède  que 
la  solution  de  la  situation  actuelle  de  la  Hollande  dépend  en  premier  lieu 
du  vote  de  la  première  chambre  concernant  le  projet  des  chemins  de  fer, 
puis  de  la  tournure  des  affaires  aux  Indes.  On  espère  que,  par  des  mesures 
prises  dans  ces  contrées,  les  nouvelles  ne  tarderont  pas  à  devenir  de  plus 
en  plus  satisfaisantes.  »  e.  forcade. 


ESSAIS  ET  NOTICES, 


LE  MARQUIS  DE  LAJATICO. 

L'Italie  vient  de  perdre  un  homme  fait  pour  l'honorer  et  la  servir  dans 
ses  vicissitudes  contemporaines,  le  marquis  de  Lajatico,  qui  était  allé  repré- 
senter en  Angleterre  les  intérêts  nouveaux  de  la  Toscane  émancipée,  et  que 
la  mort  a  enlevé  en  quelques  jours,  avant  qu'il  n'eût  achevé  sa  mission, 
avant  qu'il  n'eût  vu  les  destinées  de  sa  patrie  fixées  suivant  ses  espérances. 
Assurément  tout  passe  vite  aujourd'hui,  les  événemens  se  pressent,  et  les 
hommes  vont  au  pas  de  course.  C'est  bien  le  moment  de  se  souvenir  du  mot 
énergique  :  Prxterit  figura  mundi.  Quelle  sera  désormais  la  figure  du 
monde,  et  qui  peut  se  promettre  d'assister  au  renouvellement  des  choses? 
C'est  à  peine  si  l'attention,  distraite  par  tout  ce  qui  vit  et  s'agite,  a  le 
temps  de  se  détourner  à  la  hâte  vers  ceux  qui  disparaissent  dans  la  mêlée 
aniverselle.  Cet  homme  de  bon  conseil  et  ce  galant  homme  qui  vient  de 
mourir  presque  seul  dans  un  hôtel  de  Londres,  loin  de  Florence  et  loin  des 
siens,  qui  n'ont  pu  arriver  pour  sa  dernière  heure,  ce  grand  seigneur  ita- 
lien était  du  moins  de  ceux  qui  en  disparaissant  laissent  un  vide,  et  dont  le 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  237 

nom  reste  attaché  à  toute  une  période  de  l'histoire  de  leur  pays.  Les  der- 
niers événemens  ont  donné  à  ce  nom  une  notoriété  plus  étendue,  plus 
européenne.  Il  y  a  longtemps  que  le  marquis  de  Lajatico  s'était  fait  une 
place  distincte  parmi  les  hommes  sincèrement  attachés  à  la  cause  de  l'é- 
mancipation et  de  l'organisation  libérale  de  la  péninsule.  Par  la  loyauté  de 
son  caractère  et  la  droiture  de  son  esprit,  par  son  rang,  par  sa  fortune,  par 
les  positions  éminentes  qu'il  avait  occupées,  et  par  ses  interventions  dans 
des  heures  décisives,  c'était  un  personnage  politique  fait  pour  représenter 
le  patriotisme  italien  dans  ce  qu'il  a  de  plus  juste  et  de  plus  pratique.  Il 
était  difficile  de  ne  voir  que  révolution  et  anarchie  dans  une  cause  si  acti- 
yement  défendue  par  ce  gentilhomme,  propriétaire  des  plus  beaux  palais  et 
<les  plus  vastes  domaines  de  Rome  et  de  la  Toscane,  par  ce  diplomate  fidèle 
aux  traditions  de  toute  une  famille  de  serviteurs  de  l'état,  par  ce  politique 
ami  éprouvé  de  la  monarchie  et  de  la  religion.  Conspirateur,  agitateur  et 
même  homme  d'opposition,  le  marquis  de  Lajatico  ne  l'avait  jamais  été  ;  c'é- 
tait simplement  un  honnête  homme  indépendant,  sentant  avec  son  pays,  et 
dont  la  vie  a  une  moralité  singulièrement  opportune,  car  elle  prouve  que 
si  la  maison  de  Lorraine  avait  pu  être  sauvée  à  Florence,  elle  l'eût  été  par 
celui  qui  a  fait  le  dernier  effort  pour  concilier  l'attachement  au  prince  et  le 
sentiment  patriotique. 

Ce  diplomate  italien  qui  vient  de  mourir,  don  Neri  Gorsini,  marquis  de 
Lajatico,  était  de  la  grande  maison  romaine  des  princes  Gorsini.  Son  père 
avait  été  sénateur  de  l'empire  français,  et  fut  plus  tard  sénateur  de  la  ville 
de  Rome.  Son  oncle  Neri  Gorsini  était  à  Vienne  en  1815,  chargé  de  défendre 
les  intérêts  de  la  Toscane,  et  depuis  il  resta  longtemps  ministre  du  grand- 
duc.  Par  ses  alliances  et  par  celles  de  ses  enfans,  le  marquis  de  Lajatico  te- 
nait aux  plus  grandes  familles,  aux  Rinuccini,  aux  Barberini  de  Rome,  au 
marquis  Gino  Capponi,  le  doyen  du  libéralisme  toscan,  dont  une  de  ses  filles 
a  épousé  le  petit-fils.  Le  second  de  ses  fils  est  officier  d'artillerie  dans  l'ar- 
mée piémontaise,  et  a  fait  brillamment  la  dernière  campagne.  Et  je  ne  dis 
ceci  que  pour  rappeler  encore  comment  cette  cause  italienne,  qu'on  repré- 
sente quelquefois  comme  une  imagination  de  sectaires,  rattache  naturelle- 
ment à  elle  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé,  de  plus  intéressé  même  à  la  paix 
publique  et  à  la  conservation  sociale.  Le  marquis  de  Lajatico,  dès  sa  jeu- 
nesse, était  destiné  par  tradition  de  famille  à  servir  l'état  :  après  de  bril- 
lantes études  universitaires,  il  fut  employé  dans  les  bureaux  du  gouverne- 
ment, et  devint  secrétaire-général  du  ministère  des  affaires  étrangères;  il 
fut  ensuite  conseiller  d'état,  major-général,  enfin  gouverneur  civil  et  mili- 
taire de  la  ville  de  Livourne.  C'est  dans  cette  dernière  et  éminente  position 
qu'il  se  trouvait,  lorsque  l'avènement  de  Pie  IX  au  pontificat  en  18/i6  ouvrait 
pour  l'Italie  l'ère  d'une  régénération  presque  inattendue. 

Il  ne  faut  pas  l'oublier,  c'est  Pie  IX  qui  le  premier  a  dit  à  Tltalie  contem- 
poraine de  se  lever  et  de  reprendre  foi  en  ses  destinées,  et  on  sait  ce  que 
cette  magique  parole  réveilla  d'espérances.  Partout  à  la  fois,  à  Rome,  à  Flo- 
rence, à  Pise,  à  Bologne,  à  Turin,  les  populations  se  ranimaient,  tandis  que 
les  gouvernemens  commençaient  à  s'adoucir.  Ce  fut  le  temps  des  démon- 
strations et  des  manifestations  populaires.  Livourne,  l'une  des  plus  turbulentes 


238  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

villes  de  Tltalie,  —  elle  Ta  montré  depuis  en  18Zi8,  —  ne  fut  pas  la  dernière 
à  s'émouvoir;  elle  avait  cependant  une  telle  confiance  dans  le  sage  et  libé- 
ral esprit  de  son  gouverneur,  qu'elle  se  montra  constamment  docile  à  sa  voix 
au  milieu  de  ces  enivrantes  agitations  des  premiers  momens.  Livourne  ne  se 
trompait  pas  dans  sa  confiance,  car  le  marquis  de  Lajatico,  par  les  lumières 
de  son  intelligence,  par  les  inspirations  de  sa  raison,  appartenait  d'avance 
à  ce  mouvement  de  réformes  qui  commençait.  Par  sa  qualité  de  fonction- 
naire de  l'état,  il  s'était  naturellement  tenu  toujours  en  dehors  de  toutes 
ces  menées  secrètes  qui  ont  été  pendant  si  longtemps  la  seule  forme  de  la  vie 
politique  au-delà  des  Alpes,  le  seul  moyen  employé  par  un  grand  nombre  de 
libéraux  italiens  pour  travailler  à  l'affranchissement  de  leur  pays;  mais  d'un 
autre  côté,  dans  l'intérieur  de  sa  conscience,  il  ne  se  méprenait  pas  sur  les 
temps  nouveaux.  Son  esprit  était  tout  acquis  à  un  large  système  de  réformes; 
sa  fidélité  au  prince  y  voyait  le  gage  de  l'aff'ermissement  de  la  dynastie 
grand-ducale  popularisée  par  une  initiative  généreuse,  et  dans  l'indépen- 
dance de  sa  situation  personnelle,  en  dehors  de  tous  les  partis,  il  voyait  un 
moyen  de  travailler  librement,  selon  ses  convictions,  à  la  résurrection  na- 
tionale et  politique  de  l'Italie. 

Conservateur  et  libéral  à  la  fois,  sincère  par-dessus  tout,  le  marquis  de 
Lajatico  fut  des  premiers  à  cette  époque  à  sentir  la  force  irrésistible  de  ce 
mouvement  et  les  dangers  dont  il  pouvait  être  la  source,  si  l'on  ne  se  hâtait 
de  le  dominer  par  une  direction  intelligente  et  spontanée.  Le  gouverneur 
de  Livourne  ne  le  cachait  pas  dans  ses  rapports  officiels  au  grand-duc,  dès 
qu'il  vit  poindre  les  premières  réformes,  accueillies  avec  une  sorte  d'ivresse. 
Son  avis  eût  été  d'organiser  aussitôt  dans  les  conditions  les  plus  larges  un 
gouvernement  consultatif,  qui  eût  resserré  le  lien  entre  la  dynastie  et  le 
pays,  en  devenant  l'expression  tempérée  et  suffisante  encore  de  tous  les 
vœux  publics.  Ces  conseils,  semblables  à  ceux  que  Rossi  donnait  à  Rome,  ne 
furent  point  écoutés.  On  alla  de  concessions  en  concessions;  on  céda  pas  à 
pas,  tantôt  en  adoucissant  le  régime  de  la  presse,  tantôt  en  se  laissant  arra- 
cher l'organisation  d'une  garde  nationale.  Il  en  résulta  ce  qui  était  facile  à 
prévoir,  ce  que  le  gouverneur  de  Livourne  avait  prédit  dès  la  première 
heure,  —  une  série  de  faiblesses  amenant  pour  le  pouvoir  une  déconsidéra- 
tion dont  il  ne  se  relevait  un  moinent  que  par  des  concessions  toujours  nou- 
velles, à  tel  point  que  le  grand-duc  Léopold  II  se  trouvait  conduit,  au  mois 
de  septembre  i8/i7,  à  chercher  tous  les  moyens  de  fortifier  son  gouverne- 
ment, et  il  appelait  au  ministère  le  marquis  de  Lajatico  comme  l'homme  le 
mieux  fait  pour  ramener  la  confiance  publique. 

Tout  marchait  vite  en  ce  temps,  et  il  arriva  une  chose  bien  simple  :  ce 
qui  eût  suffi  au  commencement  de  18Zi7  ne  suffisait  plus  au  mois  de  septem- 
bre. Le  marquis  de  Lajatico  le  sentit,  et  il  déclarait  avec  une  nette  har- 
diesse au  grand-duc  qu'à  ses  yeux  on  ne  pouvait  désormais  assurer  l'ordre 
et  rester  maître  du  mpuvement  universel  qu'en  donnant  une  constitution 
et  en  adoptant  une  politique  franchement  nationale.  On  vivait  encore  dans 
de  telles  illusions  au  palais  Pitti  que  le  mot  de  constitution  fut  considéré 
presque  comme  une  offense.  «  Mais  c'est  appeler  l'Autriche!  »  dit  le  grand- 
duc.  Le  marquis  de  Lajatico  répcJndit  en  invoquant  les  droits  d'indépen- 


mA 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  239 

dance  de  la  Toscane.  De  part  et  d'autre,  c'était  toucher  au  nœud  de  la  ques- 
tion. Le  grand-duc  repoussa  dédaigneusement  la  proposition  qui  lui  était 
faite,  et  congédia  assez  durement  le  marquis  de  Lajatico,  qui,  en  quittant 
l'audience  du  prince,  trouvait  dans  une  antichambre  le  comte  Serristori  et 
le  général  Proni,  déjà  désignés  pour  lui  succéder  au  ministère  et  dans  le 
gouvernement  de  Livourne.  C'était  vraiment  une  disgrâce  complète,  et  le 
loyal  conseiller  se  voyait  réduit  à  quitter  la  Toscane  elle-même  pour  avoir 
osé  exprimer  au  prince  une  opinion  franche  et  prévoyante  suggérée  par 
l'état  du  pays  et  de  l'Italie  tout  entière.  Les  événemens  vinrent  cependant 
donner  bientôt  raison  au  marquis  de  Lajatico.  L'agitation  allait  toujours  en 
croissant,  et  cette  constitution,  qui  était  une  impossibilité  en  septembre 
18Zi7,  qui  «  aurait  appelé  sur  la  Toscane  les  -malheurs  d'une  intervention 
autrichienne,  »  cette  constitution  devenait  une  nécessité  au  mois  de  février 
I8Z18.  «  Elle  était,  suivant  le  langage  public  du  grand-duc,  l'objet  des  vœux 
les  plus  anciens  et  les  plus  ardens  du  prince,  ainsi  que  de  sa  famille,  le  dé- 
veloppement des  institutions  que  son  aïeul,  son  père  et  lui-même  avaient 
introduites  dans  le  pays,  et  il  s'empressait  de  la  donner  à  son  peuple,  qu'il 
croyait  entièrement  mûr  pour  en  savoir  profiter.  »  Ainsi  parlait  le  préam- 
bule du  statut  toscan.  Les  révolutions  de  Paris,  de  Milan  et  de  Vienne  ne 
tardaient  pas  à  imposer  l'autre  partie  du  programme  du  marquis  de  Laja- 
tico, l'adoption  d'une  politique  d'indépendance  nationale  en  Italie. 

Voilà  donc  la  Toscane  entrant  dans  le  mouvement  constitutionnel  et  na- 
tional. Le  grand-duc  alors  dut  naturellement  songer  à  l'homme  qui,  quatre 
mois  auparavant,  lui  avait  proposé  cette  politique  :  le  marquis  de  Lajatico 
revint  à  Florence  pour  être  tout  à  la  fois  ministre  de  la  guerre  et  ministre 
des  affaires  étrangères.  Il  y  avait  de  sa  part  quelque  mérite  à  prendre  le 
pouvoir  dans  des  circonstances  si  rapidement  aggravées,  et  où  tout  était 
difficile.  Il  se  mit  à  l'œuvre  pourtant,  nouant  une  alliance  plus  intime  avec 
le  roi  Charles- Albert,  qui  venait  de  passer  le  Tessin,  et  préparant  à  la  hâte 
une  petite  armée  toscane  pour  l'envoyer  en  Lombardie.  C'est  ce  petit  corps 
d'armée,  fort  incomplètement  organisé,  et  à  peine  muni  du  plus  strict  né- 
cessaire, qui  se  battit  bravement  sous  les  murs  de  Mantoue,  dans  les  san- 
glantes affaires  de  Gurtatone  et  de  Montanara.  Le  nouveau  ministre  de  la 
guerre  voulut  lui-même  aller  visiter  le  camp  ;  il  se  trouva  à  une  sortie  de  la 
garnison  de  Mantoue,  et  s'élança  intrépidement  au  plus  chaud  de  la  mêlée. 
Le  roi  Charles-Albert,  témoin  de  sa  conduite,  lui  donna  sur  le  champ  de  ba- 
taille le  grand  cordon  des  saints  Maurice  et  Lazare. 

Ce  n'était  pas  d'ailleurs  une  petite  tâche  que  le  marquis  de  Lajatico  avait 
acceptée  comme  ministre  de  la  guerre ,  en  se  chargeant  de  reconstituer  et 
de  développer  les  forces  militaires  d'un  pays  tel  que  la  Toscane,  où  l'armée, 
supprimée  autrefois  par  le  grand-duc  Léopold  F^  n'avait  été  postérieure- 
ment rétablie  que  dans  les  limites  fixées  par  le  célèbre  traité  du  12  juin  1815 
avec  l'Autriche;  ce  traité  assignait  à  la  Toscane  un  contingent  de  six  mille 
hommes,  qui,  en  cas  de  guerre,  devait  même  passer  sous  les  ordres  d'un  gé- 
néral autrichien.  Tout  ce  qui  regardait  l'armée  avait  donc  été  singulière- 
ment négligé,  et  se  trouvait  à  peu  près  à  l'abandon  en  18/i8.  D'un  autre  côté, 
le  grand-duc  Léopold  II  était  loin  de  seconder  d'un  zèle  chaleureux  et  actif 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  projets  de  son  ministre  pour  organiser  des  forces  destinées  à  combattre 
les  soldats  de  l'Autriche.  Le  grand-duc  disait,  il  est  vrai,  dans  ses  procla- 
mations, en  paraissant  se  glorifier,  que  «  les  soldats  toscans  avaient  été  les 
premiers  qui  eussent  marché  à  la  conquête  de  Tindépendance  sous  les  or- 
dres du  magnanime  roi  de  Sardaigne  ;  »  il  excitait  le  pays  et  le  parlement  à 
prêter  leur  concours  «  à  la  sainte  cause  de  l'indépendance  italienne,  pour 
hâter  le  terme  victorieux  de  la  guerre  contre  l'étranger  ;  »  mais  en  même 
temps,  en  bon  archiduc,  il  ne  laissait  point  d'entretenir,  à  l'insu  de  son  mi- 
nistère, des  relations  suivies  avec  l'empereur.  Il  agissait  en  prince  un  peu 
trop  pénétré  de  l'idée  qu'il  aurait  à  recourir  de  nouveau  aux  armées  autri- 
chiennes. Le  marquis  de  Lajatico,  comme  ministre  de  la  guerre,  se  trouvait 
placé  entre  l'opinion,  qui  le  pressait  de  réorganiser  les  forces  militaires,  et 
le  grand-duc,  qui  se  croyait  intéressé  à  retenir  cet  élan,  à  embarrasser  tous 
les  projets  par  des  lenteurs.  C'était  l'impuissance. 

Le  résultat  de  ce  système  ne  pouvait  être  douteux.  Les  passions  extrêmes 
se  firent  une  arme  de  l'inaction  du  gouvernement,  des  revers  qui  vinrent 
bientôt  compromettre  la  cause  de  l'indépendance  italienne.  L'agitation  ne 
fit  que  s'accroître  en  Toscane,  l'émeute  gronda  à  Livourne.  Deux  ministères 
sombrèrent  coup  sur  coup,  et  le  grand-duc  se  trouva  conduit  en  peu  de 
temps  à  accepter  le  ministère  démocratique  de  MM.  Guerrazzi  et  Monta- 
nelli,  dont  le  premier  acte  fut  la  dissolution  des  chambres.  Tout  n'était 
point  encore  perdu  cependant.  Le  parlement  nouveau,  issu  des  élections 
faites  à  cette  époque,  était  loin  de  répondre  aux  espérances  du  parti  démo- 
cratique :  il  reflétait  dans  son  ensemble  l'esprit  de  ce  pays  aux  mœurs  pai- 
sibles, et  où  domine  toujours  le  goût  de  l'ordre.  Le  marquis  de  Lajatico, 
sondant  résolument  la  situation,  eût  voulu  que  le  grand-duc  s'appuyât  sur 
ces  précieux  élémens  d'ordre  qui  étaient  dans  le  parlement,  dans  la  garde 
nationale,  et  rompît  avec  la  révolution  pour  fonder  un  pouvoir  franche- 
ment constitutionnel  et  italien,  mais  en  même  temps  décidé  à  faire  face  à 
tous  les  désordres.  L'entreprise  était  hardie  et  devait  réussir.  Aussi  le  mar- 
quis de  Lajatico  fut-il  navré  lorsque  le  grand-duc,  au  lieu  de  lutter  et  de 
vaincre,  quittait  Florence  le  7  février  18Zi9  et  partait  secrètement,  laissant 
le  pays  sans  gouvernement,  sans  direction.  Il  fit  en  ce  moment  l'œuvre  d'un 
bon  citoyen  :  il  concourut  de  son  vote  à  l'organisation  d'un  gouvernement 
de  circonstance,  le  seul  possible  alors.  Seulement  il  eut  le  courage  de  se 
présenter  dans  le  parlement  envahi  par  la  populace  et  de  demander  que  ce 
gouvernement  de  fait  que  la  fuite  du  prince  imposait  fût  constitué  de  façon 
à  représenter  et  à  rassurer  le  pays,  au  lieu  d'être  le  gouvernement  exclusif 
de  la  faction  démocratique.  Le  marquis  de  Lajatico  eut  encore  une  lueur 
d'espoir  après  cette  triste  débâcle  :  ce  fut  en  apprenant  que  le  grand-duc, 
retiré  dans  une  petite  ville  maritime  de  la  Toscane,  à  San-Stefano,  et  en- 
touré du  corps  diplomatique,  avait  accepté  l'intervention  piémontaise  offerte 
par  Gioberti,  alors  premier  ministre  de  Charles-Albert.  Il  embrassa  chaleu- 
reusement cette  idée,  dans  laquelle  il  voyait  le  salut  du  régime  constitu- 
tionnel en  Italie,  et  il  se  hâta  d'écrire  au  grand-duc  pour  lui  offrir  de  nou- 
veau ses  services.  Malheureusement  cette  lettre  fut  interceptée  et  valut  à 
celui  qui  l'avait  écrite  d'être  menacé  d'un  procès  de  trahison  à  Florence. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  241 

Le  marquis  de  Lajatico  avait  dû  s'expatrier  en  18/i7  pour  avoir  osé  propo- 
ser une  constitution  à  un  prince  absolu,  et  il  se  voyait  réduit  encore  une 
fois  à  s'exiler  avec  sa  famille  sous  le  gouvernement  démocratique  qui  régnait 
en  Toscane. 

Une  plus  vive  amertume  patriotique  était  réservée  au  marquis  de  Lajatico 
dans  ce  second  exil  :  c'était  de  voir  le  prince  qui  avait  fini  par  refuser  l'in- 
tervention du  Piémont  rentrer  bientôt  à  Florence  avec  le  secours  des  armées 
autrichiennes.  La  restauration  du  grand-duc  se  présentait  pourtant  sous  de 
plus  favorables  auspices;  elle  s'opérait  par  une  réaction  naturelle  de  l'opi- 
nion, par  ce  mouvement  spontané  du  12  avril  18^9,  œuvre  du  parti  consti- 
tutionnel modéré.  Le  grand-duc  lui-même,  retiré  à  Gaëte,  n'avait  point  hé- 
sité à  ratifier  au  premier  instant  les  promesses  libérales  faites  en  son  nom. 
On  crut  du  moins  avoir  sauvé  le  statut.  La  déception  du  marquis  de  Lajatico 
fut  grande  quand  il  vit  les  soldats  de  l'Autriche  envahir  malgré  tout  la  Tos- 
cane, qui  s'était  pacifiée  d'elle-même,  et  le  grand-duc  oublier  ses  promesses, 
suspendre  d'abord,  puis  supprimer  définitivement  les  institutions  dont  il 
avait  garanti  l'existence.  Ceux  qui  avaient  pris  l'initiative  et  la  direction  du 
mouvement  du  12  avril  18Zi9  avaient  cru  ramener  un  prince  constitutionnel 
et  italien,  ils  avaient  rendu  le  pouvoir  à  un  archiduc  plus  autrichien  et  plus 
absolu  que  jamais.  Le  marquis  de  Lajatico,  revenu,  lui  aussi,  à  Florence 
après  ces  orages,  ne  fit  dès  lors  qu'une  chose  :  il  se  réfugia  dans  son  patrio- 
tisme froissé,  et  ne  voulut  point  désespérer.  Il  était  si  peu  révolutionnaire 
de  son  naturel  que,  malgré  bien  des  mécomptes,  il  ne  renonça  point  à  la 
pensée  de  travailler  encore  à  concilier  l'intérêt  dynastique  et  l'intérêt  du 
pays.  Oubliant  ses  griefs,  surmontant  des  répugnances  personnelles  très 
fortes,  bravant  la  froideur  qui  l'attendait  dans  les  régions  officielles,  il  ne 
kissa  pas  de  conserver  ses  relations  avec  la  cour.  Les  hommes  d'opinions 
plus  vives  blâmaient  quelquefois  ces  ménagemens;  ils  voyaient  une  trans- 
action presque  coupable  là  où  il  n'y  avait  qu'un  dévouement  plus  élevé  au 
bien  public.  Le  marquis  de  Lajatico  n'allait  pas  à  la  cour  pour  son  intérêt 
personnel,  mais  il  gardait  le  droit  de  parler,  même  au  risque  de  n'être  point 
entendu,  et  par  lui  l'opinion  constitutionnelle  avait  en  quelque  sorte  son 
entrée  au  palais  Pitti. 

Tant  qu'une  certaine  liberté  de  la  presse  survécut  à  la  suppression  de  la 
constitution,  le  marquis  de  Lajatico  s'en  servit  avec  ses  amis  pour  donner 
des  avis  prévoyans  et  sages  avec  autant  de  franchise  que  de  modération. 
Lorsque  l'opinion  publique  n'eut  plus  aucun  moyen  légal  de  se  faire  en- 
tendre, il  resta  étranger  à  tout  acte  qui  aurait  pu  diminuer  la  valeur  des 
efforts  que  ses  relations  avec  la  cour  et  avec  les  hommes  du  gouvernement 
lui  permettaient  de  tenter.  11  attendait  l'occasion,  et  cette  occasion  vint  au 
commencement  de  1859.  La  fermentation  était  grande  en  Italie,  et  à  Flo- 
rence plus  que  partout.  Des  milliers  de  volontaires  quittaient  la  Toscane 
pour  aller  servir  dans  l'armée  piéraontaise.  Les  soldats  toscans  eux-mêmes, 
quoique  placés  sous  les  ordres  d'un  général  autrichien,  ne  cachaient  point 
leurs  sympathies  pour  la  cause  de  leur  pays.  Des  publications  aussi  fermes 
que  modérées  reproduisaient  toutes  les  vibrations  du  sentiment  national. 
Que  faisait  le  grand-duc  en  présence  de  cette  agitation  des  esprits  ?  Au  pre- 


242  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

mier  moment,  il  n'aurait  pas  voulu  séparer  ses  intérêts  de  ceux  de  TAu- 
triche  ;  puis,  pressé  par  les  circonstances,  il  se  montrait  résolu  à  se  réfugier 
dans  la  neutralité.  Le  gouvernement  s'efforçait  d'attribuer  toutes  les  mani- 
festations publiques  aux  menées  de  quelques  factieux.  C'est  alors  que  le 
marquis  de  Lajatico  se  décidait  à  adresser  au  président  du  conseil,  M.  Bal- 
dasseroni,  la  lettre  du  18  mars,  qui  était  un  acte  de  patriote  et  de  citoyen 
dévoué  à  la  dynastie.  Il  révélait  toute  l'étendue  et  la  force  de  l'opinion  na- 
tionale, montrait  le  péril  de  la  neutralité,  et  laissait  entrevoir  enfin  que  la 
dynastie  elle-même  ne  pouvait  se  sauver  que  si  elle  s'alliait  avec  le  Piémont, 
et  si  les  jeunes  princes  allaient  prendre  part  à  la  guerre.  On  lui  répondit 
que  le  grand-duc,  plutôt  que  de  rompre  avec  l'Autriche,  quitterait  de  nou- 
veau la  Toscane,  comme  il  l'avait  fait  en  18Zi9.  Peu  de  jours  après,  ce  loyal 
et  sage  conseiller  se  présentait  à  un  cercle  de  la  cour,  et  il  fut  reçu  avec 
une  froideur  qui  ne  pouvait  lui  laisser  de  doute  sur  sa  nouvelle  disgrâce. 

Les  événemens  se  hâtaient  cependant.  L'ultimatum  autrichien  arrivait  à 
Turin,  les  soldats  de  la  France  commençaient  à  paraître  au  sommet  des 
Alpes;  l'armée  toscane  s'émut  alors,  les  rassemblemens  populaires  rempli- 
rent les  rues  de  Florence;  la  journée  du  27  avril  1859  se  leva  pleine  de  me- 
naces, et  le  grand-duc,  à  qui  tout  manquait  à  la  fois,  l'armée  et  le  peuple, 
se  vit  obligé  de  rappeler  à  lui  le  marquis  de  Lajatico,  qui  poussa  le  dévoue- 
ment jusqu'à  se  charger  en  cette  extrémité  de  former  un  nouveau  minis- 
tère. C'est  l'histoire  de  cette  tentative  suprême  que  celui-ci  a  racontée  dans 
une  lettre  qu'il  adressait  peu  après  à  son  fils,  et  où  il  décrivait  les  brusques 
et  violentes  péripéties  de  ces  quelques  heures.  Le  marquis  de  Lajatico  se 
faisait  à  lui-même  l'illusion  qu'on  pouvait  sauver  encore  la  dynastie  et  le 
grand-duc  régnant  par  la  politique  de  la  lettre  du  18  mars  1859,  en  reprenant 
le  drapeau  tricolore  comme  signe  de  nationalité,  en  s'alliant  au  Piémont  et 
à  la  France,  en  entrant  franchement  dans  la  guerre  qui  se  préparait.  Il  fut 
détrompé  quand  il  consulta  ses  amis  et  le  premier  entre  tous,  le  marquis 
Cosimo  Ridolfi.  Le  grand-duc  Léopold  II  s'était  fait  un  irréparable  tort  en 
manquant  à  toutes  ses  promesses  de  18Zi9.  On  ne  crut  pas  à  sa  sincérité,  on 
exigeait  avant  tout  son  abdication  en  faveur  de  son  fils.  Le  marquis  de  La- 
jatico dut  rentrer  au  palais  Pitti  porteur  de  cette  condition,  sans  laquelle  les 
amis  de  la  dynastie  ne  croyaient  plus  pouvoir  la  sauver.  «  Je  voudrais,  a-t-il 
dit  avec  une  franchise  pleine  d'émotion,  je  voudrais  que  tous  les  hommes 
politiques  du  monde  fussent  à  même  de  juger  en  pleine  connaissance  l'acte 
que  je  dus  accomplir,  parce  que  j'ai  le  ferme  espoir  qu'ils  diraient  tous 
d'une  seule  voix  que  je  ne  pouvais  ni  ne  devais  faire  autrement...  » 

La  condition  de  l'abdication  était  dure  sans  doute  ;  elle  n'impliquait  ce- 
pendant qu'un  sacrifice  personnel  de  la  part  d'un  prince  qui  déjà  s'était 
montré  prêt  à  reprendre  le  drapeau  tricolore,  à  déclarer  la  guerre  au  chef 
de  sa  famille,  et  à  rejeter  dans  l'oubli  des  traités  que  la  veille  il  déclarait 
inviolables.  Le  grand-duc  a  dit  depuis,  dans  une  protestation  datée  de  Fer- 
rare  :  tt  Plutôt  que  de  me  laisser  contraindre  à  déclarer  la  guerre ,  je  me 
réfugie  auprès  d'un  état  ami  auquel  je  suis  lié  par  des  traités  de  secours 
réciproques.  »  C'était  Inexact  autant  que  malheureux.  Léopold  II  avait  tout 
accepté  :  sa  dignité  n'aurait  pas  eu  plus  à  souffrir  d'un  acte  personnel  d'ab- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  243 

négation  que  des  pénibles  concessions  qu'il  avait  déjà  faites  ;  il  s'arrêta  de- 
vant cette  nécessité  de  Tabdication.  On  sait  le  reste.  La  famille  du  grand-duc 
quittait  Florence  au  milieu  d'un  peuple  silencieux,  qui  n'eut  ni  une  injure 
ni  un  mouvement  de  sympathie  pour  cette  famille  fugitive,  qui  se  proscri- 
vait elle-même  faute  de  pouvoir  se  résigner  à  devenir  nationale,  et  la  Tos- 
cane marchait  à  ses  destinées  nouvelles,  s'alliant  à  la  France  et  au  Piémont, 
s'organisant  au  sein  d'un  calme  intérieur  qui  ne  s'est  point  démenti.  Le  rôle 
du  marquis  de  Lajatico  en  ces  dernières  heures  fut  aussi  loyal  que  simple 
et  patriotique.  Il  fit  tout  ce  qu'il  put  pour  sauver  la  dynastie,  et  quand  tout 
fut  épuisé,  il  s'offrit  encore  pour  garantir  sa  sûreté,  fût-ce  au  risque  de  sa 
propre  vie,  ce  qui  ne  fut  point  heureusement  nécessaire. 

Libre  désormais  de  tout  engagement  envers  la  maison  de  Lorraine,  ayant 
largement  payé  la  dette  de  ses  affections  dynastiques,  le  marquis  de  Lajatico 
n'avait  plus  qu'un  devoir  :  c'était  de  se  dévouer  aux  destinées  nouvelles  de 
son  pays;  il  accepta  d'aller  représenter  la  Toscane  au  camp  des  armées  al- 
liées en  Italie.  Par  ses  manières  supérieures,  par  sa  dignité  facile,  par  le 
désintéressement  avec  lequel  il  remplit  la  mission  dont  il  était  chargé ,  par 
le  sang-froid  qu'il  montra  aux  batailles  de  Palestre  et  de  Solferino,  pendant 
lesquelles  il  se  tint  toujours  à  cheval  au  milieu  de  l'état-major  du  roi  de 
Sardaigne,  le  représentant  de  la  Toscane  faisait  honneur  à  son  pays,  en 
même  temps  qu'il  lui  rendait  plus  d'un  service  par  ses  rapports  avec  les 
chefs  souverains  des  deux  armées.  Il  avait  vu  avec  une  véritable  tristesse  le 
départ  de  la  maison  de  Lorraine,  et  qui  sait  s'il  ne  croyait  pas  encore  se- 
crètement à  la  possibilité  de  son  retour  dans  des  conditions  meilleures  après 
la  conquête  de  l'indépendance  ?  Dès  qu'il  vit  le  grand-duc  et  ses  fils  prendre 
place  sans  nécessité  dans  le  camp  autrichien  contre  l'Italie,  il  n'eut  plus  la 
moindre  illusion;  l'incompatibilité  était  devenue  radicale  à  ses  yeux,  tout 
devait  être  fini.  Le  marquis  de  Lajatico  fut  l'un  des  premiers  à  penser  dès 
ce  moment  que  la  Toscane  n'avait  rien  de  mieux  à  faire  que  de  s'annexer 
au  Piémont.  Sa  vive  intelligence  politique  découvrit  bientôt  les  difficultés 
insurmontables  qu'éprouverait  tout  gouvernement  nouveau  en  Toscane.  La 
maison  de  Savoie  avait  pour  lui  l'avantage  d'être  une  maison  italienne  forte 
de  sa  popularité  et  d'offrir  toutes  les  garanties  d'ordre  et  de  paix  intérieure. 
La  formation  d'un  royaume  constitutionnel  sous  le  sceptre  de  la  maison  de 
Savoie  lui  apparaissait  enfin  comme  la  combinaison  la  plus  juste  et  la  plus 
pratique  pour  sauvegarder  désormais  l'indépendance  italienne  vis-à-vis  de 
l'étranger.  C'est  dans  ce  sens  qu'il  conseillait  le  nouveau  gouvernement 
toscan  dès  les  premiers  temps  de  son  séjour  au  camp  des  armées  alliées. 

En  adoptant  cette  pensée,  devenue  plus  générale  après  la. paix  de  Villa- 
franca,  le  marquis  de  Lajatico  se  montrait  toujours  le  même,  national,  mo- 
narchique, constitutionnel  et  conservateur.  Son  zèle  ardent  pour  les  inté- 
rêts de  son  pays  lui  fit  accepter  après  la  paix  d'aller  représenter  cette 
politique  à  Paris  et  à  Londres.  11  vit  trois  fois  l'empereur  des  Français,  en 
juillet  et  en  octobre,  et  se  fit  le  défenseur  des  vœux  des  Toscans.  Un  jour 
peut-être  la  correspondance  du  diplomate  florentin  offrira  plus  d'un  trait 
curieux  à  l'histoire,  en  même  temps  qu'elle  sera  un  témoignage  de  plus  de 
son  dévouement  intelligent.  Le  marquis  de  Lajatico  ne  mettait  du  reste  au- 


t.  .       ■• 

24A  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

cune  subtilité  dans  la  diplomatie;  il  restait  simplement  un  homme  sincère 
et  franc.  C'est  en  remplissant  la  patriotique  mission  de  défendre  les  intérêts 
de  son  pays  qu'il  est  mort  en  Angleterre,  surpris  par  un  mal  inattendu,  et 
au  moment  d'expirer  il  recommandait  encore  à  son  jeune  secrétaire  de  per- 
sévérer dans  les  sentimens  qu'il  lui  avait  inspirés. 

Le  marquis  de  Lajatico  est  donc  mort  comme  il  avait  vécu,  en  patriote 
honnête,  sincère,  quoique  toujours  modéré,  et  il  a  mérité  que  ses  restes, 
rapportés  à  Florence,  fussent  déposés  dans  l'église  de  Santa-Croce,  à  côté 
de  ceux  des  plus  illustres  citoyens  toscans.  Il  y  a  pourtant  dans  une  telle 
vie  une  moralité  qui  tourne  au  profit  de  l'Italie,  et  qui  est  après  tout  une 
lumière  en  politique.  Lorsque  ces  dévouemens  intelligens,  éclairés,  fidèles 
jusqu'au  bout,  ne  peuvent  sauver  une  famille  de  princes,  lorsqu'une  incom- 
patibilité radicale,  absolue,  fondée  sur  une  antipathie  de  nationalité,  éclate 
périodiquement,  et  dans  les  heures  les  plus  décisives,  entre  une  maison  ré- 
gnante et  un  pays,  c'est  que  les  déchéances  sont  irrévocables,  et  que  les 
destinées  sont  accomplies.  On  veut  y  voir  une  œuvre  de  révolution,  et  ce 
n'est  que  le  triste  fruit  de  fautes  accumulées.  ch.  de  mazade. 


POESIES 


LA  BALLADE  DU  DÉSESPÉRÉ. 

Qui  frappe  à  ma  porte  à  cette  heure? 

—  Ouvre,  c'est  moi.  —  Quel  est  ton  nom? 
On  n'entre  pas  dans  ma  demeure 

A  minuit  ainsi,  sans  façon. 

—  Ouvre.  —  Ton  nom?  —  La  neige  tombe, 
Ouvre.  ■—  Ton  nom?  —Yite,  ouvre-moi! 

—  Quel  est  ton  nom  ?  —  Ah  !  dans  sa  tombe 
Un  cadavre  n'a  pas  plus  froid. 

J'ai  marché  toute  la  journée 
De  l'ouest  à  l'est,  du  sud  au  nord. 
A  l'angle  de  ta  cheminée 
Laisse-moi  m'asseoir.  —  Pas  encorl 

Quel  est  ton  nom?  —  Je  suis  la  gloire. 
Je  mène  à  l'immortalité. 


-    t    I 

REVUE.  —  CHRONIQUE.  2A5 

—  Passe,  fantôme  dérisoire  ! 

—  Donne-moi  l'hospitalité. 

Je  suis  l'amour  et  la  jeunesse, 
Ces  deux  belles  moitiés  de  Dieu. 

—  Passe  ton  chemin  :  ma  maîtresse 
Depuis  longtemps  m'a  dit  adieu. 

—  Je  suis  l'art  et  la  poésie  : 

On  me  proscrit.  Vite,  ouvre.  —  Non. 
Je  ne  sais  plus  chanter  ma  mie, 
Je  ne  sais  même  plus  son  nom. 

—  Ouvre-moi  I  je  suis  la  richesse, 
Et  j'ai  de  Tor,  de  l'or  toujours. 
Je  puis  te  rendre  ta  maîtresse. 

—  Peux-tu  me  rendre  nos  amours? 

— -  Ouvre-moi  :  je  suis  la  puissance, 
J'ai  la  pourpre.  —  Vœux  superflus  I 
Peux-tu  me  rendre  l'existence 
De  ceux  qui  ne  reviendront  plus? 

—  Si  tu  ne  veux  ouvrir  ta  porte 
Qu'au  voyageur  qui  dit  son  nom, 
Je  suis  la  mort  :  ouvre,  j'apporte 
Pour  tous  les  maux  la  guérison. 

Tu  peux  entendre  à  ma  ceinture 
Sonner  les  clés  des  noirs  caveaux; 
J'abriterai  ta  sépulture 
De  l'insulte  des  animaux. 

—  Entre  chez  moi,  mai-gre  étrangère, 
Et  pardonne  à  ma  pauvreté. 

C'est  le  foyer  de  la  misère  .        ' 

Qui  t'offre  l'hospitalité. 

Entre  :  je  suis  las  de  la  vie, 
Qui  pour  moi  n'a  plus  d'avenir. 
J'avais  depuis  longtemps  l'envie. 
Non  le  courage  de  mourir. 

Entre  sous  mon  toit,  bois  et  mange, 
Dors,  et  quand  tu  t'éveilleras, 


246  REVUE   DES   DÏUX   MONDES. 

Pour  payer  ton  écot,  cher  ange, 
Dans  tes  bras  tu  m'emporteras. 

Je  t'attendais;  je  veux  te  suivre. 
Où  tu  m'emmèneras,  j'irai; 
Mais  laisse  mon  pauvre  chien  vivre, 
Pour  que  je  puisse  être  pleuré! 

Henry  Murger. 


BOUQUET  D'AUTOMNE. 


ADIEU,   jardin! 

Voici  l'automne,  adieu  les  fleurs  ! 
Que  faire  en  un  jardin  sans  roses, 
Où  sifflent  des  vents  querelleurs? 
Restons  au  logis,  portes  closes; 
Voici  l'automne,  adieu  les  fleurs  ! 

Voici  l'automne,  adieu  les  fleurs  ! 
La  terre  en  vain  cherche  à  sourire  ; 
Les  soleils  sont  froids  et  railleurs, 
Les  cœurs  n'ont  plus  rien  à  se  dire. 
Voici  l'automne,  adieu  les  fleurs  I 

Voici  l'hiver,  vendange  est  faite  ; 
Cuve  et  pressoir  vont  s'épuiser. 
L'ivresse  est  au  bout  de  la  fête. 
Plus  un  raisin,  plus  un  baiser  ! 
Voici  l'hiver,  vendange  est  faite. 

Voici  l'hiver,  vendange  est  faite. 
Le  givre  a  blanchi  nos  buissons  ; 
Du  chêne  il  effeuille  la  tête  ; 
Plus  de  nids  et  plus  de  chansons  ! 
Voici  l'hiver,  vendange  est  faite. 


REVUE.  —  CHRONIQUE. 

Eh  bien!  adieu,  vigne  et  fcrêt, 
Jardin  sans  fleurs,  soleil  sans  flamme! 
Rentrons  dans  Tasile  secret, 
Et  visitons  enfin  notre  âme. 
Adieu,  jardin,  vigne  et  forêt! 

Adieu,  jardin,  vigne  et  forêt  ! 
J'aperçois  dans  un  monde  immense, 
Où  la  nature  disparaît. 
Tout  un  printemps  qui  recommence. 
Adieu,  jardin,  vigne  et  forêt! 


II. 


LE    MOIS    DES    MORTS. 

Novembre  a  mis,  comme  un  suaire, 
Sa  longue  robe  de  brouillards  ; 
Le  soleil,  dans  les  cieux  blafards, 
Semble  une  lampe  mortuaire. 

Les  feuilles  pendent  en  haillons 
Au  noir  squelette  de  la  vigne. 
Et  là-bas  fument  les  sillons 
Près  de  ces  tombes  qu'on  aligne. 

Le  semeur,  en  grand  appareil , 
Donne  au  champ  la  façon  dernière  ; 
Comme  un  mort  promis  au  réveil, 
Le  grain  est  couché  sous  la  terre. 

Mais  rien  ne  parle  encor  d'espoir; 
Tout  s'endort  et  tout  se  recueille. 
Tl  n'est  resté  ni  fleur  ni  feuille  ; 
La  terre  est  grise,  le  ciel  noir. 

Connais-tu  ces  buissons  moroses? 

C'est  l'aubépine  et  l'églantier. 

Où  sont  les  roses  du  sentier 

Et  les  mains  qui  cueillaient  ces  roses? 


248'  "  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Dans  ces  prés  ne  retourne  pas  ; 
Le  bois  mort  que  le  vent  y  sème, 
*  Avec  la  trace  de  vos  pas, 

A  caché  le  sentier  lui-même. 

Tu  peux  marcher  jusqu'à  la  nuit, 
Tu  seras  seul  avec  ton  livre  : 
On  refuse,  hélas  !  de  te  suivre 
Où  jadis  on  t'avait  conduit. 

Tu  n'aurais  là  d'autre  cortège 
Qu'oiseaux  noirs  et  loups  aux  abois; 
L'hiver  a  changé  dans  les  bois 
Vos  lits  de  mousse  en  lits  de  neige. 

Voici  l'heure  où  le  souvenir 
Peuple  seul  la  forêt  discrète  ; 
Sans  y  troubler  aucune  fête, 
Les  morts  peuvent  y  revenir. 

Au  bord  des  étangs  et  des  chaumes, 
,     A  l'abri  dans  les  chemins  creux. 
Tu  peux  converser  avec  eux  ; 
Suis  pas  à  pas  ces  chers  fantômes. 

Ils  te  ramènent  par  la  main 
Dans  ce  passé  que  l'on  t'envie. 
Où  les  lambeaux  de  votre  vie 
Pendent  aux  buissons  du  chemin. 

Qu'ont-ils  fait  de  leurs  premiers  charmes. 
Ces  jardins  aux  vives  couleurs, 
Où  l'on  récolte  moins  de  fleurs. 
Hélas!  qu'on  n'y  sème  de  larmes? 

Voici  les  berceaux  familiers 
Où,  dans  la  mousse  et  les  pervenches. 
Les  baisers  chantaient  par  milliers. 
Comme  les  oiseaux  sur  les  branches. 

Mais  ces  arbres  et  ces  soleils, 
S'ils  t'ont  prêté  l'ombre  et  la  flamme, 
S'ils  t'ont  donné  leurs  fruits  vermeils, 
Ont  pris  tous  des  parts  de  ton  ame. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  2/|9 

Tu  la  jetais  à  tous  les  vents, 

Pour  un  mot,  pour  un  regard  tendre... 

Mais  viens,  et  les  morts  vont  te  rendre  ■  ^^ 

Ce  qu'ont  emporté  les  vivans  ; 

Car  là-haut,  sur  les  mêmes  grèves, 
Dans  ces  astres  peuplés  d'esprits, 
Flottent  à  la  fois  les  débris 
Et  les  germes  de  tous  nos  rêves. 

Là-haut,  dans  Timmatériel, 
Tout  va  perdre  et  retrouver  l'être  ; 
Quand  les  morts  descendent  du  ciel, 
C'est  pour  nous  aider  à  renaître. 

Pur  de  désirs  et  de  remords. 
Fais  donc,  sans  terreurs  insensées, 
La  moisson  d'austères  pensées 
Oui  se  récolte  au  mois  des  morts. 

III. 

LA    PREMIÈRE    NEIGE. 

Dans  mon  verger  clos  de  buis, 

Où  je  puis 
Tout  surveiller  de  ma  chambre. 
Mes  deux  pommiers,  —  quel  malheur!  — 

Sont  en  fleur... 
Et  nous  touchons  à  novembre. 

Un  caprice,  un  faux  réveil    - 

Du  soleil 
Au  printemps  leur  a  fait  croire , 
Et  les  fleurs  imprudemment, 

Un  moment, 
Ont  blanchi  l'écorce  noire. 

Mes  pêchers,  mon  grand  souci, 

Vont  ainsi 
Rougir  dans  la  matinée, 
Et  perdre  à  ce  jeu  trompeur, 

J'en  ai  peur, 
Leurs  fruits  de  toute  une  année. 


250  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Mais  un  vent  souffle  du  nord, 

Apre  et  fort, 
Et  les  avertit  du  piège. 
Tout  mon  jardin  réservé 

Est  sauvé! 
Voici  la  première  neige! 

Tombe,  ô  neige,  et  tiens  couverts 
Les  blés  verts, 

L'espoir  des  moissons  prochaines  ; 

Étends  sur  eux  le  duvet 
Qui  revêt 

Déjà  le  front  des  vieux  chênes  ! 

Viens  marquer  son  dernier  jour 

A  l'amour; 
Arrête  une  folle  sève  : 
^  S'il  s'est  trompé  de  saison. 

En  prison 
Viens  clore  aussi  mon  donix  rêve  ! 

Sur  mes  cheveux  tu  descends; 

Je  t'y  sens, 
0  neige,  et  je  m'en  étonne. 
Le  soleil  était  si  chaud!... 

Il  le  faut, 
Dis-moi  bien  que  c'est  l'automne. 


Victor  de  Laprade, 
de  l'Académie  française. 


REVUE  MUSICALE, 


Le  succès  ^'Orphée  au  Théâtre-Lyrique  s'accroît  chaque  jour,  comme 
nous  l'avions  prévu.  11  n'y  a  pas  une  personne  qui  se  pique  ou  qui  s'eflforce 
de  comprendre  un  peu  les  arts  qui  ne  veuille  entendre  ce  chef-d'œuvj:'e 
d'un  sentiment  si  profond  et  si  pur,  et  qui  ne  revienne  charmée,  avec  le 
désir  de  l'entendre  encore.  M"«  Viardot  soutient  dans  le  rôle  principal, 
qu'elle  a  véritablement  créé,  la  réputation  qu'elle  s'est  acquise,  et  elle  sa- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  251 

tisfait  jusqu'à  ceux  qui  lui  voudraient  une  voix  plus  jeune  et  d'un  timbre 
plus  musical.  C'est  le  triomphe  de  l'intelligence  et  du  style  sur  la  nature  et 
la  résistance  des  organes  matériels.  De  pareils  événemens  prouvent  encore 
une  fois  qu'il  y  a  dans  la  musique ,  et  même  dans  la  musique  dramatique, 
des  beautés  impérissables  qui  ne  demandent  qu'à  être  bien  interprétées 
pour  produire  leur  effet.  Que  les  jeunes  compositeurs  se  rassureipit  donc,  et 
que  la  restauration  d'un  vieux  chef-d'œuvre  leur  serve  d'exemple,  non  pour 
imiter  la  manière  de  Gluck,  mais  pour  s'inspirer  de  son  génie  et  pour  créer 
à  leur  tour  des  formes  nouvelles  !  C'est  une  profonde  erreur  de  croire  que 
l'admiration  des  monumens  du  passé  empêche  en  nous  la  puissance  créa- 
trice. L'amour  enfante  l'amour,  la  lumière  produit  la  lumière.  Il  n'y  a  de 
stérile  que  l'ignorance  et  le  dédain. 

Cependant  on  a  repris  à  l'Opéra  l'Ame  en  peine  de  M.  de  Flottow  et  VHer- 
culanum  de  M.  Félicien  David  pour  la  continuation  des  débuts  de  M""*  Vest- 
vali.  Il  nous  serait  impossible  d'affirmer  que  cette  belle  personne  a  rencontré 
dans  le  rôle  d'Olympia,  créé  dans  l'origine  par  M"*"  Borghi-Mamo,  un  succès 
plus  significatif  que  celui  qu'elle  a  obtenu  dans  Roméo  et  Juliette  de  Bellini. 
La  voix  de  M™"  Vestvali  manque  un  peu  d'éclat,  et  son  talent,  qu'on  ne  sau- 
rait contester  sans  injustice,  ne  produit  pas  l'effet  décisif  que  le  public  est 
en  droit  d'attendre.  Il  semble  qu'on  pourrait  désirer  à  M""^  Yestvali,  qui  pro- 
nonce et  articule  avec  beaucoup  de  netteté,  une  certaine  harmonie  dans  les 
dons  divers  qui  la  distinguent.  M.  Gueymard,  qui  remplaçait  M.  Roger  dans 
le  rôle  d'Hélios,  y  a  été  plus  heureux  qu'on  ne  pouvait  l'attendre,  et  il  a  dit 
particulièrement  le  joli  cantabîle  de  l'ivresse,  au  second  acte,  avec  une  émo* 
tion  communicative.  Il  a  été  parfaitement  secondé  par  M"»'  Gueymard,  dont 
la  belle  voix  résiste  et  se  conserve  presque  dans  sa  pureté  première. 

M.  Roger,  que  nous  venons  de  nommer,  est  heureusement  rétabli  de  l'af- 
freux accident  qui  l'a  frappé  l'été  dernier.  L'art  est  venu  à  son  secours,  et 
une  main  postiche  lui  a  été  ajustée  avec  un  artifice  si  bien  dissimulé,  que 
M.  Roger  a  pu  paraître  tout  récemment,  le  15  décembre,  sur  la  scène  de 
l'Opéra,  dans  une  représentation  solennelle  donnée  à  son  bénéfice.  Le  pu- 
blic, qui  était  accouru  en  foule,  a  fait  à  cet  artiste  distingué  un  accueil 
plein  de  sympathie.  M.  Roger  a  chanté  tour  à  tour  un  acte  de  la  Dame 
blanche,  le  quatrième  acte  de  la  Favorite  avec  M™*  Gueymard,  et  le  cin- 
quième acte  du  Prophète  avec  M""^  Al  boni.  La  soirée  a  été  brillante,  un  peu 
longue,  et  a  produit  vingt-trois  mille  francs.  M.  Roger  doit  être  content  de 
l'ovation  qu'on  lui  a  faite,  et  qu'il  mérite  à  bien  des  égards.  Il  serait  dan- 
gereux cependant  d'attacher  à  cette  belle  représentation  donnée  en  l'hon- 
neur d'un  artiste  intelligent  qui  a  fourni  une  brillante  carrière  une  signifi- 
cation qu'elle  ne  saurait  avoir. 

Puisque  nous  parlons  de  l'Opéra,  il  n'est  pas  hors  de  propos  de  dire  un 
mot  de  la  nouvelle  salle  qu'on  se  propose  de  construire  à  Paris.  On  assure 
que  l'administration  a  déjà  choisi  l'emplacement  sur  lequel  on  doit  l'édifier, 
et  que  le  plan  même  du  monument  qu'on  destine  à  l'art  musical  est  adopté 
d'avance  sans  débats  et  sans  concours  public.  C'est  une  grande  affaire,  ce 
nous  semble,  que  de  bâtir  un  grand  théâtre  lyrique  qui  doit  servir  de  mo- 
dèle à  toute  la  France,  et  qui  sera  le  point  de  mire  de  l'Europe  entière.  Tant 


252  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  conditions  d'élégance,  de  sécurité  et  de  sonorité  sont  nécessaires  pour 
constituer  une  bonne  salle  qui  doit  être  le  temple  d'un  grand  drame  lyrique, 
qu'il  eût  été  à  désirer  qu'on  appelât  la  discussion  sur  un  projet  qu'il  sera 
impossible  de  modifier  plus  tard.  Ces  scrupules  nous  sont  inspirés  par  la 
connaissance  que  nous  avons  de  la  salle  actuelle  du  grand  Opéra  de  Paris, 
beaucoup  trop  vaste  pour  le  charme  et  la  conservation  de  la  voix  humaine, 
et  par  la  lecture  d'une  publication  intéressante,  Parallèle  des  'principaux 
théâtres  modernes  de  l'Europe,  de  MM.  Clément  Coûtant  et  Joseph  de  Fi- 
lippi.  Des  curieux  renseignemens  contenus  dans  cet  ouvrage,  il  ressort  que 
c'est  la  naissance  de  l'Opéra  qui  a  donné  lieu  à  l'agrandissement  indéfini  des 
salles  de  théâtre ,  et  les  grandes  salles  sont  la  cause  de  l'état  déplorable  où 
se  trouve  aujourd'hui  l'art  de  chanter.  Au  nom  de  l'art  musical,  qui  ne  s'ac- 
commode pas  des  trop  vastes  enceintes  pour  produire  ses  effets  les  plus  puis- 
sans,  au  nom  surtout  des  pauvres  chanteurs,  qui  ne  peuvent  résister  long- 
temps aux  efforts  qu'ils  sont  obligés  de  faire,  nous  demandons  que  la  nouvelle 
salle  de  l'Opéra  qu'on  se  propose  de  construire  ne  dépasse  pas  les  propor- 
tions de  celle  qui  existe  depuis  quarante  ans  rue  Lepelletier. 

Le  théâtre  de  l'Opéra-Comique  n'a  pas  la  main  heureuse  depuis  quelque 
temps.  Les  mauvais  ouvrages  s'y  succèdent  sans  intermittence,  et  ces  ou- 
vrages mal  venus  n'y  sont  pas  mieux  exécutés  pour  cela.  Qu'est-ce  par 
exemple  qyi'Yvonne,  opéra  en  trois  actes  que  l'affiche  qualifie  de  drame 
lyrique?  Un  fastidieux  mélodrame  bâti  sur  la  vieille  donnée  des  bleus  et  des 
blancs,  l'antagonisme  des  royalistes  et  des  républicains  dans  la  guerre  de 
la  Vendée,  sujet  usé  aussi  bien  au  théâtre  que  dans  les  romans.  M.  Scribe, 
qui  a  commis  ce  gros  péché,  a  voulu  le  faire  partager  à  M.  Limnander,  com- 
positeur de  mérite  qui  a  fait  les  Monténégrins,  opéra  en  trois  actes  où  l'on 
remarquait  d'heureuses  inspirations.  M.  Limnander  n'a  pu  cette  fois  conju- 
rer l'influence  du  poème  qu'il  a  eu  la  faiblesse  d'accepter  et  pallier,  par  les 
sons  de  sa  musique,  les  interminables  lamentations  (^'Yvonne,  une  vieille  fer- 
mière vendéenne  qui  ne  cesse  de  fatiguer  le  public  de  son  amour  pour  son 
fils  Jean.  L'action  se  passe  en  Bretagne,  ce  qui  n'ajoute  rien  à  l'agrément 
diji  sujet.  Que  dire  de  l'exécution  d: Yvonne,  où  l'on  peut  louer  quelques 
morceaux  qui,  mieux  placés,  auraient  produit  un  meilleur  effet  ?  Qu'elle  ne 
rachète  pas  l'ennui  mortel  qui  s'exhale,  pendant  trois  actes  et  plusieurs  ta- 
bleaux, de  cet  interminable  mélodrame,  auquel  on  a  fait  de  larges  coupures 
depuis  la  première  représentation. 

Après  la  sombre  et  larmoyante  Yvonne,  le  même  théâtre  nous  a  donné  le 
sémillant  Don  Gregorio,  opéra-comique  en  trois  actes,  dont  le  sujet  n'est  pas 
moins  connu,  car  il  s'agit  des  vicissitudes  d'un  pauvre  précepteur  dans  l'em- 
barras. Le  libretto  de  MM.  de  Leuven  et  Sauvage  a  été  mis  en  musique  par 
M.  Gabrielli,  un  Napolitain  qui  est  fixé  à  Paris  depuis  quelques  années,  et  à 
qui  l'on  doit,  à  l'Opéra,  un  ou  deux  ballets  de  sa  composition.  Je  ne  sais  pas 
si  M.  Gabrielli  a  des  idées;  mais  si  cela  lui  arrive  quelquefois,  ce  n'est  pas 
dans  Don  Gregorio,  dont  les  fades  gazouillemens  ne  peuvent  intéresser  per- 
sonne. Si  l'ouvrage  de  M.  Gabrielli  obtient  un  certain  nombre  de  représen- 
tations, on  les  devra  à  M.  Couderc,  qui  joue  le  rôle  principal,  celui  du  pré- 
cepteur dans  l'embarras,  avec  son  talent  habituel,  et  à  M"«  Pannetrat,  qui 


REVUE.  CHRONIQUE.  253 

chante  avec  plus  de  bravoure  que  de  charme  des  lieux-communs  de  vocali- 
sation. 

On  se  demande,  en  voyant  de  telles  œuvres  se  produire  sur  un  théâtre 
aimé  du  public,  qui  possède  un  si  riche  répertoire,  s'il  n'y  a  plus  de  compo- 
siteurs en  France,  et  à  quelle  haute  protection  M.  Gabrielli  a  dû  une  faveur 
que  rien  ne  justifie.  Comment!  il  n'y  a  que  trois  théâtres  lyriques  pour  un 
peuple  de  trente-six  millions  d'âmes,  et  vous  livrez  l'Opéra  et  l'Opéra-Comi- 
que,  subventionnés  par  l'état  pour  essayer  de  grandes  choses,  à  des  médio- 
crités obséquieuses  qui  viennent?  prendre  la  place  des  artistes  élevés  aux 
frais  de  la  nation!  Ou  bien  donnez  la  liberté  des  théâtres,  que  réclament  de- 
puis si  longtemps  le  sens  commun  et  les  besoins  de  l'art,  ou  faites  un  meil- 
leur usage  de  l'autorité  que  vous  vous  attribuez  de  diriger  la  fantaisie,  qui 
se  passerait  fort  bien  de  votre  contrôle.  Le  sort  des  jeunes  compositeurs 
français  est  vraiment  digne  de  compassion.  Non -seulement  ils  n'ont  pas, 
comme  les  peintres,  les  sculpteurs  et  les  architectes,  des  commandes  de 
travaux  de  la  part  du  gouvernement,  mais  on  les  prive  encore  de  la  faculté 
de  se  produire  sur  les  deux  seuls  théâtres  subventionnés  qui  existent  à 
Paris.  A  cet  état  de  choses  vraiment  déplorable,  nous  ne  voyons  qu'un  re- 
mède :  la  liberté  des  théâtres,  la  faculté  laissée  à  chacun  de  chanter,  de 
danser  et  de  siffler  comme  il  l'entendra,  sous  la  simple  réserve  de  ne  pas 
blesser  la  décence  publique.  Toute  autre  mesure  que  la  liberté  des  théâtres 
ne  sera  jamais  qu'un  palliatif,  et  les  arts  en  France  ne  cesseront  pas  d'être 
entravés  par  le  favoritisme  et  la  bureaucratie. 

Le  Théâtre-Italien  poursuit  sa  carrière  sans  grand  éclat  et  sans  grand 
bruit.  W^  Borghi-Mamo,  après  trois  ans  d'exil  qu'elle  a  passés  à  l'Opéra,  est 
revenue  à  ses  premières  amours,  et  elle  a  fait  sa  rentrée  par  le  rôle  de  Ro- 
sine du  Barbier  de  Séville.  On  s'est  aperçu  aussitôt  que  ce  n'est  pas  impu- 
nément que  cette  habile  cantatrice  a  chanté  dans  une  langue  étrangère  et 
pour  un  public  qu'on  ne  corrigera  pas  de  préférer  les  cris  dramatiques  aux 
sons  qui  charment  l'oreille  avant  de  toucher  l'âme.  M™^  Borghi-Mamo  a 
perdu  quelque  chose  de  ce  timbre  doux  et  mélancolique  qui  caractérisait  sa 
voix  de  mezzo-soprano,  et  les  embellissemens  qu'elle  a  cru  devoir  ajouter 
au  duo  entre  Rosine  et  Figaro  ont  paru  à  tout  le  monde  d'un  goût  équivo- 
que. Nous  en  dirons  autant  de  l'air  napolitain  qu'elle  chante  pendant  la  leçon 
que  'lui  donne  Almaviva,  et  qu'il  faudrait  laisser  aux  marchands  de  musique 
qui  débitent  les  chefs-d'œuvre  de  M.  Offenbach.  On  sûitque  l'administration 
du  Théâtre-Italien  a  commis  l'incroyable  étourderie  de  faire  représenter  le 
26  novembre  devant  le  public  parisien  Un  Curioso  accidente,  sorte  de  pas- 
tiche en  deux  actes  composé  de  morceaux  divers  empruntés  aux  opéras  de 
la  jeunesse  de  Rossini.  Parmi  les  petits  ouvrages  qui  ont  servi  à  dégrossir  la 
main  de  l'auteur  du  Barbier  de  Séville  se  trouve  une  opérette  en  un  acte, 
l'Occasione  fa  il  Ladro  (l'occasion  fait  le  larron),  qui  fut  écrite  à  Venise 
en  1812.  Un  poète  italien  qui  habite  Paris,  M.  Berettoni,  a  conçu  le  projet 
de  prendre  cette  pièce  sous  un  titre  nouveau  et  de  l'enrichir  de  tous  les 
morceaux  qu'il  plairait  à  sa  fantaisie  d'y  intercaler  per  fas  et  nef  as.  Cet 
étrange  oubli  des  convenances  a  fait  sortir  Rossini  de  sa  réserve  habituelle  : 
il  a  protesté  par  une  lettre  adressée  à  M.  Galzado,  directeur  du  Théâtre- 


254  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Italien,  contre  la  qualification  d'opéra  nouveau  que  portait  Taffiche  en  an- 
nonçant la  première  représentation  d'Un  Cwioso  accidente.  La  direction 
s'est  empressée  de  faire  droit  à  la  réclamation  de  l'illustre  maestro,  et  Un 
Curioso  accidente  n'a  été  donné  qu'une  seule  fois.  On  a  eu  le  temps  d'y  re- 
marquer un  très  joli  trio  pour  voix  d'homme  tiré  délia  Pietra  del  Paragone, 
un  duo  pour  deux  femmes  d'Aureliano  in  Palmira,  et  un  rondeau  que  Ros- 
sini  avait  écrit  jadis  pour  M""^  Malibran. 

On  nous  promet  au  Théâtre-Italien  la  reprise  du  Matrimonio  segreto  de 
Cimarosa.  A  la  bonne  heure!  revenez  donc  aUx  vrais  chefs-d'œuvre  de  votre 
ancien  répertoire,  donnez-nous  autre  chose  que  des  mélodrames  illustrés 
de  cloches,  d'enclumes  et  de  marteaux,  contez-nous  de  ces  bonnes  bêtises 
d'autrefois,  et  laissez  reposer  un  peu  les  histoires  agréables  d'enfans  rôtis  et 
de  tyrans  de  Padoue,  d'autres  lieux  !  On  chante  Gluck  au  Théâtre-Lyrique, 
rOpéra-Gomique  paraît  vouloir  donner  sur  le  théâtre  de  Monsigny  et  de 
M.  Auber  le  Don  Juan  de  Mozart!  Qui  vous  empêche  de  reprendre  votre 
bien,  la  Serva  padrona  et  il  Re  Teodoro  de  Paisiello,  Cosi  fan  tutte  de 
Mozart,  la  Camilla  de  Paer,  le  Cantatrîci  villane  de  Fioravanti,  la  Prova 
d'un  opéra  séria  de  Gneco,  le  Nozze  di  Dorina  de  Sarti,  la  Cosa  rara  de 
Vincenzo  Martini,  etc.?  Ah!  malheureux  que  vous  êtes,  vous  ne  connaissez 
pas  la  centième  partie  des  trésors  que  vous  possédez  !  Il  serait  injuste  ce- 
pendant de  ne  pas  savoir  gré  à  l'administration  du  Théâtre-Italien  du  nou- 
veau ténor  qu'elle  nous  a  fait  entendre.  M.  Giuglini,  qui  chante  à  Londres 
depuis  plusieurs  années,  a  débuté  pour  la  première  fois  à  Paris  dans  le  rôle 
de  Manrico  du  Trovatore  de  M.  Verdi.  Sa  voix  est  un  ténor  de  demi-carac- 
tère qui  manque  un  peu  de  force  et  surtout  de  souplesse,  mais  dont  les  six 
notes  supérieures,  d'ut  à  la,  sont  claires  et  charmantes.  M.  Giuglini,  qui 
est  grand,  gesticule  un  peu  trop,  et  ne  semble  pas  encore  suffisamment 
maître  de  la  scène.  Il  a  dit  avec  goût  la  sérénade  du  premier  acte,  l'andante 
de  l'air  du  troisième,  ainsi  que  la  phrase  émue  du  Miserere.  Parfaitement 
secondé  par  M™**  Cambardi,  qui,  dans  le  rôle  de  Leonora,  a  montré  tout  le 
désir  qu'elle  a  de  bien  faire,  M.  Giuglini  a  été  assez  bien  accueilli  par  le  pu- 
blic, qui  l'attend  dans  un  opéra  mieux  approprié  à  ses  moyens. 

Le  10  novembre  dernier,  on  a  fêté  à  Paris ,  ainsi  qu'à  Londres  et  dans  les 
principales  villes  d'Allemagne,  le  centième  anniversaire  de  la  naissance  de 
Schiller,  poète  aimé  par  son  génie,  par  une  vie  de  labeur  et  de  dévouement 
à  la  plus  noble  des  causes,  l'indépendance  et  l'émancipation  du  genre  hu- 
main. Six  cents  musiciens,  sous  la  direction  de  M.  Pasdeloup,  ont  exécuté, 
dans  la  grande  salle  du  cirque  des  Champs-Elysées,  une  marche  et  une  can- 
tate que  Meyerbeer  avait  composées  pour  la  circonstance,  plusieurs  mor- 
ceaux de  Mendelssohn,  l'ouverture  d'Oberon  de  Weber  et  le  finale  de  la  neu- 
vième symphonie  de  Beethoven.  La  salle  était  remplie  jusqu'aux  combles 
par  un  public  dont  la  plus  grande  partie  était  composée  des  compatriotes 
de  l'auteur  de  Don  Carlos  et  de  fFallenstein.  Un  discours  plein  de  pensées 
généreuses  a  été  prononcé  en  allemand  par  le  docteur  Kalisch,  et  la  séance 
s'est  terminée  dans  un  meilleur  ordre  qu'elle  n'avait  commencé. 

Puisque  nous  venons  de  parler  de  l'Allemagne ,  disons  qu'elle  vient  de 
perdre  encore  un  compositeur  distingué,  Reissiger,  qui  est  mort  à  Dresde 


REVUE.  CHRONIQUE.         '  255 

le  7  novembre,  âgé  de  soixante  et  un  ans.  Né  le  31  janvier  1798  à  Betzi,  près 
de  Wittenberg,  Reissiger,  qui  était  le  fils  d'un  musicien,  fut  initié  de  très 
bonne  heure  aux  principes  de  la  musique.  Envoyé  à  Tuniversité  de  Leipzig 
en  1818,  Reissiger  s'adonna  pendant  quelque  temps  à  l'étude  de  la  théologie, 
qui  en  Allemagne  est  la  base  de  toute  éducation  libérale.  Soutenu  par  des 
amis  généreux,  Reissiger,  qui  était  fort  pauvre,  reprit  avec  ardeur  l'étude 
de  la  composition  sous  la  direction  d'un  nommé  Schicht,  qui  fut  pour  lui  un 
bienfaiteur,  et  il  se  rendit  à  Vienne  en  1821,  où  il  composa  son  premier 
opéra,  qui  ne  fut  pas  représenté.  En  1822,  Reissiger  quitta  Vienne  pour 
aller  à  Munich  prendre  des  conseils  du  célèbre  compositeur  Winter.  Après 
avoir  obtenu  beaucoup  de  succès  par  la  composition  d'une  ouverture  sur  un 
thème  de  cinq  notes  que  lui  avait  donné  Winter,  Reissiger  partit  pour  Leipzig 
et  pour  Berlin,  où  le  roi  de  Prusse,  charmé  de  ses  talens,  lui  donna  les 
moyens  dr>,  faire  un  voyage  en  Italie.  Reissiger  vint  à  Paris  en  182Zi  et  sé- 
journa dans  cette  grande  ville  pendant  toute  une  année.  Il  se  rendit  en  Ita- 
lie, visita  Milan,  Bologne,  Florence,  Rome,  Naples,  et  puis  retourna  à  Ber- 
lin à  la  fin  de  1825,  où  il  fut  chargé  de  dresser  le  plan  d'un  conservatoire 
de  musique  à  l'instar  de  celui  de  Paris,  qu'on  voulait  établir  dans  la  capi- 
tale de  la  Prusse.  Au  mois  d'octobre  1826,  Reissiger  fut  nommé  directeur 
de  la  musique  du  roi  de  Saxe  à  la  place  de  Marschner,  qui  était  appelé  à 
la  cour  de  Hanovre,  où  il  est  encore.  Reissiger  a  occupé  ce  poste  jusqu'à 
sa  mort.  Compositeur  plus  fécond  qu'original,  il  a  écrit  cinq  ou  six  opé- 
ras qui  ont  eu  du  succès,  une  grande  quantité  de  messes  et  de  motets, 
beaucoup  de  musique  instrumentale.  Imitateur  facile  de  Weber  surtout  et 
de  beaucoup  d'autres  maîtres ,  Reissiger  produisait  incessamment  et  livrait 
à  la  gravure  tout  ce  qui  s'échappait  de  ses  mains.  Il  est  l'auteur  d'une  jolie 
valse  qui  circule  dans  le  public  sous  ce  titre  menteur  :  la  Dernière  Pensée 
de  IVeher.  Reissiger  a  réclamé  lui-même  dans  les  journaux  la  paternité  de 
cette  heureuse  inspiration.  «  La  Dernière  Pensée  de  fVeber,  dit  Reissiger 
dans  une  lettre  à  un  ami,  a  été  composée^,par  moi  en  1822  et  envoyée  dans 
la  même  année  à  l'éditeur  Peters,  à  Leipzig,  qui  la  fit  graver  à  la  suite  de 
mon  trio,  opéra  26.  Je  l'ai  jouée  souvent  à  Leipzig  en  public,  et  toujours 
avec  un  grand  succès.  Je  l'ai  communiquée  à  Weber,  qui  en  fut  charmé,  et 
qui  la  jouait  souvent.  Cette  valse  a  été  publiée  à  Paris  par  un  spéculateur 
sous  le  titre  qui  l'a  rendue  populaire.  »  Puisque  je  touche  en  passant  à  cette 
question  délicate  de  l'authenticité  de  certaines  compositions  musicales,  je 
dirai  aussi  que  la  valse  si  populaire  qu'on  attribue  à  Beethoven  est  de  Schu- 
bert, et  que  l'admirable  mélodie  de  V Adieu,  qu'on  a  mise  dans  l'csuvre  de 
Schubert,  est  d'un  compositeur  modeste  dont  j'ai  oublié  le  nom.  Les  erreurs 
de  ce  genre  sont  innombrab4es  dans  le  commerce  de  musique,  surtout  en 
France  et  en  Angleterre. 

Un  chanteur  célèbre,  qui  pendant  longtemps  a  fait  les  délices  du  Théâtre- 
Italien,  Tacchinardi,  père  de  M'"^  Persiani,  est  mort  aussi  l'année  dernière 
à  Florence,  âgé  de  soixante-quinze  ans.  Né  dans  la  capitale  de  la  Toscane 
en  1776,  imitateur  élégant  de  Babbini,  un  des  plus  admirables  ténors  ita- 
liens du  commencement  de  ce  siècle,  Tacchinardi,  qui  était  un  artiste 
instruit  et  fort  distingué,  vint  à  Paris  et  débuta  à  l'Odéon,  le  U  mai  1811, 


256  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  un  opéra  de  Zingarelli,  la  Dîstruzîone  di  Gerusalemme.  Son  physique 
peu  avantageux  excita  d'abord  un  certain  étonnement,  car  on  s'écria  dans 
la  salle  :  «  Il  est  bossu!  »  En  effet,  Tacchinardi  avait  la  tête  enfoncée  dans 
de  grosses  épaules  qui  faisaient  saillie  et  avaient  toute  l'apparence  d'une 
difformité.  C'était  un  chanteur  brillant,  mais  un  mauvais  comédien  que 
Tacchinardi,  dont  le  style  fleuri  formait  un  grand  contraste  avec  celui  de 
Crivelli,  ténor  non  moins  remarquable  qui  partageait  avec  lui  la  faveur  du 
public  parisien.  Tacchinardi  eut  surtout  un  grand  succès  dans  la  Molinara 
de  Paisiello,  tandis  que  Crivelli  excitait  l'admiration  des  connaisseurs  dans 
le  rôle  de  Lindoro  de  la  Nina  du  même  compositeur.  Tacchinardi  est  resté 
à  Paris  jusqu'en  1815.  Retiré  à  Florence  depuis  plusieurs  années,  Tacchi- 
nardi a  formé  un  grand  nombre  de  bons  élèves  parmi  lesquels  il  faut  citer, 
après  M™^  Persiani,  M"^*  Frezzolini,  dont  nous  avons  pu  admirer  l'élégance  et 
la  dolce  ma  est  à. 

Les  concerts  ont  déjà  commencé.  C'est  M.  Sivori  qui  a  brillamment  inau- 
guré la  saison  par  quatre  soirées  qu'il  a  données  dans  la  salle  Beethoven. 
Secondé  par  des  artistes  de  mérite  tels  que  MM.  Accursi,  Ney,  Rigault  et 
surtout  M.  Ritter,  pianiste  au  style  vigoureux,  net  et  d'une  remarquable 
précision,  M.  Sivori  a  charmé  l'auditoire  très  distingué  qu'il  avait  réuni  au- 
tour de  son  archet  merveilleux.  Du  reste,  on  remarque  dans  toutes  les  direc- 
tions de  l'art  musical  un  retour  significatif  vers  les  œuvres  des  vieux  maî- 
tres qui  ont  été  consacrées  par  le  temps  et  l'approbation  des  connaisseurs. 
Un  homme  zélé,  un  chercheur  patient  et  plein  d'ardeur  pour  les  bonnes 
choses,  M.  Farrenc,  a  conçu  le  projet  de  réunir  et  de  publier  un  choix  des 
meilleures  compositions  pour  le  piano,  depuis  les  clavecinistes  du  xvi^  siècle 
jusqu'aux  larges  et  pathétiques  inspirations  de  Beethoven.  Le  Trésor  des  Pia- 
nistes, car  tel  est  le  titre  de  cette  publication  intéressante,  réunira,  dit 
M.  Farrenc,  toutes  les  œuvres,  pour  piano  seul,  de  Mozart,  de  Beethoven 
et  de  Weber,  toutes  les  œuvres  remarquables  d'Haydn  et  d'Emmanuel  Bach, 
une  très  grande  partie  de  celles  de  Sébastien  Bach ,  les  meilleures  pièces 
de  Dominique  Scarlatti,  les  meilleures  sonates  de  Clementi,  les  œuvres  de 
HumraeL  Ainsi  le  Trésor  des  Pianistes  mettra  sous  les  yeux  de  l'amateur 
et  de  l'artiste  cette  série  de  formes  et  de  tâtonnemens  successifs  qui,  depuis 
William  Bird,  John  Bull,  Claudio  Merulo,  au  xvi«  siècle,  jusqu'à  Chopin,  le 
dernier  des  maîtres  modernes,  ont  servi  à  manifester  le  génie  de  l'homme 
dans  une  partie  très  importante  de  l'art  musical.  De  pareilles  publications 
révèlent  bien  l'esprit  investigateur  de  notre  époque  et  le  besoin  que  nous 
éprouvons  tous  de  connaître  le  passé  pour  mieux  préparer  l'avenir,  car, 
redisons-le  en  finissant,  l'admiration  des  vieux  monumens  de  l'art  alimente 
en  nous  la  puissance  créatrice,  loin  de  l'empêcher.  p.  scldo. 


V.  DE  Mars. 


LES  COMMENTAIRES 


D'UN    SOLDAT 


I. 

LES  PREMIERS  JOURS  DE  LA  GUERRE  DE  CRIMÉE. 


Dieu  m'a  permis  jusqu'à  présent  d'assister  à  presque  tous  les 
grands  faits  de  guerre  qui  se  sont  accomplis  depuis  onze  ou  douze 
ans.  Puisse  cette  grâce  m' être  continuée!  voilà  le  plus  ardent  de  mes 
vœux.  J'avais  entrepris  de  raconter  l'expédition  de  Crimée,  quand 
est  venue  cette  campagne  d'Italie,  si  belle,  si  entraînante,  si  rapide, 
qui  a  mis  la  France  tout  entière  sous  le  charme,  et  rendu  ce  siècle 
aux  jours  radieux  de  sa  jeunesse.  J'ai  eu  le  bonheur  de  faire  en- 
core cette  guerre,  et  en  rentrant  dans  mon  pays  j'ai  repris  l'œuvre 
commencée;  seulement  je  l'ai  agrandie  de  tout  le  champ  nouveau 
qu'il  m'avait  été  donné  de  parcourir.  Je  réunis  donc  aujourd'hui, 
sous  un  même  titre,  mes  souvenirs  de  Crimée  et  d'Italie.  Ce  titre 
indique  l'endroit  obscur  d'où  j'ai  vu  tant  d'éblouissantes  choses,  et 
partant  le  caractère  de  mon  récit.  L'œuvre  qu'on  va  lire  est  étran- 
gère à  toute  science  militaire  et  à  toute  prétention  historique.  C'est 
l'intérieur  d'une  âme  où  de  vives  et  puissantes  images  se  sont-réflé- 
chies. 

I. 

On  dit  qu'il  est  agréable  de  se  souvenir,  je  ne  sais;  pour  ma  part, 
je  laisserais  volontiers  reposer  au  plus  profond  de  moi  tout  ce  que 

TOME  XXV.    —  15  JANVIER  1860.  17 


258  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Dieu  a  fait  passer  d'images  dans  mon  esprit  et  d'émotions  dans  mon 
cœur.  Je  n'aime  point  à  dire  aux  pensées  endormies  :  Levez-vous.  Je 
ne  comprends  pas  d'évocation  sans  une  sorte  de  trouble  et  de  souf- 
france. Ce  n'est  donc  point  assurément  pour  mon  plaisir  que  je 
remue  aujourd'hui  tout  un  passé  qui  plus  d'une  fois  m'a  fait  trou- 
ver aux  heures  présentes  de  la  monotonie  et  de  la  pâleur;  mais  sans 
me  forger  des  devoirs  imaginaires,  sans  me  croire  cette  charge  re- 
doutable que  crée  le  talent,  je  pense  qu'il  est  des  conditions  et  des 
circonstances  où  l'on  est  coupable  de  s'imposer,  plutôt  de  s'accorder 
le  silence.  Si  Join ville,  si  Villehardouin  s'étaient  livrés  à  cette  pa- 
resse de  l'esprit,  qui  a  tant  de  charme,  et  même  à  mon  sens  une 
singulière  apparence,  sinon  un  fonds  bien  réel  de  grandeur,  il  est 
une  France  héroïque  et  naïve  que  nous  n'aurions  jamais  connue. 
Continuons  donc  l'œuvre  de  nos  pères  en  venant  raconter,  nous 
aussi,  à  notre  façon  et  à  notre  guise,  ce  qu'ont  accompli  sous  nos 
yeux  de  noble  et  de  bon  des  gens  de  notre  temps  et  de  notre  patrie. 

J'ignore  ce  que  nous  garde  l'avenir.  Plusieurs  croient  que  la  guerre 
est  appelée  à  disparaître  ;  ils  la  regardent  comme  une  impiété,  comme 
un  fléau,  comme  un  monstre  qu'après  des  convulsions  suprêmes  le 
monde  rejettera  enfin  pour  toujours  de  ses  entrailles  :  je  l'ai  consi- 
dérée de  tout  temps,  moi,  comme  la  plus  haute  et  même  la  meil- 
leure expression  de  la  volonté  divine.  Je  regarderais  comme  un  jour 
de  colère  et  non  point  de  bénédiction  le  jour  où  cette  source  mysté- 
rieuse de  l'expiation  viendrait  tout  à  coup  à  tarir.  Grâce  à  Dieu,  du 
reste,  je  ne  suis  point  menacé  de  voir  ce  jour-là,  et  en  attendant  ce 
que  rêvent  les  philosophes,  je  vais  essayer  de  dire  ce  que  j'ai  vu. 

J'étais  en  Afrique  au  moment  où  éclata  la  guerre  de  Grimée,  et  ici 
je  yeux  tout  de  suite  expliquer  l'emploi  d'une  formule  qui  me  pèse, 
mais  que  je  me  suis  décidé  pourtant  à  ne  pas  rejeter.  J'emploierai 
souvent  dans  ce  qu'on  va  lire  le  je  et  le  moi.  Ce  qui  est  pour  ceux-ci 
de  l'orgueil  est  de  la  modestie  pour  ceux-là.  En  parlant  de  lui- 
même,  l'homme  qui  n'a  joué  que  le  plus  obscur  des  rôles  dans  ces 
immenses  drames  où  se  décide  le  sort  des  nations  fait,  je  crois,  preuve 
d'humilité.  Ce  n'est  du  reste  aucune  considération  personnelle  qui 
m'a  guidé  en  cette  matière;  je  me  suis  dit  tout  simplement  qu'une 
chose  qui  m'est  à  cœur  emprunterait  à  un  mode  de  récit  qui  m'est 
pénible  un  intérêt  de  plus.  Le  lecteur  trouve  une  autorité  rassu- 
rante dans  une  forme  de  langage  qui  lui  rappelle  constamment  que 
l'écrivain  a  été  le  témoin  même  des  faits  dont  s'occupe  son  esprit; 
il  est  ainsi  dans  un  contact  plus  immédiat,  plus  intime,  plus  ardent, 
avec  les  choses  et  les  hommes  qu'on  veut  lui  faire  connaître.  Cela 
dit,  je  reprends  la  tâche  que  je  me  suis  donnée. 

J'étais  donc  en  Afrique  quand  éclata  une  guerre  gi"  semblait  à 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  259 

ses  débuts  devoir  inaugurer  une  période  séculaire  de  combats.  J'ai 
raconté  autrefois,  dans  des  pages  écrites  sous  la  vive  et  chaude  im- 
pression d'événemens  déjcà  bien  loin  de  nous,  les  formidables  gran- 
deurs de  la  guerre  civile  (1).  Les  luttes  soulevées  parles  passions 
révolutionnaires  paraissaient  être  les  seules  destinées  à  nos  généra- 
tions. Je  ne  veux  pas,  comme  on  le  fait  trop  souvent,  répudier  au 
nom  des  tristesses  patriotiques  les  glorieux  souvenirs  d'actions  éner- 
giques et  utiles.  Ces  nobles  et  rares  apparitions  de  la  vertu  humaine, 
qui  sont  la  récompense  des  âmes  altérées  d'un  amour  viril  de  l'idéal, 
je  les  ai  rencontrées  à  certaines  heures  à  travers  les  rues  aussi  bien 
qu'à  travers  les  champs  de  bataille.  Je  n'entends  point  nier  pour 
cela  que  la  vraie ,  même  la  seule  joie  des  âmes  guerrières  soit  la 
lutte  hors  de  la  patrie.  Eh  bien!  c'est  ce  qui  nous'  était  rendu  tout  à 
coup. 

Je  servais  dans  un  régiment  de  spahis.  Le  maréchal  de  Saint- Ar- 
naud, qui  avait  si  longtemps  guerroyé  en  Algérie,  et  à  qui  la  patrie 
africaine  était  chère ,  voulut  composer  son  escorte  d'hommes  dont 
il  aimait  les  mœurs,  le  costume,  et  qui  lui  rappelaient  de  précieux 
souvenirs.  On  forma  dans  les  trois  régimens  de  spahis  un  détache- 
ment de  quatre-vingt-six  hommes,  sous  les  ordres  d'un  officier 
qu'une  promotion  obligea  de  nous  quitter  en  Turquie,  et  dont  je 
pris  alors  le  commandement.  Au  milieu  d'avril  185Zi,  je  partis  d'Alger 
avec  quelques  hommes  et  quelques  chevaux,  sur  un  petit  bateau  à 
voile  qui  s'appelait  Y  Espérance.  La  navigation  à  voile  sur  ces  mers 
que  sillonnent  dans  tous  les  sens  des  bateaux  à  vapeur,  c'est  le 
voyage  à  cheval  auprès  du  chemin  de  fer.  Je  me  sentais  sous  l'em- 
pire absolu  des  vents  comme  Ulysse  et  le  pieux  Énée.  Cette  im- 
pression du  reste  était  loin  de  me  déplaire,  car  j'aime  le  passé,  je 
ne  m'en  cache  point,  et  je  bénis  volontiers  les  accidens  qui  me 
rejettent  forcément  dans  ses  bras. 

Je  m'embarquai  à  la  fin  d'une  journée  de  printemps,  vers  quatre 
heures,  à  ce  moment  aimé  des  rêveurs  où  l'âme  semble  secouer 
l'oppression  du  jour,  et  prendre  quelque  chose  de  plus  subtil,  de 
plus  libre,  de  plus  léger.  J'ai  toujours  aimé  l'Afrique;  chaque  pas 
que  j'ai  fait  à  travers  le  monde  m'a  convaincu  que  c'était,  de  toutes 
les  contrées,  celle  où  règne  avec  le  plus  de  magnificence  la  poésie 
des  êtres  inanimés.  Le  ciel  africain  a  un  regard  que  l'on  emporte 
sous  son  front  comme  le  héros  du  poète  allemand  emportait  le  re- 
gard de  sa  maîtresse  ;  tous  ceux  qui  ont  vécu  dans  sa  lumière  pen- 
dant quelques  années  subissent  une  attraction  qui  bien  souvent  les 
ramène  à  des  rivages  dont  ik  croyaient  s'être  éloignés  pour  toujours. 

(1)  Voyez  la  Garde  mobile  dans  la  Revue  du  l»"^  novembre  1849. 


260  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant  l'aventure  qui  m'appelait  en  des  pays  inconnus  avait  trop 
de  charme  pour  laisser  accès  dans  mon  esprit  aux  tristesses  cruelles. 
J'avais,  de  la  mélancolie  humaine,  ce  que  j'en  souhaite  aux  cœurs 
faits  pour  savourer  les  émotions  les  meilleures  et  les  plus  délicates 
de  ce  monde. 

Il  faut  savoir  rendre  justice  à  la  vie,  lorsque  par  hasard  elle 
veut  bien  secouer  la  monotonie  qui  lui  est  si  familière  pour  prendre 
un  peu  l'aspect  et  l'allure  des  choses  rêvées.  Je  m'avançais  avec  un 
plaisir  dont  parfois  encore  je  retrouve  les  traces  au  fond  de  moi  à 
travers  cette  magnifique  étendue  de  mer,  lumineuse  et  chaude,  qui 
s'étend  de  l'Afrique  aux  pays  orientaux.  J'ai  toujours  aimé  la  Médi- 
terranée ;  maintenant  que  l'Océan  se  dépouille  de  mystère,  comme 
toutes  les  parties  d'un  globe  exploré  par  tant  de  machines  bruyantes 
et  d'êtres  affairés,  cette  mer  poétique  par  excellence,  qui  nous  ra- 
conte une  si  grande  variété  de  fables  et  d'histoires,  a  repris  toute  sa 
supériorité.  Je  me  rappelle  avec  délices  une  matinée  où  j'aperçus 
dans  le  lointain  les  côtes  de  la  Sicile.  Toute  sorte  d'aimables  visions 
me  souriaient;  se  tenaient-elles  sur  les  rivages  que  j'apercevais  à 
l'horizon,  dans  les  rayons  d'une  clarté  matinale,  ou  s'élevaient-elles 
simplement  de  mon  cœur  ?  Je  ne  sais.  Je  suivais,  par  nécessité,  un 
mode  de  voyage  que  je  recommanderais  volontiers  à  ceux  qui  se 
promènent  dans  ce  monde,  comme  on  se  promène  dans  une  salle  de 
fête,  pour  le  plaisir  unique  de  leurs  yeux  :  je  n'abordais  nulle  part. 
Ainsi  tout  ce  qu'embrassait  mon  regard  conservait  pour  moi  l'at- 
trait de  l'inconnu  et  de  l'inachevé.  C'est  de  cette  vague  et  lointaine 
manière  que  j'ai  aperçu  les  côtes  de  la  Grèce.  J'ai  entrevu  seulement 
un  matin  le  profil  élégant  et  pur  d'Athènes.  Quoique  l'air  fût  léger, 
transparent  et  tout  nuancé  d'un  rose  joyeux  qui  aurait  effarouché 
les  lugubres  spectres  du  nord,  c'est  un  fantôme  qui  m'est  apparu, 
mais  un  de  ces  fantômes  amis  du  soleil,  qu'évoquait  l'esprit  sans 
terreur  des  poètes  antiques. 

La  seule  ville  que  j'aie  visitée  en  passant  est  une  petite  ville  de 
l'Asie  dont  j'ai  oublié  le  nom.  Une  absence  complète  de  vent  avait 
arrêté  le  brick  sur  lequel  j'étais  embarqué.  Je  profitai  de  ce  calme 
pour  me  diriger,  dans  une  chaloupe,  vers  la  côte  voisine  avec  un 
sous-officier  de  spahis.  Ce  n'est  jamais  sans  quelque  émotion  que 
nous  foulons  une  terre  lointaine,  et  dont  notre  esprit  s'est  souvent 
inquiété.  Je  me  trouvai  au  milieu  d'un  paysage  qui  n'avait  rien  des 
splendeurs  africaines,  et  qui  cependant  ne  manquait  pas  de  charme. 
J'aperçus,  au  détour  d'un  chemin  creux,  un  de  ces  personnages  qui 
abondent  encore  aux  pays  orientaux  oi^n'a  point  pénétré  l'horrible 
réforme  du  costume  turc;  c'était  un  vieillard  à  la  longue  barbe,  coiffé 
d'un  de  ces  immenses  turbans  chers  au  pinceau  des  vieux  maîtres,  qui 


COMMENTAIRES   d'uN    SOLDAT.  2(51 

s'en  allait  paisiblement  à  ses  affaires  avec  un  luxe  formidable  de  pis- 
tolets et  de  poignards  à  la  ceinture.  «  Qu'est  devenu  le  temps  où, 
dans  mes  rêves  d'enfant,  je  voyais  passer  Ali-Baba?  »  Je  me  rap- 
pelai cette  exclamation  d'un  écrivain  anglais.  Le  digne  homme  qui 
s'offrait  à  ma  vue  avait  l'air  de  sortir  tout  vivant  et  tout  armé  des 
pages  de  ce  livre  enchanteur,  que  je  préfère  à  tous  les  poèmes  de 
tous  les  temps  et  de  tous  les  peuples,  —  les  Mille  et  une  Nuits.  Il 
était  assis  sur  une  mule  blanche,  et  fumait  gravement  dans  une 
longue  pipe.  Il  appartenait  à  cette  race  heureuse  qui  s'enveloppe 
d'un  nuage  pour  traverser  la  vie.  Il  daigna  à  peine  honorer  d'un  re- 
gard les  deux  soldats  du  nord  qui  venaient  apporter  leurs  secours  à 
son  souverain.  Je  me  rappelai  aussi,  car  en  voyage  l'essaim  des 
souvenirs  voltige  sans  cesse  autour  de  nous  :  ce  sont  oiseaux  char- 
mans  qui  se  posent  sur  maintes  choses  de  la  route,  tantôt  sur  ce 
toit,  tantôt  sur  ce  buisson,  tantôt  sur  cet  arbre,  pour  nous  regarder 
d'un  air  attendri  et  nous  chanter  des  airs  lointains;  je  me  rappe- 
lai un  mot  de  M.  de  Chateaubriand.  Un  soir,  dans  le  coin  d'un  salon 
où  régnait  un  aimable  et  gracieux  esprit  qui  a  disparu  de  cette 
terre,  un  jeune  homme  encore  possédé  des  premières  curiosités  de 
la  vie  disputait  l'auteur  de  René  au  silence.  Avec  la  confiance  que 
peut  avoir  un  enthousiasme  sincèj-e  à  l'endroit  des  génies  les  plus 
lassés,  les  plus  meurtris,  partant  les  plus  irritables,  il  lui  parlait 
de  ces  grands  voyages,  la  jeunesse  et  la  poésie  de  ce  siècle,  d'où  sont 
sortis  Atala,  les  JSatcheZy  et  une  œuvre  aimée  de  tous,  Y  Itinéraire 
de  Paris  à  Jérusalem.  «  Eh  bien!  dit  tout  à  coup  M.  de  Chateau- 
briand, de  ce  que  j'ai  vu,  hommes  et  choses,  un  seul  souvenir  me 
frappe  encore  à  présent,  c'est  celui  d'un  vieux  Turc  qui  fumait  sa 
pipe  accroupi  sur  des  ruines.  Qui  sait  si  cet  homme  ne  représen- 
tait pas  la  vérité?  »  Assurément  je  ne  prends  pas  au  sérieux  cette 
boutade  chagrine;  je  crois  avec  l'Évangile  que  prendre  la  bonne 
place,  c'est  s'asseoir  aux  pieds  du  Seigneur,  aux  sources  de  la  vie, 
au  foyer  de  l'activité  spirituelle,  et  non  point,  comme  ce  vieux  Turc 
de  l'illustre  voyageur,  s'étendre  au  seuil  de  la  mort,  entre  la  pa- 
resse et  la  rêverie.  Néanmoins  ceux-là  mêmes  qui  se  dévouent  avec 
le  plus  de  courage  aux  œuvres  sur  lesquelles  repose  toute  vérité  ter- 
restre ou  divine  ont  des  momens  où  ils  portent  envie  au  repos  de 
l'animal  en  sa  tanière,  du  cynique  en  son  tonneau. 

Revenons  aux  rivages  d'Asie  où  j'abordais.  Je  vis  là  une  de  ces 
villes  que  l'empire  turc  offre  en  grand  nombre  dans  tous  les  lieux 
où  il  s'étend.  Vous  avez  affaire  à  un  vrai  mirage.  De  loin,  c'est  un 
groupe  de  maisons  élégantes  et  discrètes,  mystérieuses  et  sourian- 
tes; c'-est  la  ville  orientale  telle  que  la  chante  le  poète.  De  près, 
c'est  un  amas  de  vieilles  masures,  où  s'agite  un  peuple  en  haillons. 


262  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Toutefois  ces  haillons  et  ces  masures,   à  l'époque  où  je  les  vis, 
étaient  pénétrés  de  ce  soleil  dont  quelques  peintres  vont  quérir  et 
nous  rapportent  souvent  un  rayon,  de  telle  sorte  qu'il  ne  m'est  pas 
resté  un  trop  mauvais  souvenir  de  cette  première  excursion  en  Asie. 
Pourtant  je  préfère  à  ce  voyage  celui  que  mes  yeux  et  mon  esprit 
ont  fait  un  soir  aux  champs  où  fut  Troie.  J'étais  assis,  au  déclin  du 
jour,  sur  le  pont  de  mon  petit  navire,  lorsqu'on  me  montra  une  as- 
sez vaste  plaine  toute  couverte  d'une  végétation  hardie  et  sombre. 
C'était  là,  me  disait-on,  le  théâtre  de  ce  grand  drame,  aux  émotions 
immortelles,  qu'Homère  et  Virgile  font  jouer  encore  en  ce  monde  par 
ces  personnages  de  leurs  cerveaux  qui  ont  pris  dans  les  nôtres  le 
droit  de  cité.  Au  fond  d'un  paysage  qui  me  parut  tout  rempli  d'un 
charme  austère  et  sacré,  comme  un  paysage  du  Poussin,  s'élevait 
une  haute  montagne,  droite,  imposante  et  solitaire,  telle  que  je  me 
représentais  l'estrade  où  les  dieux  venaient  assister  aux  combats 
des  héros.  Ce  coin  de  terre  que  j'ai  si  mal  vu  m'a  frappé;  je  me  fé- 
licite de  ne  pas  avoir  posé  le  pied  sur  ce  sol,  que  les  ailes  de  mes 
songeries  et  de  mes  souvenirs  ont  seules  effleuré.  Grâce  à  ce  pèle- 
rinage de  mon  regard,  j'ai  goûté  une  sorte  de  plaisir  sur  lequel  je 
n'ose  plus  guère  compter,  quoique  je  m'efforce  souvent  de  le  goû- 
ter encore,  ce  plaisir,  d'une  particulière  puissance  entre  toutes  les 
jouissances  intellectuelles,  que  nous  ont  donné  à  tous,  en  un  mo- 
ment quelconque  de  notre  vie,  les  arts  et  les  lettres  de  l'antiquité. 
J'ai  retrouvé  l'émotion  dont  mon  cœur  fut  une  fois  saisi  en  lisant  ce 
passage  où  Virgile  semble  avoir  enchâssé  dans  son  splendide  écrin 
une  larme  empruntée  aux  sources  les  plus  profondes  de  la  tristesse 
moderne  :  Sunt  lacrymœ  rerum;  a  il  est  des  choses  d'où  jaillis- 
sent les  pleurs.  »  Ces  ruines  douteuses,  perdues  à  un  horizon  loin- 
tain, ont  été  saluées  avec  attendrissement  par  plus  d'un  qui  s'en 
allait  comme  moi  assister  avec  insouciance  à  la  destruction  d'une 
ville  autrement  puissante  que  ne  le  fut  j^tmais  la  ville  de  Priam  et 
d'Hector.  On  a  beau  médire  des  poètes,  il  faut  s'incliner  devant 
leur  pouvoir;  comme  les  prêtres  et  les  femmes,  ils  gouvernent  un 
royaume  dont  nous  sommes  tous  les  habitans.  Vous  voulez  les  ban- 
nir de  votre  cité,  et  c'est  vous  qui  ne  pouvez  pas  vous  exiler  du 
monde  invisible  où  ils  vous  enserrent. 

Ce  fut  le  7  mai,  vers  trois  ou  quatre  heures,  que  j'arrivai  à  Gal- 
lipoli.  Ce  jour-là  même,,  le  maréchal  Saint-Arnaud  venait  prendre 
son  commandement;  sa  venue  redoublait  le  mouvement  de  la  ville 
où  il  débarquait.  J'aimerais  à  voir  un  jour,  rendus  à  leur  vie  habi- 
tuelle, les  pays  que  j'ai  parcourus  alors  que  de  rares  et  singulières 
circonstances  les  animaient  d'une  vie  insolite.  Gallipoli  doit  avoir 
d'ordinaire  un  aspect  assez  mélancolique.  Ceux  qui  pourraient  rêver 


I 


COMMENTAIRES   d'uN   SOLDAT.  263 

r  Orient  avec  un  luxe  éblouissant  de  palais,  de  clochetons  et  de  mi- 
narets éprouveraient  en  ces  lieux  à  coup  sûr  une  cruelle  déception. 
Il  me  semble  pourtant  que  si  quelque  événement  me  faisait,  en  des 
temps  paisibles,  l'habitant  passager  de  cette  ville,  je  ne  me  plain- 
drais pas  trop  de  mon  sort.  Elle  est  environnée  d'énormes  moulins  à 
vent,  d'une  physionomie  honnête  et  primitive.  Or  j'ai  toujours  eu  un 
goût  particulier  pour  ces  innocens  ennemis  du  héros  de  Cervantes. 
Je  trouve  qu'ils  donnent  au  paysage  un  caractère  de  rêveuse  bonho- 
mie. Les  peintres  allemands  du  temps  d'Albert  Durer  étaient  de  mon 
avis,  car  ils  ne  manquent  jamais  de  placer  quelque  moulin  à  vent 
dans  ces  jolies  et  naïves  campagnes,  propres,  nettes,  endimanchées, 
qu'on  aperçoit  à  travers  la  fenêtre  de  la  chambre  gothique,  aux  ba- 
huts luisans,  où  un  bel  ange,  avec  un  surplis  de  prêtre,  adresse  à 
la  vierge  Marie  la  divine  salutation  conservée  par  notre  église.  Les 
moulins  à  vent  ne  sont  pas  du  reste  les  seuls  agrémens  de  Gallipoli. 
Là,  comme  dans  toutes  les  villes  turques,  les  pierres  sont  mêlées  à 
la  verdure  :  les  bazars  ont  ces  toitures  de  rameaux  qui  font  circuler 
un  jour  si  étrange  à  travers  les  rues  tortueuses,  et  la  plupart  des 
maisons  ont  des  jardins ,  non  point  de  ces  jardins  assurément  où 
s'épanouissent  tous  les  enchantemens  terrestres,  mais  des  jardins 
qu'il  ne  faut  point  dédaigner  pourtant  :  le  figuier  et  l'olivier,  les 
arbres  de  la  Bible  et  de  l'Evangile,  se  penchent  au-dessus  des  mu- 
railles lézardées,  et  font  penser  aux  réduits  modestes  où  quelque 
sage  bonheur  pourrait  se  cacher. 

Le  jour  dont  je  veux  parler,  cette  ville,  où  retournent  mes  aon- 
ges,  n'appartenait  guère  à  la  rêverie.  Elle  était  envahie  par  des 
hommes  de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  races,  que  possédait  une 
vie  fiévreuse.  Là,  pour  la  première  fois,  se  rencontraient  les  deux 
armées  qui  allaient  figurer  côte  à  côte  sur  les  mêmes  champs  de 
bataille.  Cette  armée  anglaise,  qu'Aima,  Inkerman  et  le  rude  hi- 
vernage de  Sébastopol  devaient  si  violemment  éprouver,  était  alors 
dans  tout  son  éclat.  A  chaque  pas,  on  heurtait  des  gardes  de  la 
reine  défiant  le  soleil  d'Orient  avec  leurs  bonnets  à  poil,  des  hîgh- 
landcrs  portant  la  poésie  du  nord  dans  la  forme  et  les  couleurs  de 
leur  uniforme  traditionnel,  et  ces  riflemen  tout  vêtus  de  noir, 
comme  pour  représenter  le  côté  sombre,  terrible,  de  cette  guerre 
moderne,  dont  leurs  armes  sont  les  plus  sûrs  et  les  plus  meurtriers 
instrumens.  Tous  ces  soldats  encombraient  avec  les  nôtres  mille  ta- 
vernes improvisées,  car  tous  les  vins,  toutes  les  liqueurs  de  nos 
contrées  versaient  déjà  leur  ivresse  bruyante  sur  la  terre  consacrée 
aux  ivresses  silencieuses  du  café,  de  l'opium  et  du  hachisch.  Les 
Turcs,  accroupis  devant  leurs  portes,  regardaient  passer  sans  au- 
cune émotion,  ni  d'enthousiasme,  ni  même  de  surprise,  les  étranges 


264  REVUE   DES   DEUX   MONDE?. 

défenseurs  que  leur  envoyait  la  destinée.  Ils  me  rappelaient  tous  ce 
vieil  habitant  de  l'Asie  dont  je  parlais  tout  à  l'heure  :  ils  semblaient 
accepter  les  étranges  scènes  offertes  à  leurs  regards  comme  on  ac- 
cepte dans  un  rêve  les  incroyables  féeries  dont  on  est  environné,  et 
jusqu'aux  impossibles  métamorphoses  dont  on  est  soi-même  l'objet. 
Quant  à  nos  soldats,  ils  étaient  ce  qu'ils  sont  toujours  et  en  tous 
lieux,  gais,  libres,  insoucians,  familiers  :  vraies  alouettes  gauloises, 
allant  sans  crainte  se  poser  partout,  même  sur  l'épaule  des  manne- 
quins les  plus  farouches,  et  chantant  partout  où  elles  se  posent. 

II. 

Je  restai  quelques  jours  seulement  à  Gallipoli.  Le  maréchal  Saint- 
Arnaud  se  rendait  à  Gonstantinople,  et  les  spahis  étaient  destinés  à 
lui  servir  d'escorte.  Je  reçus  donc  l'ordre  de  partir  pour  la  capitale 
de  l'Orient.  Le  maréchal  s'embarquait,  mais  les  spahis  devaient 
aller  le  rejoindre  par  la  voie  de  terre,  avec  ses  bagages  et  quelques 
officiers  de  son  état-major.  C'était  encore  un  magnifique  voyage  que 
m'offraient  d'heureux  hasards. 

Quelles  villes  ai-je  traversées,  c'est  ce  que  j'ai  oublié  aujourd'hui, 
et  je  n'irai  point  chercher  sur  la  carte  des  noms  sortis  de  ma  mé- 
moire. L'oubli  et  le  souvenir  sont  également  des  présens  de  Dieu, 
je  crois  qu'il  ne  faut  repousser  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  dons.  Si  je 
tâche  de  faire  au  souvenir  un  bon  accueil,  même  quand  il  m' ap- 
paraît sous  les  formes  lugubres  d'un  fantôme,  j'accueille  toujours 
l'oubli  avec  une  joie  secrète,  et  le  voile  qu'il  laisse  tomber  soit 
sur  les  hommes,  soit  sur  les  choses,  je  me  garde  bien  de  le  soule- 
ver. Je  me  rappelle  seulement  que  j'avais  d'aimables  compagnons, 
et  que  j'ai  traversé  de  beaux  paysages.  La  Turquie  serait  une  ad- 
mirable contrée,  si  elle  était  abandonnée  à  elle-même,  ou  livrée  à 
une  race  d'hommes  intelligens  et  industrieux;  mais  on  sent  une 
terre  sur  laquelle  ont  pesé  des  dominations  à  la  fois  indolentes  et 
farouches.  De  Gallipoli  à  Gonstantinople,  on  ne  rencontre  ni  ces 
forêts  séculaires  dont  l'aspect  orgueilleusement  sauvage  enfle  le 
cœur  de  pensées  hostiles  à  la  vie  civilisée,  ni  ces  bois  savamment 
aménagés,  percés  de  routes  élégantes  et  commodes,  qui  offrent  à 
l'esprit  les  utiles  et  rians  côtés  de  l'industrie  humaine.  A  chaque 
instant  des  troncs  mutilés,  des  arbustes  frappés  dans  leur  croissance, 
partout  des  traces  qui  attestent  l'esprit  imprévoyant  et  insoucieux 
d'une  dévastation  journalière.  Et  pourtant  ce  pays  est  d'un  aspect 
qui  plaît  aux  yeux;  il  est  éclairé,  dans  les  jours  d'été,  par  une  douce 
et  majestueuse  lumière.  A  l'attrait  de  ces  grandes  plaines  bleues, 
où  les.hommes  heureusement  ne  peuvent  point  laisser  de  vestige, 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  265 

il  joint  le  charme  de  cette  verdure  opulente  et  sérieuse  qu'aimait 
le  pinceau  de  Poussin.  Je  me  suis  arrêté  dans  plus  d'un  lieu  où  au- 
rait pu  se  placer  le  tombeau  qui  réunit  les  bergers  d'Arcadie.  Puis, 
malgré  leur  misère,  les  villes  turques  elles-mêmes  ne  sont  ])oint  un 
spectacle  trop  offensant  pour  le  regard  du  voyageur.  La  plupart 
sont  entourées  de  grands  arbres,  et  si  leurs  maisons  sont  délabrées, 
elles  échappent,  du  moins,  à  la  vulgarité  :  ce  sont  ces  loques  dis- 
posées avec  art  dana  l'accoutrement  d'un  hidalgo.  Enfm  soit  une 
fontaine  à  moitié  cachée  derrière  un  sombre  bouquet  de  feuillage, 
soit  un  cimetière  chauffant  au  soleil  les  os  de  ses  morts  sous  la 
pierre  blanche  de  ses  tombes,  quelque  chose  parle  toujours  à  l'ima- 
gination en  ces  campagnes  visitées  si  souvent  par  nos  songes. 

Ce  fut  un  soir,  à  l'entrée  d'une  grosse  bourgade  où  nous  faisions 
séjour,  que  j'aperçus  pour  la  jtremière  fois  cette  bizarre  espèce  de 
guerriers  qu'on  appelait  les  hachi-bozoucks.  Je  vis  sur  la  route 
qui  passait  devant  ma  tente  un  homme  à  cheval,  précédé  d'une 
musique  barbare  et  suivi  d'une  troupe  nombreuse,  mal  armée  et 
mal  montée.  C'était  un  grand  chef  de  l'Orient,  qui  menait  ses  vas- 
saux au  secours  de  l'islamisme  en  péril.  Mes  spahis,  eux  les  élégans 
cavaliers  d'une  terre  où  la  race  musulmane  a  vraiment  conservé 
quelque  chose  de  gracieux  et  d'altier,  rappelant  les  splendeurs  mau- 
resques des  Espagnes,  mes  spahis  regardaient  avec  un  dédain  pro- 
fond ces  sortes  de  malandrins  allant  en  guerre  dans  un  équipage 
sordide.  Il  y  avait  là  une  collection  de  figures  excentriques,  une  va- 
riété de  haillons  réunissant  toutes  les  couleurs  et  affectant  toutes 
les  formes  qui  peuvent  s'offrir  aux  débauches  du  crayon  et  du  pin- 
ceau. Je  me  sentis  moins  de  sévérité  que  mes  spahis  pour  cette 
bohème  guerrière.  Je  pris  plaisir  à  regarder  cet  arrière -ban  du 
grand-seigneur.  Un  soleil  couchant  parsemait  de  paillettes  d'or  cette 
multitude  bigarrée.  Je  savais  gré  à  ces  braves  gens  d'être  en  quelque 
sorte  des  visions  vivantes,  épargnant  à  mon  cerveau  la  fatigue  du 
rêve.  Je  suivis  de  l'œil,  aussi  loin  que  possible,  ces  bizarres  guer- 
riers. Dans  leur  fantasque  apparition,  ils  s'étaient  conformés  aux 
règles  de  l'apparition  antique.  Les  héros  qui  sortent  de  la  tombe, 
dans  les  pages  d'Homère  et  de  Virgile,  apparaissent  toujours  avec 
des  vêtemens  flétris,  trahissant  l'usure  et  l'abandon.  Ainsi  se  pré- 
sentaient ces  fils  d'Ismaël,  ressuscitant  au  milieu  d'une  guerre  mo- 
derne avec  les  passions  des  anciens  âges.  Dieu  n'a  jamais  permis 
les  résurrectioïis  de  longue  durée;  bon  ou  méchant,  gracieux  ou 
terrible,  tout  ce  que  la  mort  a  repris  ne  peut  plus  revenir  qu'un 
instant  à  la  surface  du  sépulcre.  Les  bachi-bozoucks  n'ont  joué 
qu'un  rôle  fugitif  dans  ces  grandes  luttes,  où  ils  ne  représentaient 
que  des  choses  mortes.  Ces  fantômes  ont  disparu  quand  le  canon  de 
la  Crimée  a  dissipé  les  brouillards  où  ils  s'agitaient. 


266  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Ce  fut  un  matin,  vers  midi,  que  j'entrai  à  Gonstantinople  ;  un  so- 
leil de  juin,  qui  cependant  ne  jetait  pas  à  la  terre  une  chaleur  trop 
•écrasante,  éclairait  ce  singulier  amas  de  masures  et  de  palais.  J'ai 
gardé  de  Gonstantinople  un  vif  et  bon  souvenir.  Cette  ville  ne  m'a 
point  trompé  :  loin  de  là,  au  lieu  de  m' apporter  des  déceptions, 
elle  m'a  donné  plus  d'une  attrayante  surprise.  Qu'on  la  juge  comme 
on  voudra,  elle  possède  le  plus  grand  attrait  dont  puisse  être  doué, 
soit  un  homme,  soit  une  chose,  soit  un  objet  de  chair,  soit  un  objet 
de  pierre  ou  de  marbre.  Elle  est  originale.  Ses  plus  misérables  mai- 
sons ont  un  aspect  attrayant  de  mystère.  On  y  sent  une  vie  voilée, 
comme  le  visage  de  ses  femmes.  Suivant  mes  habitudes  en  voyage, 
je  n'ai  rien  visité  de  parti-pris.  Je  n'aurais  pas  visité  la  mosquée  de 
Sainte-Sophie,  si  je  n'y  avais  été  conduit  un  jour  par  le  hasard,  le 
seul  guide  que  j'aie  jamais  eu.  Mon  fatalisme  en  cette  matière  m'a 
bien  servi.  Maintes  fois  la  rencontre  fortuite  de  quelque  monument 
isolé,  de  quelque  lieu  dédaigné,  de  quelque  demeure  obscure,  m'a 
fait  éprouver  des  émotions  plus  profondes  que  l'aspect  des  édifices 
les  plus  célèbres.  Ainsi  je  fus  frappé  tout  à  coup  à  Gonstantinople, 
dans  un  coin  de  rue,  par  une  maison  que  je  n'oublierai  pas.  Devant 
cette  maison  peinte  de  rose  et  de  safran,  deux  couleurs  qu'affec- 
tionnent les  Turcs,  régnait  une  petite  terrasse  où  s'élevaient  des 
arbustes  d'un  vert  sombre.  Entre  ces  arbres  se  dressaient  ces  co- 
lonnes funéraires  surmontées  de  turbans ,  qui  abondent  dans  les  ci- 
metières musulmans.  Au  pied  d'une  de  ces  colonnes,  un  immense 
rosier  étalait  le  luxe  de  ses  fleurs  éblouissantes.  Je  n'ai  jamais  res- 
piré plus  vivante  poésie  que  celle  de  cette  habitation  inconnue.  Ge 
n'est  point  en  Orient  qu'Hamlet  aurait  jamais  pu  débiter  son  sinistre 
monologue.  Les  Orientaux  jouent  avec  la  mort  :  elle  est  pour  eux 
un  songe  sans  effroi,  on  dirait  même  tout  rempli  de  charme.  Les 
cimetières  de  Gonstantinople  sont  de  merveilleux  jardins.  G'est  là 
que  les  promeneurs  abondent;  nombre  de  tombes,  comme  les  mai- 
sons, sont  peintes  de  vives  couleurs.  Les  cyprès  qui  se  dessinent 
sur  un  ciel  transparent  ne  répandent  dans  ces  lieux,  ouverts  à  tous, 
que  la  mélancolie  nécessaire  pour  agrandir  et  compléter  la  grâce  de 
toute  chose  terrestre. 

Je  traversai  la  ville  tout  entière,  les  vieux  quartiers  turcs,  avec 
leurs  rues  étroites,  tortueuses,  mal  pavées,  où  se  reposent,  dans  une 
attitude  d'idole,  ces  affreux  chiens  jaunes,  respectés  par  les  musul- 
mans, qui  s'indignent  quand  un  étranger  les  dérange,  puis  Péra, 
cette  cité  européenne,  marquée  au  caractère  effacé  de  la  vie  mo- 
derne, et  je  parvins  enfin  à  ces  rives  splendides  du  Bosphore,  qui 
méritent  toute  l'admiration  dont  elles  sont  en  possession  depuis  tant 
de  siècles.  G'est  à  ces  rives  assurément  que  je  puis  dire  :  Non,  vous 
ne  m'avez  pas  trompé.  Dans  ce  lieu  unique,  les  mêmes  eaux  réflé- 


CO^mENTAIRES    d'UN    SOLDAT.  267 

chissent  la  face  de  deux  mondes.  L'Europe  et  l'Asie  sont  en  pré- 
sence l'une  de  l'autre,  et  semblent  faire  assaut  de  majesté.  Que  les 
palais  du  Bosphore  ressemblent  un  peu  à  une  décoration  théâtrale, 
je  le  sais  bien;  que  çà  et  là  quelques  édifices  de  bois  peints  in- 
sultent à  la  pureté  d'un  goût  austère,  cela  peut  être  vrai  encore; 
mais  ce  qui  est  bien  certain,  c'est  que  le  regard  et  la  pensée  flottent 
à  travers  toute  sorte  de  magies.  Pour  quelques  demeures  en  bois, 
quelle  série  harmonieuse  de  palais,  offrant  fièrement  au  soleil  leurs 
colonnes  de  marbre  !  Et  sur  ces  rivages  de  l'Asie  quels  grands  arbres, 
élégans  et  altiers,  répandant  de  leurs  têtes  épanouies,  sur  le  gazon 
qui  entoure  leurs  pieds,  une. ombre  profonde  et  sereine!  J'étais  des- 
tiné du  reste  à  jouir  pleinement  de  ces  beaux  lieux.  Le  maréchal 
Saint- Arnaud  occupait  un  palais  à  leni-Keuï,  sur  les  rives  mêmes 
du  Bosphore.  Derrière  ce  palais,  dans  un  jardin  qui  s'étendait  aux 
flancs  d'une  colline,  on  avait  réservé  un  bivouac  pour  mes  spahis. 
Ceux  à  qui  Dieu  a  permis  de  mener  noblement  l'existence  de  l'aven- 
ture doivent  être  pénétrés  d'une  reconnaissance  profonde  envers 
leur  destinée;  si  quelquefois  leur  vie  a  les  allures'  d'un  mauvais 
songe,  si  par  instans  elle  peut  leur  paraître  le  jouet  de  puissances 
capricieuses  et  malfaisantes,  combien  de  fois  aussi  elle  leur  offre 
une  réunion  étrange  d'enchantemens  qu'ils  n'auraient  pas  osé  sou- 
haiter! Je  me  trouvais,  à  la  plus  riante  époque  de  l'année,  dans  le 
plus  beau  paysage  du  monde,  menant  la  seule  vie  que  j'aie  jamais 
aimée.  Tout  autour  de  ma  tente  étaient  dressées  les  tentes  de  mes 
spahis.  Nos  chevaux,  attachés  à  la  corde,  avaient  pour  mon  esprit 
et  pour  mes  yeux  ce  genre  de  charme  paisible  que  répand  autour 
d'elle  l'existence  des  animaux,  et  tout  en  fumant  ma  pipe  sur  le 
gazon,  je  voyais  à  l'horizon  de  mes  songeries  l'apparition  désirée 
d'une  de  ces  grandes  guerres  dont  notre  armée  si  longtemps  s'était 
crue  déshéi-itée. 

Pendant  notre  séjour  à  leni-Keuï,  il  y  eut  une  grande  revue  à 
Daoud-Pacha.  Le  maréchal  Saint-Arnaud  avait  voulu  présenter  au 
sultan  la  division  du  prince  Napoléon,  qui  venait  s'embarquer  à 
Constantino'ple  pour  Yarna.  Les  spahis  assistèrent  à  cette  solennité. 
Ils  représentaient  ce  jour-là  toute  la  cavalerie  de  notre  armée.-  Le 
maréchal,  qui  les  aimait,  voulut,  dans  un  sentiment  de  bienveillante 
coquetterie  à  leur  endroit ,  que  leur  défilé  se  fît  aux  plus  vives  al- 
lures de  la  fantasia  arabe.  A  un  signal  donné,  toute  cette  troupe  en 
burnous  rouges  prit  le  galop  de  charge,  s' envolant  devant  le  sul- 
tan comme  une  bande  d'oiseaux  aux  ailes  de  pourpre.  J'ai  à  peine 
parlé  de  ces  hommes,  dont  je  garderai  pourtant  un  vif  souvenir,  et 
dont  l'existence  alors  était  si  étroitement  liée  à  la  mienne.  Les  spa- 
his envoyés  à  l'armée  d'Orient  avaient  été  choisis  avec  soin  dans  les 


268  REVUE   DE^   DEUX   MONDES. 

trois  régimens  qui  composent  la  cavalerie  indigène  de  l'Algérie  : 
c'étaient  des  gens  de  grande  tente;  plusieurs  d'entre  eux  possé- 
daient des  serviteurs  comme  les  hommes  d'armes  des  temps  passés. 
Des  cavaliers  de  la  province  d'Oran  avaient  des  suivans  montés  sur 
de  beaux  et  vigoureux  chevaux.  Point  de  spahi  qui  n'eût  des  étriers 
dorés  et  un  burnous  de  soie  blanche  tranchant  sur  un  burnous 
rouge  ;  tous  les  haïcks  étaient  attachés  par  ces  belles  cordes  en  poil 
de  chameau,  noires  et  luisantes,  qui  étaient  le  luxe  de  l'émir  Abd- 
el-Kader.  Cette  fière  et  brillante  troupe  s'était  fort  réjouie  d'être 
passée  en  revue  par  le  sultan,  et  avec  l'imagination  arabe  elle  s'é- 
tait représenté  le  grand-seigneur  dans  un  habit  fait  de  lune  et  de 
soleil,  comme  les  robes  de  Peau-d'Ane.  Le  modeste  uniforme  de  sa 
hautesse,  qui  ce  jour-là  pourtant  avait  attaché  une  aigrette  à  son  fez, 
fut  une  cruelle  déception  pour  ces  fils  de  l'Afrique.  Sans  Constan- 
tinople,  les  spahis  auraient  jeté  un  irrévocable  anathème  à  l'Orient; 
mais  cette  ville  d'étrange  poésie  trouva  le  chemin  de  leurs  cœurs. 
J'ai  entendu  maintes  fois  ces  hommes,  qui  affectent  l'indifférence  où 
les  races  guerrières  placent  souvent  leur  dignité,  s'écrier  :  «  Stam- 
boul! Stamboul!  »  avec  un  accent  d'admiration  passionnée.  En  leur 
qualité  de  musulmans,  ils  pouvaient  visiter  toutes  les  mosquées; 
j'avoue  que  je  n'ai  point  partagé  leur  enthousiasme  pour  Sainte- 
Sophie.  Cette  grande  basilique  m'a  paru  toute  remplie  d'une  sorte 
de  tristesse  anglicane.  Rien  ne  donne  une  idée  plus  haute  de  l'art 
savant  et  merveilleux  qui  a  élevé  les  édifices  religieux  du  moyen 
âge.  Quand  on  regarde  au  dehors  et  à  l'intérieur  cette  grande  cou- 
pole sans  mystère,  où  la  pensée  s'ennuie  et  où  le  regard  se  brise 
partout  contre  des  surfaces  dures  et  lisses,  on  songe  avec  un  redou- 
blement de  tendresse  aux  profondeurs  de  nos  cathédrales  avec  leur 
fouillis  de  sculptures  et  leur  peuple  de  statues.  La  nef  gothique  est 
un  immense  vaisseau  qui  contient  une  réunion  étrange  de  passagers 
à  coup  sûr,  puisqu'elle  renferme  des  saints  et  des  damnés,  des  anges 
et  des  démons,  des  moines,  des  vierges  folles  et  des  animaux;  mais 
on  sent  qu'avec  toute  cette  foule  l'arche  sacrée  porte  Dieu. 

Vers  les  derniers  jours  du  mois^de  juin,  le  maréchal  Saint- Arnaud 
résolut^ de  se  rendre  à  "Varna,  où  l'armée  expéditionnaire  était  pres- 
que tout  entière  réunie.  Je  quittai  les  rives  du  Bosphore  par  une 
matinée  d'une  douceur  merveilleuse.-  J'étais  destiné  à  revoir  ces 
lieux,  puisque  je  devais  sortir  du  gouffre  ardent  où  tant  de  mes 
amis  ont  disparu;  mais  rien  en  ce  monde  ne  nous  apparaît  deux  fois 
sous  le  même  aspect,  ni  les  visages  humains,  mobiles  comme  notre 
pensée,  changeans  comme  notre  vie,  ni  même  les  paysages  que 
notre  âme  immortelle  et  infinie  illumine  de  ses  clartés  ou  voile  de 
son  ombre.  Les  rives  du  Bosphore,  quand  je  les  ai  revues,  m'ont 


COMMENTAIRES   d'UN    SOLDAT.  269 

toujours  paru  d'une  admirable  beauté;  seulement  on  vieillit  vite 
pendant  la  guerre,  il  leur  manquait  un  rayon  de  ma  jeunesse. 

Le  maréchal  Saint-Arnaud  s'embarqua  sur  un  bâtiment  à  vapeur 
qui  remorquait  la  frégate  où  je  pris  place  avec  ma  troupe.  Cette 
frégate  était  la  Belle-Poule,  peinte  en  noir  depuis  le  jour  où  elle  a 
ramené  en  France  les  dépouilles  mortelles  de  Napoléon  P^  Malgré 
cette  sombre  couleur,  c'était  un  gracieux  navire,  où  nous  trouvâmes 
cette  hospitalité  que  les  officiers  de  notre  marine  pratiquent  avec 
tant  d'intelligence  et  de  courtoisie.  J'ai  passé  sur  la  Belle-Poule 
une  des  bonnes  soirées  de  ma  vie.  Nous  étions  sortis  du  Bosphore 
au  coucher  du  soleil;  nombre  d'embarcations,  chargées  de  soldats 
comme  la  nôtre,  glissaient  auprès  de  nous  dans  ce  large  détroit  où 
la  mer  a  la  paisible  majesté  d'un  fleuve.  Tous  ces  bâtimens  de 
guerre,  quand  ils  se  côtoyaient,  s'envoyaient  des  vivat  mêlés  à  un 
bruit  d'acclamations  et  de  fanfares.  Je  me  rappelle  un  groupe  de 
soldats  agitant  leurs  képis  au  pied  du  grand  mât  -dans  un  navire 
qui  longea  le  nôtre,  puis  alla  disparaître  dans  les  dernières  clartés 
du  soleil.  Cette  lumineuse  apparition  s'est  souvent  représentée  à 
mon  esprit;  elle  avait  quelque  chose  d'enthousiaste  et  d'héroïque. 
Où  allaient  ces  braves  gens  qui  nous  saluaient  de  leurs  cris?  Nous- 
mêmes,  où  allions-nous?  C'est  ce  que  j'ignorais;  mais  nous  savions 
tous  que  nous  allions  sur  une  terre  quelconque  faire  un  acte  d'ab- 
négation et  d'ardeur.  De  là  ces  sentimens  éclatans,  dans  leur  ex- 
pression énergique  et  rapide,  comme  le  ciel  et  la  mer  entre  lesquels 
ils  s'élevaient. 

En  vingt-quatre  heures,  nous  étions  à  Varna.  Cette  triste  ville 
nous  apparut  éclairée  par  une  lumière  oppressive  et  dure.  On  sait 
avec  quelle  rapidité  les  nouvelles  se  sont  toujours  répandues  aux 
époques  de  grandes  émotions  ;  bien  avant  ces  inventions  modernes 
qui  mêlent  la  matière  à  toute  chose,  elles  traversaient  l'air  sur  des 
ailes  invisibles.  Nous  étions  encore  en  mer  lorsqu'on  nous  apprit  que 
Silistrie  échappait  aux  coups  des  Russes.  C'était  une  grande  gloire 
pour  les  armées  ottomanes,  mais  une  cruelle  déception  pour  les 
troupes  françaises  et  pour  le  maréchal  Saint-Arnaud  surtout,  que 
tant  d'impérieux  motifs  poussaient  au-devant  de  l'ennemi.  Peut- 
être  cette  nouvelle,  qui  reléguait  dans  un  avenir  incertain  l'heure 
des  combats,  nous  fit-elle  paraître  Yarna  plus  triste  que  les  hommes 
et  la  nature  ne  l'ont  fait.  En  touchant  les  rivages  bulgares,  je  com- 
pris les  chagrins  d'Ovide,  qui,  dit-on,  est  venu  mourii;  dans  ce  coin 
du  monde.  Plus  je  voyage,  plus  je  suis  convaincu  que  la  physiono- 
mie d'une  contrée  ne  dépend  point  de  la  terre,  mais  du  ciel.  Or  le 
ciel  change  à  l' infini;  dans  cet  immense  royaume  du  bleu,  où  ne 
semblent  point  exister  de  frontières,  .Dieu  a  créé  une  incroyable  va- 


270  V  REVUE   DES   DEUX   MONDES.  / 

riété  de  régions,  profondément  distinctes  les  unes  des  autres  par 
l'éclat  et  la  couleur  de  la  lumière.  Le  ciel  d'Athènes  est  pur,  élé- 
gant et  fm  comme  les  chefs-d'œuvre  de  l'éloquence  ou  de  la  poé- 
sie athénienne.  Le  ciel  de  Gonstantinople  est  riche,  éblouissant, 
somptueux;  il  a  gardé  la  magnificence  perdue  dans  les  états  qu'il 
éclaire.  Le  ciel  de  la  Bulgarie  est  un  ciel  sauvage,  lourd  et  grossier, 
en  harmonie  avec  les  conducteurs  ^arabas  et  leurs  pesans  atte- 
lages. 

Le  jour  de  notre  débarquement  à  Varna,  il  y  avait  dans  l'air 
une  écrasante  et  malsaine  chaleur,  signe  précurseur  du  fléau  qui 
allait  bientôt  nous  atteindre,  \arna  ressemble  du  reste  à  la  plupart 
des  villes  turques.  Des  rues  mal  pavées,  bordées  de  maisons  en  bois; 
çà  et  là  quelques  cafés  où  des  Turcs  aux  cheveux  longs ,  aux  fez 
écourtés,  aux  redingotes  mai  faites,  aux  pantalons  de  nuances  bizar- 
res et  de  propreté  douteuse,  se  livrent,  autour  d'un  narghilé,  à  une 
rêverie  orientale  plus  morne  que  le  spleen  britannique;  puis  des 
bazars  avec  un  pêle-mêle  d'objets  où  l'on  trouve  bien  rarement  soit 
une  forme,  soit  une  couleur  attrayante  :  voilà  Varna.  De  plus,  cette 
cité  délabrée  a  l'air  rébarbatif  des  places  fortes.  De  nombreux  com- 
bats se  sont  livrés  sous  ses  murs,  qui  connaissent  les  boulets  russes. 
On  peut  apercevoir  de  ses  remparts  la  hauteur  où  l'empereur  Nico- 
las a  placé  sa  tente  à  une  époque  où  il  poursuivait  déjà  les  rêves  si 
cruellement  effarouchés  par  notre  canon. 

Le  maréchal  Saint-Arnaud  s'établit  à  Varna  dans  une  petite  mai- 
son située  au  détour  d'une  rue  tortueuse,  mais  voisine  de  la  mer. 
Ce  triste  asile  allait  devenir  le  témoin  de  ses  luttes  héroïques  contre 
la  douleur.  Quant  à  moi,  je  traversai  la  ville  à  cheval  avec  mes 
spahis,  et  j'allai  installer  mon  bivouac  aux  portes  mêmes  de  la  cité, 
sur  une  sorte  de  promenade  publique,  en  face  d'un  grand  bâti- 
ment transformé  déjà  en  hôpital,  et  que  le  choléra  allait  se  charger 
de  remplir.  La  route  qui  longeait  mon  bivouac  était  traversée  par 
des  gens  de  toute  nature.  Je  retrouvai  les  bachi-bozoucks,  dont  la 
réunion  s'était  opérée  sous  les»  murs  de  Varna.  Ces  cosaques  du 
grand-seigneur  passaient  en  longue  file  devant  nos  tentes,  montés 
sur  leurs  petits  chevaux  et  portant  des  arsenaux  à  leur  ceinture.  Les 
bachi-bozoucks  étaient  les  fantaisies  vivantes  de  Gallot;  on  pouvait 
les  prendre  pour  des  diables,  pour  des  bohèmes,  pour  toute  sorte 
de^  créatures,  excepté  pour  des  chrétiens,  ce  que  du  reste  ils  n'a- 
vaient point  la  prétention  d'être. 

Une  troupe  dont  l'aspect  me  causa  quelque  plaisir  militaire,  ce 
fut  un  bataillon  turc  qui  revenait  de  Silistrie.  Ce  bataillon  avait 
comme  une  lointaine  ressemblance  avec  les  hommes  intrépides  qui 
couLureat  à  nos  frontières  le  jour  où  de  ses  entrailles  déchirées  la 


I 


COMMENTAIRES   d'uN   SOLDAT.  271 

république  française  tira  quatorze  armées.  Il  y  avait  sur  les  traits 
basanés  de  ces  soldats  cette  empreinte  que  les  périls  récens  laissent 
au  visage  des  guerriers.  Leurs  vêtemens  étaient  en  lambeaux,  et 
leurs  fusils  en  bon  état;  leurs  chaussures  poudreuses  et  usées  s'at- 
tachaient par  des  cordes  aux  longues  guêtres  bulgares.  En  cet  équi- 
page, qui  sentait  le  combat,  la  fatigue  et  la  misère,  ils  avaient  une 
sorte  d'entrain  et  de  fierté  qu'on  trouve  rarement  chez  l'armée  tur- 
que. Ceux-là  seuls  qui  portent  le  nom  français  et  qui  se  battent 
sous  notre  drapeau  me  font  éprouver  de  vraies  émotions  d'enthou- 
siasme; ainsi  le  veut,  à  tort  ou  à  raison,  mon  âme,  que  Dieu  n'a 
point  faite  cosmopolite  comme  mon  corps.  J'ai  eu  cependant  presque 
un  battement  de  cœur  pour  ces  Turcs  de  Silistrie,  à  qui  je  trouvais 
un  air  de  braves  gens,  et  qui,  au  sortir  des  murs  mitraillés  dont  ils 
venaient  de  sauver  l'honneur,  avaient  comme  un  rayon  de  gloire 
au  bout  de  leurs  baïonnettes. 

III. 

Cependant  le  choléra  fondait  sur  nous.  C'est  assurément  dans  la 
Dobrutcha  qu'il  porta  ses  coups  les  plus  cruels;  mais  Varna  aussi 
fut  rudement  traitée  par  le  fléau.  On  m'ordonna  de  choisir  le  bi- 
vouac qui  me  paraîtrait  le  plus  salubre.  J'allai  m'établir  au  bord  de 
la  mer,  dans  un  vaste  champ  où  j'ai  passé  des  jours  qui,  malgré 
leur  tristesse,  ont  laissé  dans  ma  mémoire  un  grand  charme.  Une 
singulière  volonté  du  destin  fit  que  le  mal  dont  les  ravages  m'en- 
touraient ne  m'enleva  pas  un  seul  homme.  En  dépit  de  la  surveil- 
lance que  j'exerçais  jusque  sous  leurs  tentes,  mes  spahis  dévoraient 
des  melons,  des  pastèques  et  toute  sorte  de  fruits  à  peine  mûrs;  ces 
continuelles  imprudences  ne  livrèrent  heureusement  au  fossoyeur 
nul  d'entre  eux.  Ils  allaient  jusqu'au  seuil  de  la  mort  et  ne  le  fran- 
chissaient pas.  Que  de  fois  on  m'a  fait  venir  en  toute  hâte  sous  une 
tente  où  je  croyais  trouver  un  mourant!  ((Mohammed,  Abdallah, 
Cadour  sont  à  l'agonie,  »  me  criait-on.  J'arrivais,  et  un  spectacle 
lugubre  s'offrait  à  ma  vue  :  une  grande  figure  gisait  à  terre  sur  un 
amas  de  burnous,  entourée  de  personnages  désolés  que  leurs  vête- 
mens flottans  faisaient  ressembler  à  des  spectres.  Le  ciel  a  toujours 
voulu  qu'aucun  de  ces  agonisans  n'entrât  définitivement  dans  le 
trépas.  Au  bout  de  quelques  heures,  mon  malade  se  relevait  et  re- 
prenait possession  de  la  vie.  Ce  qui  se  passait  dans  mon  bivouac 
n'était  par  malheur  qu'une  étrange  exception  à  une  terrible  loi. 
Ma  tente  s'élevait  à  côté  de  la  route  du  cimetière,  et  je  pouvais  juger 
de  l'énergie  du  fléau  par  le  nombre  des  convoie.  Dans  cette  proces- 
sion funèbre  qui  se  déroulait  incessamment  sous  mes  yeux,  je  me 


272  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

rappelle  quelques  épisodes  qui  ne  manquaient  pas  d'une  grâce  na- 
vrante. En  Turquie,  on  n'enveloppe  pas  les  morts  de  ce  linceul  où 
nous  roulons  ceux  que  nous  avons  le  plus  aimés.  On  revêt  de  leurs 
plus  brillans  habits  les  êtres  que  l'on  a  perdus,  et  on  les  porte  sous 
le  ciel,  à  visage  découvert.  Je  me  rappelle  une  jeune  fille,  presque 
une  enfant,  que  l'on  portait  ainsi;  elle  avait  autour  du  front  une 
couronne  de  roses  blanches;  le  jour  auquel  on  la  montrait  pour  la 
dernière  fois  éclairait  doucement  sa  chaste  et  frêle  beauté;  une 
femme  la  suivait  en  pleurant,  sa  mère  sans  doute.  J'aurais  presque 
pleuré  comme  la  pauvre  désolée  dont  la  terre  allait  prendre  l€ 
trésor. 

Pourquoi  cette  poignante  tristesse  dont  nous  pénètrent  quelques 
détails  obscurs  d'un  malheur  isolé  et  cette  profonde  indifférence  où 
nous  laissent  parfois  les  plus  formidables  spectacles  des  calamités 
publiques?  Pourquoi  ces, larmes  dans  nos  yeux  devant  une  mère  qui 
pleure  son  enfant  et  cette  implacable  sécheresse  de  notre  regard 
contemplant  sur  un  champ  de  bataille  ces  immenses  nappes  de  ca- 
davres, voile  sanglant  que  la  gloire  jette  sur  la  terre  pour  nous 
apparaître  dans  son  éclat?  Je  n'en  sais  rien  :  cela  est  ainsi;  je  subis 
sans  la  comprendre,  comme  tant  d'autres,  cette  mystérieuse  loi  de 
notre  destin.  Je  dînais  habituellement  devant  ma  tente;  ma  table 
était  à  quelques  pas  de  cette  voie  funèbre  continuellement  couverte 
de  cercueils,  et  pourtant  je  songe  avec  plaisir  à  ces  repas.  Rien  de 
ce  qui  élève  l'esprit,  de  ce  qui  fait  appel  aux  parties  énergiques  et 
hautes  de  notre  nature  ne  laisse  une  trace  vraiment  pénible  dans 
notre  souvenir.  Dans  le  présent  comme  dans  le  passé,  on  ne  se  sent 
vraiment  opprimé  que  par  les  vulgarités  de  la  vie.  Un  soir,  pendant 
un  de  ces  repas,  j'eus  comme  une  vision  céleste  :  je  croyais  à  un 
jeu  de  mon  imagination.  Ce  n'était  pourtant  pas  une  illusion,  c'était 
bien  une  réalité  qui  occupait  mon  regard.  J'aperçus,  sur  cette  route 
du  cimetière,  deux  sœurs  de  charité,  avec  ces  coiffes  qui  mettent  à 
leurs  fronts  recueillis  comme  deux  ailes.  La  tête  inclinée,  les  bras 
sur  leurs  poitrines,  elles  marchaient  de  ce  pas  léger,  droit  et  sûr, 
qui  semble  représenter  le  trajet  à  travers  la  vie  de  ces  âmes  sans 
souillures.  La  première  blessure  qui  ait  déchiré  ma  chair  a  été  pan- 
sée par  des  sœurs  de  charité.  Ce  n'est  pas  un  vague  sentiment  de 
poésie,  c'est  le  solide  lien  d'une  profonde  reconnaissance  qui  m'at- 
tache à  ces  pieuses  filles.  Jamais  les  deux  patries  qu'à  certaines 
heures  nous  confondons  dans  un  même  amour,  la  patrie  d'ici-bas 
et  la  patrie  de  là-haut,  ne  s'offrirent  à  moi  sous  des  traits  plus  sen- 
sibles et  plus  dignes  qu'en  cet  instant.  Depuis  quelques  jours,  Varna 
possédait  des  sœurs  de  charité.  Sur  cette  terre  musulmane,  dans  ce 
pays  où  toute  action  vivifiante  est  frappée  de  stérilité  par  le  mon- 


COMMENTAIRES    d'uN    SOLDAT.  273 

strueiix  abaissement  de  la  femme,  notre  société  et  notre  religion 
envoyaient  ce  qu'elles  ont  à  la  fois  de  plus  délicat  et  de  plus  fort. 
Il  me  semblait  que  ces  deux  humbles  femmes  répandaient  autour 
d'elles  cette  sorte  de  sérénité  solennelle,  'de  recueillement  ému  et 
profond,  qu'une  croix  solitaire  suffit  à  verser  sur  un  paysage.  Je  les 
suivis  du  regard  avec  une  vraie  joie,  et  en  leur  adressant  tout  bas  les 
meilleures  salutations  de  mon  cœur. 

La  nuit,  quand  je  m'endormais  sous  ma  tente  ou  quanti  je  venais 
à  me  réveiller  tout  à  coup,  il  y  avait  un  bruit  que  j'entendais  sans 
cesse  :  c'était  celui  de  lourds  chariots  s' acheminant  vers  le  cime- 
tière. Le  jour  était  consacré  aux  convois  isolés;  les  convois  qui  por- 
taient à  la  terre  des  hécatombes  étaient  réservés  pour  la  nuit.  Je 
connaissais  le  cimetière  voisin  ;  plus  d'une  triste  cérémonie  m'y 
avait  apppelé.  Quand  j'entendais  dans  les  ténèbres  le  bruit  de  ces 
chars